Solange Ménival : «À l'horizon 2030, les GAFA pourraient prendre le contrôle de notre système de santé»

Solange Ménival
Solange Ménival et Roland Michel.
©Photo Sud Ouest de Thierry DAVID
Le 19 février 2018

Solange Ménival préside le Think Tank Stratégies Innovation Santé (voir encadré), cofondé avec Roland Michel, qui vient de publier une étude prospective sur les grands enjeux de la santé à l'horizon 2025-2030, dévoilée récemment lors du premier Forum Santé avenir de Talence, les 1e et 2 février derniers. Dans l’un des scénarios extrêmes baptisés « La grande disruption », les GAFA seraient en mesure de proposer des solutions de soins à l’horizon 2030, capables de bouleverser l’organisation actuelle de notre système de santé. Selon Solange Ménival, le gouvernement français doit prendre toute la mesure du défi à relever et transformer en profondeur le système de santé pour en garder le contrôle.

Quel est l’état de notre système de santé ?

« Notre système de santé est à bout de souffle. Agnès Buzin, la ministre des Solidarités et de la Santé, qui a dévoilé en février les grands axes de travail pour mener la réforme des hôpitaux semble avoir fait le bon diagnostic. C’est le premier gouvernement qui prend à bras le corps le sujet de la santé, en n’étant plus dans le déni. Jusque-là, on nous disait qu’on avait le meilleur système de santé au monde, or, il est à bout de souffle au niveau des hôpitaux, de la médecine libérale de ville et de la prise en charge du vieillissement. De mon point de vue, les raisons sont essentiellement le fait que le système de santé actuel a été conçu pour traiter la maladie aigue. Mais les progrès technologiques et scientifiques ont fait qu’on ne meurt plus de ces maladies. Aujourd’hui, et encore plus demain, les patients ont des maladies chroniques qui nécessitent plusieurs spécialités, il faut donc une coordination par le médecin traitant. Or le médecin traitant n’est pas en capacité de faire cela seul pour plusieurs raisons : une culture de l’exercice individuelle (problème de formation à l’université), et l’institutionnalisation de cette culture, les médecins libéraux traitent leur rémunération avec l’Assurance maladie par convention depuis 1945. Les institutions doivent être repensées, la Cour des comptes a récemment demander un pilotage à une seule tête avec une seule Agence nationale de santé. L’enjeu aujourd’hui consiste à transformer ce système de santé, il faut se réinterroger sur l’organisation institutionnelle. »

Quelles sont les innovations les plus à même de transformer notre système de santé ?

« Ce sont les innovations organisationnelles ! Tout ce qui est technologique, ce ne sont que des outils qui ont de la valeur que si on les utilise. Aujourd’hui, par exemple, l’utilisation des technologies numériques va dans le sens d’une plus grande coordination, favorise le partage du pouvoir et nécessite d’inventer une nouvelle relation avec son patient, une nouvelle relation avec les acteurs. Les innovations technologiques concernent les objets de santé connectée, les analyses des données de santé en temps réel, le suivi des thérapeutiques et la conciliation médicamenteuse face à plusieurs maladies chroniques, la télémédecine ou encore le développement de la robotique pour accompagner les personnes âgées. »

Quels sont les différents scénarios de votre étude prospective ?

« Notre étude part d’une question : Quels sont les futurs possibles de notre système de santé à l’horizon 2030 ? Depuis début 2016, nous avons multiplié les auditions de professionnels de santé, d’associations de patients, d’acteurs institutionnels et d’industriels, animé des ateliers et des conférences, beaucoup lu et analysé d’informations. À partir de ce que nous avons entendu et étudié, nous avons imaginé trois scénarios : un où notre système de santé s’adapte, un où il se transforme et un qui nous plonge dans l’inconnu.

Quelles sont les caractéristiques du premier scénario ?

Le premier scénario envisage la mise en œuvre de tous les processus d’amélioration prévus par la stratégie nationale de santé 2018-2022. Elle mobilise l’ensemble des politiques publiques en faveur de la santé, définit des stratégies d’actions qu’elle adapte aux besoins de chaque territoire, simplifie le cadre réglementaire, Elle associe toutes les parties prenantes et donne plus de possibilités d’initiatives aux acteurs de terrain. Elle modernise les soins de premier recours, au travers de la multiplication de centres ou de maisons de santé pluriprofessionnels. Elle décloisonne les relations entre la médecine de ville et l’hôpital, autour de l’organisation des parcours de soins. Elle fait évoluer les modes de rémunération pour favoriser les coopérations pluridisciplinaires et généralise l’usage de la télémédecine. Elle recentre les établissements hospitaliers sur les activités de recours. Elle diffuse une culture de la qualité et de la pertinence des soins. Pour faciliter le développement des activités ambulatoires, elle développe la complémentarité entre les professionnels de santé et des secteurs sanitaire et médico-social. Elle adapte leur formation initiale et leur permet de faire progresser leurs compétences tout au long de la vie professionnelle. Elle innove en continue, en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques et des technologies. Elle développe enfin, dans la durée, des politiques de prévention et de promotion de la santé.

Qu’en est-il du deuxième scénario, celui de la transformation ?

Le deuxième scénario part du principe que notre système de santé a besoin de se transformer pour trouver une nouvelle dynamique qui lui permettre de développer plus d’agilité, de souplesse et de capacité d’adaptation. Confronté à une révolution scientifique et technologique sans précédent, il doit trouver une efficience globale répondant aux défis de santé du 21e siècle. A l’instar des réformes structurelles de leurs systèmes de santé, conduites par un grand nombre de pays en Europe, il envisage une mise en synergie de l’ensemble des acteurs de santé, libéraux, publics, privés et à but non lucratif. Tout en maintenant les valeurs du système de protection sociale, il développe un dialogue compétitif entre les acteurs, sur la base d’un cahier des charges identique, visant à garantir une réponse adaptée des systèmes de soins aux besoins de chaque territoire. Il suppose une évolution du statut des hôpitaux publics, leur donnant une plus grande autonomie de gestion, proche de celle d’établissements à but non lucratif. Il s’inscrit également dans la perspective d’un rôle accru des mutuelles qui se positionnent désormais comme une alternative globale d’accompagnement des personnes tout au long de la vie. Il s’appuie sur le développement de grandes plateformes territoriales E.Santé, organisant les coopérations entre professionnels et les relations avec les patients et leur entourage.  C’est un scénario progressif, qui ne bouscule pas le système de santé.

Votre troisième scénario nous plonge dans l’inconnu. Quels sont les risques de cette vague disruptive ?

Le troisième scénario « la grande disruption » aborde le risque d’une grande vague disruptive conduisant à une perte de contrôle de notre système de santé. Elle survient en quelques années, sur fond de révolution technologique globale et systémique. Face aux perspectives colossales de développement du « marché de la santé », elle est portée par les géants du Net et d’autres à venir. Elle s’appuie sur les progrès continus d’exploitation de l’Intelligence Artificielle et du Big Data, une mondialisation des opérateurs et le développement de Hub Santé. En l’absence de réelles possibilités de régulation internationale, elle naît à la fois de l’accélération des processus d’innovation, de la difficulté d’adaptation des systèmes de santé institutionnels et de l’insuffisance des ressources financières des Etats. Face à une réponse inadéquate aux attentes et aux besoins de santé individuels, elle s’amplifie à partir d’un ciblage et d’un démarchage personnalisé. Elle conduit à une forme d’implosion des systèmes de santé existants et à une marchandisation généralisée de la santé, productrices de grandes inégalités, à laquelle s’opposent des initiatives citoyennes collaboratives.

Dans ce scénario extrême, les GAFA pourraient prendre le contrôle de notre système de santé en exploitant les données de santé et en proposant des solutions. Ils sont en capacité de soigner différemment, de croiser les données de santé avec le génome, pour aller vers la médecine de précision. Les données peuvent faire de la médecine prédictive à distance. Tous les jours, ce scénario se crédibilise de plus en plus. Par exemple, Tim Cook, le Pdg d’Apple, a annoncé le 13 février dernier qu’Apple allait investir et proposer des offres de santé et bien-être à travers le développement d’applications…

Si nous continuons sur notre blocage culturel, alors il existe une menace que l’État perde la main sur le système de santé, une nouvelle offre de santé en 2030 pourrait émerger avec la puissance des GAFA, qui sont aujourd’hui supérieurs à celle des Etats. Il faut prendre ce scénario au sérieux, des offres apparaissent déjà aux Etats-Unis, avec des analyses de génome à 150 euros, le lancement de médicaments connectés.

Quel est le scénario qui vous semble le plus réaliste ?

Le premier Ministre Edouard Philippe et la ministre Agnes Buzyn ont annoncé le 13 février la mise en place d’une concertation pour une nouvelle feuille de route santé, notamment sur l’étude de nouveaux financements pour améliorer l’efficience du système de santé. Cela constitue un premier pas pour avancer. Mais le gouvernement ne croit pas à une transformation par une rupture pour faire face à trois enjeux majeurs pour l’avenir du système de santé  : la « chronicisation » des maladies, le vieillissement de la population et l’enjeu financier. Nous vivons aujourd’hui à crédit pour payer notre solidarité, c’est un système très généreux qu’il faut garder mais pas avec des organisations dépassées. Je pense que si nous ne réagissons pas, c’est le scénario de rupture va s’imposer. Il faut dès aujourd’hui transformer les organisations de santé en gardant les valeurs de solidarité, utiliser les marges de manœuvre technologiques pour abaisser les coûts. Il faudrait davantage s’inspirer des expérimentations à l’étranger. On dépense trop d’argent à refaire les mêmes expérimentations. On devrait pouvoir être dans une logique de transformation des organisations.

Stratégie Innovation Santé, orienter les stratégies territoriales de santé

Fondé en janvier 2017 par Solange Menival et Roland Michel, ce nouveau think tank a pour but de conduire toutes études, réflexions, analyses et de prendre toutes initiatives ayant trait à l’amélioration de la santé des Français, des ressortissants de l’Union Européenne et de la population mondiale. Il vise à catalyser les idées et à promouvoir les stratégies et les actions innovantes, de toutes natures, permettant d’assurer la transition du système de santé et de de répondre de façon efficiente, dans ce domaine, aux défis du XXIème siècle aux plans démographiques, socioéconomiques, technologiques éthiques et culturels. « L’objectif est de produire des idées, de la concertation, du lien entre des acteurs trop cloisonnés pour faire avancer les politiques de santé publique. Nous sommes des fervents défenseurs de l’action locale en politique santé, l’approche doit être systémique : la complexité trouve sa résolution dans l’action locale », précise Solange Menival.

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