Chronique : Who runs the world ?

Le 3 juin 2021

La semaine dernière, j’ai fait un grand ménage de printemps. À cette occasion, j’ai retrouvé un vieil iPod encore plein de chansons du début des années 2010. « Pas si loin » me direz-vous, et pourtant j’ai eu l’impression d’un voyage dans le temps durant tout l’après-midi.

Parmi les nombreux tubes qui m’ont fait me dandiner sur ma chaise, j’ai eu le plaisir de réécouter le morceau Run the World (Girls) de Beyoncé1. Si vous l’avez déjà dans la tête rien qu’à la lecture du titre, sachez que je décline toute responsabilité en cas de mouvements incontrôlés du bassin.

En écoutant ce tube, croyez-le ou pas, j’ai soudainement été frappé par les paroles et je suis passé d’un déhanché sulfureux à un questionnement existentiel lorsque la chanteuse m’a demandé en rythme : « Who runs the world ? » (« Qui dirige le monde ? »).

À cette question, le moi de 2011 (année de sortie du morceau) aurait récité ses cours d’éducation civique pour bégayer naïvement que le monde est dirigé par des États souverains qui coopèrent entre eux. En France plus spécifiquement, nous avons fait le choix d’un modèle démocratique dans lequel le pouvoir appartient au peuple, quand bien même il serait exercé par des gouvernants qui sont d’ailleurs majoritairement élus.

Sans pouvoir dire que cette proposition est fondamentalement fausse, elle est incontestablement simpliste et bien trop éloignée de la vérité pour être satisfaisante. Le souci, c’est que le moi d’aujourd’hui n’arrive absolument pas à proposer à Beyoncé une réponse plus certaine.

Partant du principe que plein de têtes en valent mieux qu’une, je compte donc sur vous pour m’aider à résoudre cette énigme.

Disclaimer : pour poursuivre sereinement la lecture de cette chronique, il est conseillé de prendre un comprimé de paracétamol maintenant parce que je ne suis pas certain de la profondeur du trou noir dans lequel on s’engage.

Ce que je vous propose, c’est d’essayer de répondre à la question de savoir qui dirige le monde en nous appuyant sur l’actualité. En comparaison, démontrer que Dieu existe est une partie de plaisir.

Partons de ma première hypothèse, jolie mais naïve : les êtres humains sont individuellement maîtres de leur destinée et décident par et pour eux-mêmes. Ça paraît quand même compliqué. Je pense que tout le monde s’accordera à dire que l’intérêt général n’est pas nécessairement la somme des intérêts particuliers et par conséquent, la cohabitation des hommes passe par l’organisation de leurs relations. Ce n’est pas de moi, c’est Aristote qui nous disait que la règle de droit est meilleure que celle de n’importe quel individu2. Ainsi naissaient la politique, le droit et l’État. Depuis, le droit a bien grandi et selon les chiffres du Gouvernement, en France, nous n’avons pas moins de 89 185 articles de loi en vigueur. Rien que ça. Pour voir plus de chiffres démentiels, se référer au très instructif millésime 2021 des indicateurs de l’activité normative3 qui nous prouve que le flot législatif ne connaît pas la crise.

Par chance (enfin à mon sens), nous avons choisi de vivre en démocratie. Ainsi, même si l’État organise, le peuple reste, en principe, décisionnaire. À travers les élections d’une part, même si parfois les règles électorales peuvent remettre en cause la démocratie. On en a déjà un peu parlé en abordant le système électoral nord-américain. D’ailleurs dernièrement, ce sont encore les États-Unis qui font parler d’eux avec un projet de réforme du système électoral plutôt controversé. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, je vous invite à aller lire l’article de Jérôme Viala-Gaudefroy publié sur le site The Conversation France4.

D’autre part, l’implication du peuple dans la décision publique peut aussi prendre la forme d’une participation plus directe. En effet, de plus en plus, les pouvoirs publics ont recours à la fameuse « démocratie participative » et font appel aux citoyens pour éclairer leurs décisions. Parfois ça fonctionne, parfois moins.

On se souvient tous qu’à la suite du Grand débat national, le président de la République, Emmanuel Macron, avait décidé de constituer une Convention citoyenne pour le climat, destinée à discuter et proposer des solutions concrètes pour lutter contre le réchauffement climatique et autres enjeux environnementaux. Idée séduisante de prime abord dont la réalisation ne semble pas avoir tout à fait convaincu. En effet, cette convention a achevé ses travaux fin février 2021 et elle a été amenée à donner son avis sur les suites données par les services de l’État. Dure notation5 : 120 citoyens sur 150 n’ont pas accordé la moyenne au Gouvernement6.

Sans transition et pour revenir à notre problématique principale, explorons l’hypothèse n2 : c’est l’État qui décide, car c’est lui qui gouverne.

Parler génériquement de « l’État », c’est un peu facile, non ? Qui se cache derrière ?

Oui, parce qu’en réalité, un État c’est toute une machinerie, tout un système incroyable de pouvoirs séparés qui deviennent plus ou moins le contrepouvoir d’un autre. Alors même qu’on ne sait pas vraiment si ce sont bien les États qui « run the world », qui décident de tout, il faudrait dès maintenant se demander qui décide dans l’État…

La question s’est dernièrement posée en plusieurs termes. Aux États-Unis là encore, l’ancien président, Donal Trump, parlait régulièrement du « deep state » pour renvoyer à une instance parallèle à l’État, plutôt secrète et mystérieuse, qui détiendrait le vrai pouvoir. Cette vision extrême relève généralement du conspirationnisme. Pour autant, en France, la question s’est posée de savoir si nous étions réellement gouvernés par nos représentants élus ou plutôt par une caste sans doute mystérieuse, mais pas du tout secrète : les énarques. C’est en tout cas la thèse soutenue par certains, et notamment par Chloé Morin dans sa publication récente Les inamovibles de la République7, dont nous avons déjà parlé. Cette question n’est pas nouvelle et une émission de France culture se demandait déjà en 2015 « La France est-elle gouvernée par les énarques ? » 8. Cela dit, le sujet a rarement été aussi actuel puisque cette institution vient d’être supprimée : l’École nationale d’administration (ENA) est morte, vive l’Institut du service public (ISP).

Cette réforme du recrutement et de la formation des agents de la haute fonction publique ne semble pas faire l’unanimité. Si l’objectif de diversification des profils des hauts fonctionnaires est louable, la méthode est critiquée. Entre autres, dans une tribune relayée par Acteurs publics9, les représentants du troisième concours et du concours interne de l’ENA dénoncent une réforme de la haute fonction publique pensée pour des profils « juniors » alors qu’en pratique, dans chaque promotion, quasiment la moitié des élèves de l’ENA étaient issus du milieu professionnel.

Les grandes lignes de la réforme ont été présentées par le président de la République et reprennent pour l’essentiel les préconisations du rapport Thiriez10. Une ordonnance est attendue avant l’été 2021 pour une mise en œuvre dès 2022. Affaire à suivre de près. D’ici là, pour entretenir la fiction, ne pas hésiter à ressortir des archives le téléfilm en deux épisodes L’école du pouvoir11.

Gouverner, c’est mieux quand ça veut aussi dire innover. Ça tombe bien, le Parlement vient de voter la loi organique relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution12.

Cette loi organique prépare le terrain en vue de la concrétisation du droit à la différenciation qui prévoit la possibilité pour les collectivités territoriales de déroger à des normes législatives ou réglementaires régissant l’exercice de leurs compétences. La substance de cette réforme sera en fait portée par le projet de loi 4D (pour différenciation, décentralisation, déconcentration et décomplexification) qui se trouve encore à ce jour sur le bureau du Conseil d’État.

Gouverner, c’est déléguer ? Aux collectivités certainement ; au privé, ça passe souvent moins bien. En effet, cet hiver – illustration récente –, le site Politico et le Canard enchaîné ont révélé le recours à une société de conseil par l’État pour l’élaboration de sa stratégie vaccinale13. À l’heure où le Gouvernement est vivement critiqué pour l’opacité de ses décisions prises en conseil de défense, cette nouvelle a du mal à passer. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire aussi l’enquête du Monde magazine « McKinsey, un cabinet dans les pas d’Emmanuel Macron » 14 et à écouter le podcast de France culture intitulé « Les cabinets de conseil au secours de l’État » 15. Et pour approfondir, je vous propose, bien sûr, de reprendre votre Horizons publics n7 pour son dossier « Transformation publique : un marché comme un autre ? ».

Transition toute faite avec l’hypothèse n3 : et si le monde était en fait dirigé par le marché ? Parce qu’après tout, bien que les entreprises soient théoriquement soumises au droit, qu’il soit national ou international, la loi du marché et les immenses entreprises semblent souvent aussi fortes que les pouvoirs publics.

Premier exemple marquant : en ce moment, que ferait le monde sans le travail des laboratoires pharmaceutiques ? Précisément, l’ensemble des stratégies vaccinales mondiales, aussi intelligentes puissent-elles être, sont conditionnées par l’achat de doses de vaccins. D’ailleurs, cette situation amène à relancer le débat de longue date sur les régimes juridiques de protection de la propriété industrielle dans une économie de marché dont les cycles dont largement basés sur l’innovation scientifique et technologique16.

Cela étant, certaines entreprises jouent le jeu de la transparence et vous pourriez désormais fabriquer votre propre vaccin Moderna contre le covid-19 en suivant la recette partagée gratuitement et publiquement grâce à l’ingénierie inverse17.

Par ailleurs, alors que la majorité des États du monde ont décidé de limiter au maximum les voyages à l’étranger pour ralentir la propagation du virus responsable du covid-19 et de ses variants, la société Uber a lancé une nouvelle compagnie aérienne de luxe pour que des clients fortunés puissent continuer à voyager sereinement. C’est du moins ce que nous rapporte Kevin Maimann dans un article publié sur Vice18.

On le comprend, les relations entre les entreprises et les États ne sont donc pas aussi claires qu’il y paraît. Un flou qui se rapproche parfois de l’étrange lorsque certaines entreprises décident de se doter d’attributs propres à la forme étatique.

C’est notamment le cas du géant du numérique Facebook qui s’est auto-imposé le respect des décisions d’une « cour suprême » entrée en fonction fin 2020. Très concrètement, Facebook nous dit que son réseau social compte plus de 2 milliards de personnes et que cette échelle impose d’importantes responsabilités en matière de sécurité et de liberté d’expression notamment.

Aussi, pour les cas les plus délicats, Facebook fait donc appel à son conseil de surveillance, considéré comme un « ovni juridique », qui se veut être indépendant et dont les décisions s’imposent à la firme américaine.

Vous vous en souvenez bien sûr, le compte de l’ancien président des États-Unis, Donald Trump (oui, encore lui) a justement été suspendu par Facebook. En théorie, il semble incroyable qu’une entreprise privée, aussi importante soit-elle, ait la capacité unilatérale de fermer un compte et de « censurer » par conséquent la parole d’un ancien chef d’État ; et pourtant… c’est chose faite depuis le 5 mai 2021 ! 19

Tentative de reprise du pouvoir : un élu vient de déposer au Sénat une proposition de loi visant à pénaliser les entraves à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux20. Une affaire de plus à suivre.

Dans un registre plus proche de la science-fiction (quoique…), on peut émettre une quatrième hypothèse dans le cadre de notre problème général : et si les robots finissaient par diriger le monde ?

Bientôt, une blockchain pourrait commencer par diriger une ville. C’est en tout cas le projet un peu fou porté par un millionnaire américain qui propose la sortie de terre d’une smart city flambant neuve et entièrement gérée par une blockchain. Cela dit, et la boucle semblerait presque bouclée : pour ce faire, l’entrepreneur a besoin que l’État du Nevada accepte de changer sa législation pour que, sur une zone déterminée, une entreprise puisse se substituer ou du moins se comporter de la même manière qu’un État et créer une monnaie, organiser des élections, lever des impôts, créer ses tribunaux, etc. Projet aussi fou qu’intrigant à étudier plus longuement en lisant l’article “In Nevada desert, a technology firm aims to be a government21.

Attention tout de même à ne pas croire que la technologie est infaillible. En témoigne un autre fait divers récent qui a couté un an de prison à un citoyen américain accusé à tort, à cause d’une reconnaissance faciale erronée22. Heureusement qu’un juge bien humain était là pour l’innocenter face à la machine.

Dernière hypothèse qui pourrait peut-être bien réconcilier toutes les autres : et si en fait, c’était simplement la nature qui dirigeait le monde ? Après tout, à l’échelle du temps, un individu ou un État sont bien insignifiants et personne n’échappe aux lois de la nature ni à celles de la physique23. Dès lors, cela semblerait cohérent que chaque personne, chaque État, chaque entreprise œuvre dans le même sens : la préservation de l’environnement dans lequel tout ce petit monde évolue.

Nouvelle preuve de l’urgence : Sciences alert (qui porte bien son nom visiblement) nous informe de la disparition du fameux iceberg A68 qui dérivait dans l’océan Atlantique depuis 201724.

Il n’y a pas que les vrais icebergs qui fondent. Pour l’impact visuel et la prise de conscience, un des plus grands journaux scandinaves a partagé une police d’écriture téléchargeable dont les contours fondent à la vitesse des glaciers. En 2050, cette dernière est presque illisible25.

Je vous laisse constater par vous-même et je vous dis à une prochaine fois !

  1. Beyoncé, Run the World (Girls), 2011.
  2. Aristote, Politique, ive siècle av. J.-C.
  3. Chiffres à retrouver dans la synthèse publiée sur Légifrance par le secrétariat général du Gouvernement, https://tinyurl.com/25hjrsup
  4. Viala-Gaudefroy J., « Les réformes électorales menacent-elles la démocratie des États-Unis ? », The Conversation avr. 2021, https://tinyurl.com/8pu9szcw
  5. Notes détaillées dans un article publié sur le blog Localtis, https://tinyurl.com/229vvvvx
  6. Pour retrouver les 149 propositions de la convention, https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/
  7. Morin C., Les inamovibles de la République : vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent, 2020, L’Aube.
  8. Chemin A., Wieder T. et Martigny V., « La France est-elle gouvernée par les énarques ? », L’atelier du pouvoir oct. 2015, France culture, https://tinyurl.com/37r8a7j4
  9. Broussillon A. et Hermitte G., « Nous sommes, une fois encore, les grands oubliés de la réforme… », Acteurs publics 22 avr. 2021, https://tinyurl.com/ukncj3af
  10. Rapport Thiriez à retrouver sur le site du Gouvernement, https://tinyurl.com/2aksskkd
  11. Peck R., L’école du pouvoir, 2009, Canal +.
  12. L. n2021-467, 19 avr. 2021.
  13. Braun E. et de Villepin P., « Comment les cabinets de conseil comme McKinsey ont conquis la France », Politico 8 févr. 2021, https://tinyurl.com/x95xdjjc
  14. Krug F., « McKinsey, un cabinet dans les pas d‘Emmanuel Macron », Le Monde magazine 5 févr. 2021, https://tinyurl.com/2zssj53t
  15. de Rocquigny T., « Les cabinets de conseil au secours de l’État », Entendez-vous l’éco 15 févr. 2021, France culture, https://tinyurl.com/4amjkr2r
  16. Sur la question des vaccins précisément : Ferrary M., « Course au vaccin : la propriété intellectuelle, c’est le “vol” qui freine l’innovation », The Conversation mars 2021, https://tinyurl.com/sdkz4bys
  17. Gault M., “Stanford Scientists Reverse Engineer Moderna Vaccine, Post Code on Github”, Vice 29 mars 2021, https://tinyurl.com/8nrm4748
  18. Maimann K., “Uber Founder Launches Luxury Airline So Rich People Can Go on COVID Vacations”, Vice 8 févr. 2021, https://tinyurl.com/3zexxcau
  19. Leloup D. et Piquard A., « Donald Trump reste banni de Facebook et Instagram, mais son cas sera réexaminé », Le Monde 5 mai 2021, https://tinyurl.com/uksx5z2e
  20. Pour consulter le texte de la proposition de loi, http://www.senat.fr/leg/ppl20-324.pdf
  21. Metz S., “In Nevada desert, a technology firm aims to be a government”, APNews 13 févr. 2021, https://tinyurl.com/59vmp6b5
  22. Plus de détails sur le site de CNN Business : https://tinyurl.com/ckeasac4
  23. « Pas plus qu’à la mort et aux impôts », nous dirait Joe Black.
  24. Pappas S., “The Huge, Infamous A68 Iceberg Has Finally Melted Away to Nothing”, Science alert avr. 2021, https://tinyurl.com/2sm3ha6b
  25. Retrouvez la police d’écriture à télécharger en suivant ce lien https://kampanjat.hs.fi/climatefont/index.html
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