Territoires oubliés, territoires inspirants ?

Le 10 juin 2024

Les architectes urbanistes Ariella Masboungi et Guillaume Hébert signent un ouvrage intitulé Les territoires oubliés. Un futur désirable1, issu d’une étude lancée par le club Ville aménagement2. À travers des exemples concrets, ils démontrent que ces territoires qui se sentent oubliés et inventent des programmes originaux, une façon d’occuper et de reconvertir l’espace dont les villes peuvent s’inspirer. Cette réflexion se prolonge en Europe avec les initiatives suisses, italiennes, espagnoles et portugaises.

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Ariella Masboungi (A. M.) – J’avais déjà travaillé sur les grands territoires, au moment où cela n’intéressait absolument personne. J’ai proposé au club Ville aménagement de travailler sur les territoires oubliés pour s’interroger sur ce que devient le reste du territoire alors que les aménageurs se concentrent en majorité sur des opérations périmétrées dans les métropoles.

Quelle vision porte-t-on pour le reste de la France ? Souvent, on assimile les territoires peu denses au vide, mais il y a des gens, des villages, du patrimoine et de l’agriculture. Notre hypothèse de départ consistait à dire que ces territoires inventent des projets très intéressants et inspirants. Par ailleurs, ils sont aussi le réceptacle de ce que l’on ne veut pas, devenant des lieux de prédation. L’écologie française, que ce soit la question de l’eau ou de la biodiversité, se jouera sur ces territoires.

Guillaume Hébert (G. H.) – Nous n’avons pas voulu opposer ces territoires aux métropoles, ils fonctionnent ensemble. Cependant, les métropoles ne voient pas toujours leurs atouts. Un des enjeux consiste à inventer des outils propres pour accompagner les politiques publiques sur ces territoires. Dans ce livre, nous avons identifié les démarches innovantes, comme celle des ateliers « 5 à 7 » qui posent la question différemment. La problématique de l’expérimentation nous est apparue particulièrement importante. De plus, sur ces territoires, l’agriculture joue souvent un rôle important, c’est le paysage de fond, un élément de l’économie et d’attractivité. Une ferme peut être, dans une certaine mesure, un lieu de centralité. La question de l’autonomie alimentaire a obligé à identifier des zones à partir desquelles il ne fallait plus urbaniser et arrêter de consommer l’espace.

Vous donnez de nombreux exemples de pays voisins, comme l’Italie. Quels en sont les principaux enseignements ?

A. M. – Pour la détection des innovations, nous avons auditionné un groupe d’aménageurs qui nous ont aussi fait part de leurs propres expériences. Nos explorations ont été au-delà de la France, ce qui est notre marque de fabrique. Nous avons découvert que les Italiens réalisaient des projets très intéressants avec leur stratégie nationale pour les territoires intérieurs. L’État a mobilisé 250 chercheurs et experts pour effectuer un travail de terrain en collaboration avec les acteurs locaux pour faire émerger le ressenti local. Ils ont défini 90 indicateurs et passé toute l’Italie à travers ce filtre pour définir une géographie des territoires intérieurs. Ce très grand travail scientifique a permis de constater que cette géographie inclut aussi des territoires sur la côte, ou la montagne, parfois à côté d’une grande ville.

G. H. – Cette stratégie nationale a été mise en place en 2014, le travail s’est déroulé sur trois ans environ. Nous avons été étonnés de constater que les acteurs n’étaient pas dans une logique d’équilibre et de saupoudrage (consistant à donner autant à tous), mais de compréhension des dynamiques locales, de la réalité des projets de chaque territoire.

Qu’en est-il de la Suisse ?

A. M. – Le cas de la Suisse nous a passionnés dans la mesure où le pays a inventé des méthodes, des outils, des politiques nationales et des aides aux villages qui rendent plus efficace l’aménagement du territoire. L’équipe d’EspaceSuisse, financée par la fédération et les cantons, met des professionnels à la disposition des cantons qui le veulent. Les professionnels appelés par une petite commune pour faire une expertise passent durant trois jours, font émerger un projet et ensuite l’accompagnent pour faire appel à des concepteurs. Ils ont aussi des compétences juridiques et ils arrivent à réaliser des projets incroyables, comme la réhabilitation de 20 immeubles dans une petite commune.

A-t-on des chiffres pour la France ? Et quelles sont les différences majeures avec ces autres pays européens ?

A. M. – Les chercheurs n’arrivent pas à donner des chiffres pour la France, car elle n’a pas réalisé de travaux similaires à ceux engagés par l’Italie. On peut cependant citer l’admirable travail mené par Philippe Estèbe et Xavier Desjardins3 qui a permis de définir de manière assez précise les différentes géographies de l’oubli. Il pointe la diversité des territoires et de leurs caractéristiques. Cette étude apporte des nuances et tient compte de la diversité française. Le véritable problème, en France, c’est que l’on applique une politique nationale de manière indifférenciée sur les territoires. J’ajouterais un autre élément : la posture de l’État, cet État qui prétend savoir. Or, il est là pour donner la philosophie de l’action, la direction, mais il ne sait pas, il ne connaît pas les difficultés du littoral, les projets, les territoires qui bougent ou pas, à quoi ils se heurtent. Et c’est bien normal de ne pas savoir dans un pays aussi grand ! Il est dommage que les échelons départementaux et régionaux ne soient pas assez puissants. Ils n’ont pas les compétences pour agir au niveau local. Heureusement, la France évolue, mais part de loin ! Ce que l’on défend avec Guillaume, c’est l’importance de la mise en réseau européenne, car nous avons tous les mêmes problèmes, mais nous ne résolvons pas de la même manière. Nous disons simplement : « Apprenons de nos voisins. » Pour définir leur stratégie nationale, les Espagnols sont venus voir les Français.

L’évolution des modèles agricoles s’impose : les récents événements le confirment. Vers quel modèle peut-on se tourner ?

G. H. – Nous avons beaucoup travaillé avec un élu agriculteur, Jean-Pierre Buche. En bons métropolitains, nous imaginons que les territoires ruraux auront plus d’autonomie alimentaire. En réalité, c’est loin d’être le cas lorsque l’on regarde, par exemple, le projet alimentaire territorial du Grand Clermont. Ce qui nous semblait intéressant, c’est de relocaliser une production vivrière locale, de développer un modèle agricole pourvoyeur d’emplois (davantage que la « grande agriculture »). Nous avons eu des discussions sur ce sujet, sur le rôle des agriculteurs sur ces territoires et sur la manière dont leur activité façonnait le paysage. Il y a aussi des concepteurs vraiment investis dans ces réflexions, comme Pierre Janin, qui intervient sur la question du paysage agricole et de l’architecture des lieux de production agricole.

A. M. – N’étant pas des spécialistes de l’agriculture, Guillaume et moi avons beaucoup écouté les experts. Avec une agriculture raisonnée et écologique, nous pourrions faire travailler dix fois plus d’agriculteurs : c’est ce que nous défendons ! Nous avons effectivement beaucoup échangé avec Jean-Pierre Buche, mais aussi avec l’association Terres de liens. Quant à l’architecte Pierre Janin, avec son frère paysagiste et son fils agriculteur, ils ont transformé leur ferme en lieu d’accueil, d’activités et d’acculturation. Spécialiste du lien entre l’agriculture et l’urbain, Pierre Jannin mène de nombreux projets de recherche en la matière. En France, les métiers sont très séparés, et souvent l’on fonctionne en silo. Chacun s’occupe de son sujet : l’architecte veut faire un joli bâtiment ; l’urbaniste, un beau plan d’urbanisme ; celui qui s’occupe de l’énergie souhaite que cela fonctionne ; celui qui s’occupe des réseaux que cela coûte le moins cher possible et desserve le maximum de personnes. L’urbaniste est le spécialiste de rien, mais c’est le spécialiste du lien entre les espaces, les humains et les sujets. Pour cela il doit faire un peu de chaque chose, il ne peut pas être totalement incompétent. C’est quelqu’un de très curieux, il doit capter tous ces sujets, savoir les articuler.

Selon vous, les territoires oubliés devront jouer un rôle majeur dans la décarbonation de l’énergie. Comment y parvenir ?

A. M. – Si l’on conforte le bâti dans ces territoires et l’on trouve un modèle pour « bien habiter la France », au lieu de construire de nouvelles opérations dans les métropoles, l’on conforte le patrimoine existant des villages et des petites villes. On fait donc des économies de CO2 considérables. La question des transports est majeure, mais nous avons peu travaillé dessus. En revanche, nous avons abordé les transports alternatifs – comme l’auto-partage – qui peuvent devenir des stratégies nationales pour aider les territoires qui vont continuer à utiliser la voiture.

Ces territoires traités dans le livre sont invisibles, car mal connus et pas assez investis. Un des enjeux consiste à mieux les connaître, mieux comprendre leurs logiques et les accompagner.

Ensuite, il faut s’interroger sur les énergies renouvelables et le nucléaire. Jusqu’à présent, on installait les infrastructures sur des friches, mais aujourd’hui il n’y a plus de place. Il va donc falloir les installer sur ces territoires qui ne sont pas prêts à les accueillir à n’importe quelle condition. Il conviendrait de mener un travail avec l’État, afin de choisir des espaces qui ne défigurent pas le territoire et qui servent aux communes. Il faut aussi essayer, par exemple, de combiner l’investissement en énergies renouvelables avec le projet de réindustrialisation de la France. Des objectifs nationaux existent, mais ils ne sont jamais localisés géographiquement. Il est essentiel de savoir où, pourquoi et comment cela sert le territoire ! Nous avons notamment parlé d’« agro-voltaïsme » avec Jean-Pierre Buche qui y est très opposé. Cependant, la piste n’est pas totalement inintéressante. Peut-on la rendre compatible avec le développement agricole ?

Nos amis chercheurs du plan urbanisme construction architecture (PUCA)4, dans leur livre sur les territoires hors-jeu, ont étudié l’Espagne l’Italie et la Pologne. Ils ont découvert des territoires objets de prédations par les projets d’énergies renouvelables, menés sans aucune réflexion ni concertation, sans aucun ancrage géographique ni lien avec aucun autre sujet. Il faut impérativement une vision pour la France, ce qui devrait être le rôle du commissariat au plan.

G. H. – Ces territoires traités dans le livre sont invisibles, car mal connus et pas assez investis. Un des enjeux consiste à mieux les connaître, mieux comprendre leurs logiques et les accompagner. Nous avons été très frappés par le ministre de l’Économie portugais, qui nous expliquait que, quand on les laisse à l’abandon, cela débouche sur des crises majeures. Comme personne ne veut les habiter, il faut s’interroger sur leur occupation par des populations étrangères qui y vivent, les entretiennent et les repeuplent. La manière dont les gens se sentent oubliés sur ces territoires nous a beaucoup interrogés. Cela va au-delà des questions d’urbanisme, cela concerne plus largement la conception des politiques publiques.

  1. Hébert G. et Masboungi A., Les territoires oubliés. Un futur désirable, 2024, Le Moniteur.
  2. Le club Ville aménagement regroupe des aménageurs responsables de grandes opérations urbaines françaises en partenariat avec l’administration du ministère chargé de l’Urbanisme. Depuis trente ans, le club est un lieu d’échange permanent pour le milieu des professionnels de l’aménagement. Il publie régulièrement des ouvrages et diffuse plusieurs lettres d’actualité et de réflexion sur la transformation des villes et des territoires qui nourrissent les travaux de l’État et des collectivités.
  3. Desjardins X. et Estèbe P., La valeur des territoires hors-jeu. Leçons espagnoles, italiennes et polonaises, 2022, PUCA, Réflexions en partage.
  4. Desjardins X. et Estèbe P., La valeur des territoires hors-jeu. Leçons espagnoles, italiennes et polonaises, op. cit.
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