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Commoneurs, administration, élu·es : quelle bonne distance ?

Le 11 juillet 2021

Les communs ouvrent aujourd’hui des espaces alternatifs entre les logiques du privé et du public, une autre culture politique et une autre façon de co-construire l’action publique. Charlotte Marchandise, maire adjointe déléguée à la santé et l’environnement de la ville de Rennes (2014-2020) et experte internationale en matière de santé (Organisation mondiale de la santé), Dominique Filatre, directeur général des services (DGS) et formateur dans la fonction publique territoriale et Frédéric Sultan, coordinateur de Remix the commons et du cahier de propositions politiquesdescommuns.cc, nous proposent une lecture de ces enjeux en croisant leurs différents regards de militant, d’élue et d’agent public territorial. Dépassant les postures qui enkystent et paralysent, ils lancent un appel aux nouveaux élu·es municipaux·ales à réunir ce qui est cassé et « faire commun ».

Frédéric Sultan, à l’occasion des dernières élections municipales en France (2020), vous avez coordonné la rédaction d’un cahier de propositions de politiques des communs en contexte municipal. Quels sont les enseignements majeurs que vous souhaiteriez nous partager de ces politiques des communs, leurs caractéristiques principales ?

Frédéric Sultan – Notre objectif avec le cahier de propositions1 est de montrer qu’il existe de nombreux outils et dispositifs mobilisables quand on parle de mettre les communs en œuvre à l’échelle d’une ville. Autrement dit, nous ne sommes pas, comme on le croit généralement, face à une notion uniquement conceptuelle ou bien à des micro-pratiques dont l’archétype serait le jardin partagé. L’une des caractéristiques de ces dispositifs limités, c’est qu’ils embrassent des questions qui font sens pour chacun·e, comme se nourrir, travailler, être en bonne santé en reliant ce qui est habituellement séparé : producteurs et consommateurs, travailleurs et personnes privées d’emploi, soignants et malades, etc., dans une fabrique de la politique systémique. Pour prendre une métaphore, c’est comme une tarte à la fraise : certes, il faut des fruits qui donnent envie de la manger, mais il faut aussi un fond de tarte qui fait tenir l’ensemble et un liant. Le fond de tarte, ce sont les infrastructures qui sont nécessaires à nos communs ; quant au liant, c’est la culture, ce qui va faire sens et qui est souvent invisible derrière les pratiques. Si on transpose cela à la question de se nourrir, les communs sont présents dans les secteurs de la production (le monde paysan), de la distribution des denrées (la logistique, le commerce), pour arriver jusqu’à la consommation. Faire une politique des communs, c’est parvenir à se coordonner, à générer des dispositifs pour faire ensemble tout au long de cette filière. Par exemple, lorsque les producteurs des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) acheminent les denrées une fois par semaine et que cette logistique bénéficie à d’autres métiers alimentaires (boucher, boulanger, etc.). On obtient ainsi un projet qui fait sens, à rebours du système alimentaire capitaliste qui tend à couper nos liens avec les paysans, avec les espaces écologiques et même avec des cultures culinaires ! En mettant l’accent sur ces liens, sur la redistribution des activités, on travaille sur la reconstruction du sens, de la culture. Parler de politique des communs revient à réagencer ces différentes composantes dans le sens d’un projet de transition sociale et écologique. Notre objectif est de permettre aux territoires de se saisir de ces questions, de réunir ce qui est cassé à partir de ce qui fait du collectif, c’est-à-dire du commun. Dans un autre domaine, celui du travail, c’est, par exemple, ce qui peut se produire autour des territoires zéro chômeur de longue durée et le dispositif des entreprises à but d’emploi (EBE) lorsque le territoire dans son ensemble se saisit de la question de l’emploi.

Il est nécessaire que les acteurs publics et les agent·es comprennent que l’action publique n’est pas produite exclusivement par les institutions mais avec les habitant·es et leurs contributions.

Cette manière de faire ensemble est-elle compatible avec le fonctionnement municipal ? Et qu’est-ce qui se transforme au contact des communs ?

Frédéric Sultan – Il y a bien sûr des tensions quand on construit ces politiques. Mais poser ces questions n’est pas incompatible avec le fonctionnement d’une commune, cela demande certes un travail du côté de l’institution et un repositionnement des acteurs. Aujourd’hui nous sommes face à un projet néolibéral qui s’incarne dans des dispositifs configurés pour compter et extraire de la valeur. Quand les politiques commencent à s’articuler autour des communs, il s’ensuit forcément une confrontation car l’appareil institutionnel est mangé de l’intérieur par la culture du new public management. D’où la nécessité de construire des infrastructures pour changer de système et en même temps développer un changement culturel autour du soin, du partage et de la contribution. Voilà notre enjeu politique !

Comment amène-t-on les institutions publiques françaises à « lâcher-prise », comme on a pu le voir, par exemple, dans le cas de l’Ex-Asilo Filangieri à Naples ?

Frédéric Sultan – Dès lors que l’on admet que des acteurs sont légitimes lorsqu’ils conduisent des projets en se coordonnant sans dépendre de l’institution publique, comme on le voit de plus en plus sur le terrain, on devrait reconnaître lorsqu’elles existent ou soutenir l’émergence d’organisations avec lesquelles sera possible un dialogue à part égale entre ces acteurs et la puissance publique. Il peut s’agir, par exemple, d’assemblées, de coordinations ou de filières. Il est nécessaire que les acteurs publics et les agent·es comprennent que l’action publique n’est pas produite exclusivement par les institutions mais avec les habitant·es et leurs contributions. Du reste, cela fait longtemps qu’on reconnaît la contribution de la part du marché et de la soft law du privé. Pourquoi ne pas reconnaître aujourd’hui qu’elle est aussi produite par l’action des habitant·es ? Pour « lâcher-prise », il y a besoin d’élaborer des cadres qui permettent ce dialogue serein entre la puissance publique et les habitant·es. Si la puissance publique est bousculée, c’est parce qu’on interroge la représentation, le rapport de la puissance publique aux citoyen·nes et au collectif qui n’est certes pas représentatif mais agissant. Nous visons une transformation du regard porté sur cette contribution des citoyen·nes.

Charlotte Marchandise, vous avez été élue maire déléguée à la santé et l’environnement à Rennes comme candidate d’ouverture, comment ce « lâcher-prise » évoqué par Frédéric Sultan renvoie-t-il à une transformation de la représentation, de la place et du rôle des élu·es à l’intérieur et dans la relation à l’extérieur de l’institution municipale ?

Charlotte Marchandise – La question clé de la réinvention qu’on tente d’opérer dans les mouvements citoyens et municipalistes notamment et qui est sous-tendue ici, est celle du pouvoir : est-on dans une perspective de pouvoir « sur » ou de pouvoir d’agir ?

L’autre question que cela pose est « qu’est-ce que c’est qu’un·e élu·e ? » Ce questionnement n’a finalement pas été possible avec mes collègues élu·es à Rennes après six années de mandat. Cette réflexion n’est pas non plus traitée par les partis politiques. En tant que candidate d’ouverture de la liste j’ai constaté que nous sommes dans une fonction qui n’est ni un métier, ni du bénévolat, surtout dans une ville comme Rennes où les élu·es sont indemnisé·es. Finalement, que l’on travaille deux ou soixante-dix heures par semaine en tant qu’élu·es, il n’y a pas de règle, de réflexion, on n’en parle pas. Cela n’est pas pensé, ni à l’échelle municipale, ni régionale d’ailleurs. Comment exerce-t-on ce mandat ? « Comment prend-on les décisions ? », « avec qui ? » et « pourquoi ? » sont des questions qui ont été centrales durant le mandat. Comment fait-on pour sortir de la culture du politique réduite à l’élu·e avec son écharpe, et éviter de confondre qui on est avec ce qu’on représente à un moment donné ? Comment fait-on pour dépasser une vraie impossibilité de se dire les choses avec les associations ? Comment sortir de cette culture associative de la relation à l’élu·e qui instaure une distance, et ne permet plus d’énoncer les problèmes et les critiques dans un face à face constructif ? On ne donne aucun outil aux élu·es pour bâtir la relation aux habitant·es, faire et décider ensemble. Ceux qui ont déjà une expérience associative, d’éducation populaire ou de la relation d’aide ont plus de facilité. L’importance de se parler et de dépasser des jeux de postures de part et d’autre, reconnaître qu’on peut trouver une solution ensemble, reconnaître aussi quand on s’est planté est essentiel pour ne pas bloquer la suite. Construire une relation de confiance avec le monde associatif a été un véritable travail.

La question clé de la réinvention qu’on tente d’opérer dans les mouvements citoyens et municipalistes notamment et qui est sous-tendue ici, est celle du pouvoir : est-on dans une perspective de pouvoir « sur » ou de pouvoir d’agir ?

Cela l’a été tout autant avec les services, les agent·es et les technicien·nes de la ville qui sont pris dans un fonctionnement municipal et une culture hérités de leur élu·e précédent·e. Trouver sa place, son rôle et la relation à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution municipale n’est pas évident lorsque l’on vient d’un autre secteur que celui de la collectivité publique. J’ai vu beaucoup d’élu·es se glisser dedans par facilité, parce qu’ils·elles étaient en difficulté car l’action publique est très complexe étant donné la technicité des sujets mais surtout étant donné la technicité intrinsèque aux collectivités territoriales. On est vite perdu dans les acronymes, et personne ne forme les élu·es sur la légalité, la prise de décision ou les étapes d’une délibération. Il n’y a pas non plus de management d’élu·es alors que cette question demeure centrale : quelle est la place du·de la maire par rapport aux élu·es ?

Comment ce changement de posture des élu·es et de façon de faire avec les associations et habitant·es revisite-t-il le processus de prise de décision ?

Charlotte Marchandise – Notre liste était composée à 30 % d’un groupe de citoyen·nes avec l’intention de tout décider ensemble. Eh bien non ! On ne peut pas tout décider ensemble et mobiliser les gens tout le temps, surtout dans une ville de la taille de Rennes. Nous avons donc dégagé des critères partagés pour que la politique de santé de la ville soit décidée en commun. Pour cela, nous avons mobilisé beaucoup de groupes différents, le comité consultatif santé environnement, le conseil rennais de santé mentale, le comité de l’animal en ville, les comités de santé dans les quartiers, le conseil de la vie nocturne, des jeunes qui font la fête, des lieux associatifs et festifs, des riverain·es qui ne veulent pas de nuisances sonores la nuit, des services de secours, etc., afin de créer des espaces qui permettent de définir collectivement des critères qui vont guider nos décisions, analyser des demandes de subvention. Pour ce faire, nous avons mis en place des instances démocratiques et nous nous sommes dotés de règles assez solides de participation (horaires, méthodes, acronymes, etc.). Ces critères ont finalement été validés au sein d’une charte Rennes en santé. Ils portaient d’abord et avant tout sur la co-construction des actions avec les habitant·es de la ville. Si ce n’est pas « avec » les habitant·es (critère que nous avons poussé au fur et à mesure du mandat), il faut a minima que ce soit « pour » les habitant·es sinon nous ne soutenons plus (par exemple, les congrès de médecins). Nous nous sommes ainsi recentrés sur notre mission qui est la santé des Rennais·es. Ensuite, nous avons poussé comme critère la lutte contre les inégalités sociales de santé, et c’est là où nous avons fait un choix politique et non plus un choix technique. Ainsi, pour soutenir la lutte contre le cancer du sein, nous le faisons dans les quartiers prioritaires de la ville.

Nous avons également décidé d’éviter les mises en concurrence, d’arrêter les appels à projets et de recourir à l’ingénierie territoriale. Il s’agissait de réaffirmer nos priorités, de mieux se répartir nos interventions, travailler ensemble et conduire des actions de façon tri-annuelle avec des évaluations. Cela a dérangé tout du long. C’est très étonnant de voir à quel point on ne pense pas l’action publique sur le long terme ; à quel point, par exemple, les plans régionaux santé et environnement font du saupoudrage ! Ce changement-là s’est opéré tout au long du mandat, car il a fallu déconstruire pour reconstruire en faisant des choses durables, basculantes, qui ne sont pas liées à la personne d’un·e élu·e mais qui vont être incluses et intégrées dans la politique publique.

Enfin, nous avons formé à la santé en interne de la ville pour développer une approche santé dans toutes les politiques car la santé est à 80 % liée à autre chose que le système de soin hôpital-médecin, à savoir des enjeux de lutte contre la précarité et de protection de l’environnement. Nous avons amené la santé dans le plan local d’urbanisme (PLU) et le plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi), formé des gens dans les services et créé des alliances internes.

Nous avons un problème culturel de coopération à tous les niveaux, élu·es et agent·es, parce que les uns viennent de la concurrence électorale et les autres du concours. Il nous manque une école et une culture de la coopération.

Nous avons aussi fait des budgets communs, sur l’alimentation notamment. On est toujours plus efficaces avec une action commune alimentation et santé pour les enfants dans un espace de jeux que si on mène une action santé de façon isolée. Nous avons vraiment essayé d’intégrer notre politique aux autres et trouver ce qui est gagnant-gagnant : produire quelque chose de positif pour tout le monde, faire en sorte de ne pas être (y compris en interne) en compétition sur nos budgets, trouver des choses qui vont fonctionner ensemble notamment sur le numérique et la santé qui auparavant ne se parlaient pas. Le temps productif du mandat consiste à mettre autour de la table des gens qui ne se parlaient pas, que ce soit avec ou entre les habitant·es, que ce soit dans ou entre les services et les élu·es. Le plus génial – et ce qui me manque le plus en tant qu’élue – c’est cette possibilité d’inviter tout le monde autour de la table et comme tu présides la réunion, de se donner la possibilité de ne pas présider et finalement de faire autrement dans les méthodes et les postures, de faciliter et de prendre le temps de voir ce qu’on peut faire ensemble en partant de l’usage et du besoin. Ce sont ces formats qui permettent de mieux cerner la compréhension de la complexité d’un sujet sur un territoire (par exemple, la prostitution). Cette grande force de l’élu·e, si on y ajoute de la formation, permet de tisser une autre relation et de reconstruire le fait politique dans des dynamiques d’émancipation, de capacité à agir et à s’approprier les sujets.

Dominique Filatre, vous avez été directeur général des services (DGS) de nombreuses communes et vous observez de près depuis plusieurs années les pratiques des communs. Comment ces dernières interrogent-elles la culture de l’administration territoriale ?

Dominique Filatre – Tout d’abord je veux rappeler que ce sont les élu·es qui embauchent les territoriaux mais moi, j’aurais rêvé d’embaucher Charlotte Marchandise comme élue ! Blague à part, il faut d’abord reconnaître que, chez les territoriaux, la culture juridique est dominante. Notre mission consiste à faire entrer les initiatives dans le cadre de la loi et des règles ; voilà ce que les élu·es attendent de nous. Du coup, quand on parle de communs, on sort du cadre car cela implique une perte de contrôle des règles au profit « d’une forme d’auto-gouvernance » comme disait Frédéric Sultan. Cela étant, les territoriaux ne sont pas forcément hostiles à ce point de vue parce que de temps en temps ils ont envie d’air… mais ils restent très dominés par cette culture juridique séculaire qui vient des légistes de l’absolutisme. En contrepoint, du côté des administrations locales, on trouve aussi la culture des développeurs du territoire qui cherchent la convergence entre les acteurs locaux en identifiant leurs besoins. Mais ces profils restent minoritaires dans nos administrations et on les trouve davantage dans les intercommunalités que dans les communes. Il y a malgré tout quelques expériences intéressantes, faciles à identifier tellement elles sont rares. Par exemple, la bibliothèque de Lezoux2 dans le Puy de Dôme est progressivement devenue un tiers-lieu, un espace collectif social, ce qui reste une exception pour un service territorial public.

Pourquoi voit-on si peu d’innovations territoriales autour des communs ?

Dominique Filatre – D’un côté les territoriaux sont recrutés par le concours et donc formatés par le droit et de l’autre, les élu·es locaux·ales demandent à leur DGS premièrement la sécurité juridique et deuxièmement la sécurité financière. Finalement les élu·es ne demandent pas aux territoriaux d’être force de proposition et d’élaboration politique. Ils s’intéressent rarement à la relation avec le·la citoyen·ne et encore moins aux questions de management au sein de la collectivité alors que des choses importantes arrivent souvent par là. Les élu·es ont avant tout besoin d’expert·es qui les rassurent et pas de stratèges. Nos collectivités fonctionnent en général sur un tandem : le·la maire avec le·la DGS, l’adjoint·e avec le·la responsable de service si bien que nos institutions restent tournées vers l’intérieur. Nous avons un problème culturel de coopération à tous les niveaux, élu·es et agent·es, parce que les uns viennent de la concurrence électorale et les autres du concours. Il nous manque une école et une culture de la coopération qui est censée exister officiellement dans les intercommunalités mais qui marche à très faible rendement car la mutualisation des services dans les communautés d’agglomération ou de communes a été imaginée par les élu·es pour leur permettre d’avoir le même type d’administration au niveau communautaire et communal. Les savoir-faire n’ont pas été significativement mutualisés dans les services ce qui est assez décevant.

D’où viennent ces difficultés à faire progresser une culture de la coopération dans les administrations communales ?

Dominique Filatre – Il me semble que l’on comprend assez mal l’histoire de nos communes : fondamentalement nos collectivités territoriales ne sont pas souveraines, elles ont un pouvoir dévolu. Les historiens universitaires font peu de place à une histoire de l’institution municipale. Les communes de l’Ancien Régime sont des communs qui sont détruits la nuit du 4 août 1789 : elles sont abolies parmi les privilèges. Après la Révolution française, l’institution municipale devient une entreprise de destruction des communs locaux. On le voit bien à travers la suppression des corvées collectives qui sont remplacées par l’impôt monétarisé au nom de l’égalité. Autre exemple : on confie l’implantation du cadastre et l’administration de la généralisation des enclosures et de la propriété privée aux communes. C’est ainsi que les lods, ces droits séparés sur la propriété, disparaissent et finissent par être totalement oubliés. La IIIe République redonne de la légitimité aux communes avec l’élection au suffrage universel tout en en faisant un relais technique et politique de l’État sur le territoire par la création des écoles, le combat pour la laïcité, les gares, la voirie, etc. Aujourd’hui notre vision est très dominée par l’opposition public-privé alors qu’en réalité l’État développe les infrastructures nécessaires au capitalisme avec l’aide des communes. La commune est une circonscription administrative de l’État, sans aucune autonomie dans sa gouvernance, malgré l’élection au suffrage universel. Finalement, les communes sont devenues les logisticiennes de l’État : c’est vrai pour les écoles, pour les infrastructures locales et pour tous les problèmes que l’État ne sait pas résoudre par ses propres administrations centrales comme on l’a vu pendant la crise sanitaire du covid-19 où l’État a donné des ordres aux collectivités territoriales. Alors que les personnels administratifs, techniciens, ouvriers, de service et de santé (ATOSS), c’est-à-dire les agents d’entretien et de cantine dans les établissements scolaires, ont été transférés aux collectivités territoriales par l’acte 2 de la décentralisation, les communes ont reçu de l’administration centrale une circulaire de 57 pages pour expliquer comment faire le ménage ! La décentralisation a cultivé une illusion de souveraineté alors que dans les faits, il y a une réduction de l’autonomie financière et donc politique des collectivités. Ainsi dans le monde rural et des communes de moins de 10 000 habitant·es, beaucoup de communes ne peuvent plus réaliser un projet sans 80 % de subventions ce qui implique des règles et des normes supérieures imposées par l’Europe, l’État, la région, le département.

Comment le mouvement des communs urbains questionne-t-il le pouvoir politique et le système représentatif ? Si vous aviez un encouragement à adresser aux nouvelles équipes municipales élues en 2020 quel serait-il ?

Charlotte Marchandise – Laissons ouverte la question sur le rôle de l’élu·e, mais obligeons-nous à transmettre ! Cela deviendrait d’ailleurs nécessaire avec la proposition radicale d’un mandat non renouvelable. Il faut vraiment se forcer à transmettre, à dire aux successeurs ce qui a marché ou pas. D’autre part, il ne faut pas s’installer dans une routine pour garder la force de ne pas comprendre. Si je m’étais représentée, je n’aurais pas voulu conserver ma délégation à la santé. Voilà ce que j’essaye d’enseigner dans mes cours au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) : les territoriaux doivent former les élu·es, les accompagner. Je suis toujours impressionnée par la créativité des territoriaux, leur façon de bidouiller pour faire avancer des dossiers : j’ai en mémoire l’utilisation du commodat pour légaliser un squat… Il y a énormément de friches en politique qui doivent être racontées mais on se concentre toujours sur le geste architectural. Voilà ce qui aiderait les nouvelles équipes : raconter comment, malgré un système capitaliste et centralisé, on arrive à faire autrement et à faire alliance pour débloquer la démocratie, avancer sur le social !

Voilà ce qui aiderait les nouvelles équipes : raconter comment, malgré un système capitaliste et centralisé, on arrive à faire autrement et à faire alliance pour débloquer la démocratie, avancer sur le social !

Frédéric Sultan – Accepter et reconnaître la créativité est en effet un enjeu important, et les communs sont justement des espaces de créativité juridique. Sur l’élu·e et sa posture, il faudrait que les militant·es prennent au sérieux le mandat politique en demandant des comptes aux élu·es et en leur rappelant leurs engagements, mais aussi en imaginant ce qui permettra aux élu·es de ne pas se couper de leur base populaire, comme les assemblées de quartier en Espagne. Par ailleurs, avec les communs, nous passons d’une logique de représentation à une logique de contribution et celle-ci est collective. J’appelle les nouveaux élu·es à reconnaître la capacité d’auto-gouvernement et sa traduction dans la co-construction des politiques et pas seulement leur exécution. Ne reculez pas devant les expérimentations ! Tentez l’expérience des communs en commençant par ce qui est le plus facile, là où vous trouverez des alliances et des alliés (l’alimentation, la santé, la culture, etc.) ! Et invitez les acteurs à accompagner ces politiques en participant à l’élaboration des indicateurs, des espaces, des processus de co-construction, par exemple, l’Observatoire de Naples sur les biens communs3.

Dominique Filatre – S’il y a un conseil à donner aux listes citoyennes, c’est bien de parler de gouvernement et pas de gouvernance. Il faut s’attaquer au cœur des pratiques dans l’action municipale. Les vrais enjeux sont dans les méthodes. On le voit à travers l’exemple des agent·es territorial·es spécialisé·es des écoles maternelles (ATSEM), un métier féminisé à 99,6 % ! Ces agent·es sont mis à disposition du·de la directeur. rice de l’école alors qu’ils sont employés par la commune et leur chef·fe de service est de fait l’enseignant·e de la classe sur lequel la commune n’a aucun pouvoir hiérarchique. Donc nous sommes face à un système de double hiérarchie incohérent qui génère de nombreux problèmes de santé au travail. Mais le pire est ailleurs : on montre aux enfants, par le non-dit et la discrimination des tâches, l’inégalité et la domination entre adultes. Ils sont incapables de désigner le métier de l’ATSEM comme ils le font de leur maître ou maîtresse. Est-ce que les parents et les élu·es locaux sont d’accord avec ça ? Cette séparation entre pédagogie et logistique est absurde ! Beaucoup de parents souhaitent une autre pédagogie, mais personne n’arrive à décrypter et déconstruire ce premier modèle social à l’œuvre sous les yeux des petits enfants. Alors que l’éducation est un bien commun parmi les plus importants, nous sommes incapables de traiter l’école comme un commun au niveau local !

  1. http://politiquesdescommuns.cc
  2. https://www.mediatheques-entre-dore-et-allier.fr/node/101 et Desfarges P., « Les tiers-lieux ou la résilience des territoires », Tikographie déc. 2020.
  3. https://commonsnapoli.org/osservatorio-beni-comuni/
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