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À l’horizon : Quand la Gironde a recours à l’imaginaire collectif pour inventer son futur

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©Illustration cyanotypes et sérigraphie ©Catherine Volk
Le 5 novembre 2020

Un projet d’écriture d’imaginaires positifs a vu le jour dans le cadre de la quatrième cousinade inter-réseaux « La Gironde s’invente » en novembre 2019. Porté par Julie Chabaud, responsable de la mission Agenda 21 et du laboratoire d’innovation LaboM21/LaBase au département de la Gironde, et son équipe, ce projet s’inscrit dans l’Agenda 2030 du département de la Gironde et dans sa stratégie de résilience territoriale.

 

Durant cette journée, près de quatre-vingt-dix participants ont imaginé des scénarios et des personnages traversant un monde post-crise. Sophie Poirier, autrice invitée, a écrit une nouvelle, À l’horizon, inspirée de cette matière produite, et la première d’un recueil à venir. En mars 2020, lors d’ateliers en petits groupes, elle accompagne les volontaires à l’écriture de leur propre texte. Retour sur cette expérimentation collective laissant libre court à l’imaginaire.

Résumé

Le recueil Nouvelles de 2030 est une expérience d’écriture qui commence en novembre 2019. À ce moment-là de l’histoire, nous nous projetons dans un monde post-crise avec l’idée d’en écrire quelque chose. Les concepteurs2 de cette animation ont organisé des ateliers créatifs. Chaque groupe compose un tableau du futur et des personnages plongés dans des mondes « sans » : sans électricité, sans pétrole, sans eau potable au robinet, sans gouvernement, sans numérique, sans liberté, etc.

Mon métier, c’est l’écriture. Quand d’autres sont acteurs sur la transition ou l’alimentation, moi je travaille la langue et les histoires. Pour débuter Nouvelles de 2030, j’ai écrit la première nouvelle, À l’horizon, inspirée de cette foisonnante matière. J’ai choisi parmi les personnages, Jacques, 70 ans. Dans mon texte, il marche difficilement sur une route silencieuse (où sont les oiseaux ?), arrive dans une ville ensablée du Médoc, et avance sur une passerelle pour voir l’océan.

En chemin, il croise un loup et se rappelle l’importance de la beauté.

Ensuite, j’ai accompagné les volontaires à faire l’expérience de l’écriture – ou l’approfondir –, pour fabriquer à leur tour leur propre texte. L’objectif de ce projet : participer au mouvement du « nouvel imaginaire », d’autres récits pour décrire le monde et nous dans ce monde.

La littérature est un espace idéal d’entraînement à l’imaginaire, une quatrième dimension dans laquelle la liberté est immense.

De la science-fiction ? Vraiment ?

Lors du premier atelier d’écriture, je me souviens, je leur ai dit que, d’habitude, je n’écrivais pas de littérature d’anticipation, par crainte d’être rattrapée. Nous étions en mars 2020. Vous voyez où je veux en venir. Nous étions à penser la résilience, à nous projeter dans un monde post-crise, et puis… Arrêtés par la force des choses et d’un confinement inédit, pour vivre ce que nous aurions pu écrire.

J’avais eu le temps de parler du grand plaisir à écrire cette nouvelle, À l’horizon. Imaginer les paysages, arpenter un espace-temps inconnu, prendre ce personnage neuf et écouter ce qu’il a à dire. J’ai commencé par expliquer aux participantes comment j’avais travaillé, en partant d’un matériau collectif qui ne m’appartenait pas, ajouter mes propres idées, mes inspirations, les choix narratifs, et nourrir la question qui m’intéressait dans cette commande précise : « Comment faire d’abord en soi ce changement qu’on espère ? »

J’ai ainsi cheminé dans le texte. Par exemple, dans la nouvelle, Jacques est interpellé :

« Avant la crise de l’énergie, son ami Ali qui faisait partie de groupes d’actions et de réflexions, lui avait dit : “Tu es prêt à donner quelle quantité de toi pour le collectif ? C’est à ça qu’on va mesurer ton engagement, à quoi tu renonces de ta vie personnelle pour nous faire de la place dans ton planning, dans tes vacances, dans ton égoïsme ?’’ »

Un jour, on m’avait posé la même question : « Qu’est-ce que tu es prête à donner de toi au collectif ? » Et il n’y avait dans ma tête que ce mot, « rien », que je ne pouvais évidemment pas répondre, surtout dans une conférence au sujet de coopérative. À partir de là, j’avais compris l’ampleur de mon individualisme et compris tout ce que j’avais à défaire.

Et puis, séance suivante, nous sommes parties en écriture, l’écriture comme un territoire, avec la liberté entière, l’intériorité possible. Explorons, explorons.

Comme impulsion pour leur production littéraire, j’ai proposé des mots piochés dans le matériau initial : ralentir ; repenser entièrement sa vie ; les gens quittent la ville ; une expérience forte en forêt ; plusieurs cordes à son arc ; urbains arrivant en masse ; rizière ; elle tombe amoureuse ; incendies forestiers de grande ampleur ; raz de marée ; hacking lors du black friday ; C discount disparaît ; installation de poulaillers ; système de notation des individus ; manifestation fortement réprimée ; faciliter l’échange des services ; mouvement des Femen ; un précieux savoir-faire ; son grand-père ; des migrants présents ; zone flottante à défendre.

J’ai listé aussi à définir quelques mots du nouveau jargon, que les initiés parlent comme une évidence : fab lab ; recyclerie low-tech ; démocratie participative ; woofer ; tiny house ; transition, etc.

Nous commencions à écrire. Chacune lancée dans un début d’histoire et dans l’aventure-écriture : l’intime qui affleure, les doutes, la construction, un plan ou laisser aller d’abord… On sentait venir une confiance, un plaisir.

Quelques jours plus tard, la France était confinée. Un monde sans liberté. Sans cérémonies autour des morts. Sans câlins. Sans spectacles vivants. Une crise à laquelle nous n’avions pas pensé parmi tous nos scénarios catastrophe : le virus et la contamination.

Forcément, l’expérience de notre atelier d’écriture change. Traverser soi-même la catastrophe. Et, sous nos yeux ébahis, des tentatives de récits plus ou moins convaincants.

Lire aussi ?

Tout le monde (ici) a l’air d’accord sur la nécessité de changer d’imaginaire. J’aime évidemment ce projet. Et parler de littérature, enfin, au lieu de communication ou de marketing. Mais comment changer d’imaginaire collectivement ? Comment lutter face aux récits puissants qui nous ont formés ? En abordant les analyses du storytelling3, j’ai compris les enjeux politiques de la puissance narrative et émotionnelle d’un récit bien raconté.

La romancière Nancy Huston dans son essai L’espèce fabulatrice4 distingue deux sortes de récits : « Le réel, celui qui nous aide à vivre, qui nous aide à trouver du sens, à supporter et qui nous libère ; et l’irréel, le récit manipulateur, qui nous enferme dans une vérité, nous forme et nous imprègne d’un prêt à penser. » À la lire, j’ai pensé que ce nouvel imaginaire, ce récit réel qui pourrait nous libérer, ne commençait peut-être pas par une page à remplir, mais par tout ce travail de se déboulonner soi-même des croyances, comme certaines statues de leur piédestal. Changer (ou décoloniser5 ; on nous a mis en tête un récit comme étant le nôtre, alors que pas ; cette histoire, délicate et violente à contester, nécessite une action de notre part, se défaire avant de se refaire) donc changer son imaginaire : cela demande un effort.

Personnellement, je me décolonise peu à peu des fictions dans lesquelles je baigne. Née en 1970, elles sont denses et contradictoires, mélangeant avec perversion et appétit libéralisme et liberté. Femme, j’ai la bataille du masculin qui m’emporte à mener. Blanche, je découvre l’étendue du racisme, la fabrication des dominations et la création de la couleur noire. Au côté des Gilets jaunes, je mesure l’invisibilité des uns et des unes, et j’assiste à leur courage – vite réprimé – de prendre la parole et de relever la tête. Je réalise mon ignorance, mon indifférence, mes préjugés, mes clichés. S’ajoutent les lectures, les documentaires, les échanges : voilà que je sors peu à peu de l’histoire d’où je viens. Pourra-t-on inventer un autre imaginaire tant que chacun·e ne se sera pas ébroué ?

Quelques jours plus tard, la France était confinée. Un monde sans liberté. Sans cérémonies autour des morts. Sans câlins. Sans spectacles vivants. Une crise à laquelle nous n’avions pas pensé parmi tous nos scénarios catastrophe : le virus et la contamination. Forcément, l’expérience de notre atelier d’écriture change. Traverser soi-même la catastrophe. Et, sous nos yeux ébahis, des tentatives de récits plus ou moins convaincants.

Sur ce chemin, la littérature me sert beaucoup. À chaque lecture d’un roman ou d’un essai, et ce plaisir physique de la poésie, des images, des surprises, je sens les déplacements, parfois si délicats. La littérature est un espace idéal d’entraînement à l’imaginaire, une quatrième dimension dans laquelle la liberté est immense. Je peux écrire un crime, je peux lire un crime (et même avec une certaine jubilation), comprendre une folie, une bestialité, ce que le désir de vengeance engendre, je peux même m’abstenir de juger, être au-delà de ça, et paisiblement lire un destin épouvantable, emportée par la beauté d’une phrase. Et de cet endroit littéraire, je reviens enrichie, un peu l’autre, excitée ou rassasiée, stimulée ou contemplative. Il ne s’agit ici ni de bien ni de mal, le monde de la littérature n’est pas binaire. Rien que pour ça, lire encore et encore…

Une histoire, à quoi ça sert ?

Je me souviens quand je donnais des cours à des jeunes en échec scolaire, ceux·lles qui lisaient un peu ne lisaient que Stephen King et des histoires vraies, ces témoignages de vies tragiques, souvent modèles de résilience. L’université où j’étais étudiante en Lettres modernes à l’époque aurait considéré avec moquerie ces lecteur·rices avides de « vécu ». Mon métier d’alors : essayer de leur montrer que les romans – « genre » Balzac – étaient aussi des histoires vraies… mais écrites autrement. Et qu’on pouvait à la fois se délecter de la musique des mots, saisir des émotions et partager des destins. Je n’y arrivais pas toujours.

Il y a quelques années, je suis allée dans la « jungle » à Calais, quelques jours avant son démantèlement. De cette rencontre avec les migrants, je suis restée choquée. J’ai ensuite écrit un texte, publié sur mon blog, comme je le fais depuis longtemps. Mais pour la première fois, je me demandais à quoi cela servait de l’écrire. Et puis, plus tard, j’ai raconté la « jungle » à un ami restaurateur, pas tout à fait avec les mêmes idées que moi, à considérer plutôt qu’on ne peut pas accueillir tout le monde. Je lui décrivais la rencontre avec ce jeune homme de l’âge de mon fils qui m’avait dit « Tu ferais quoi toi à ma place ? », et comme cette question m’avait donné le vertige ; le repas dans la cabane-resto afghane, ce monsieur qui nous serre la main et nous invite à nous asseoir, la même façon que lui d’être restaurateur… Pour une fois, la conversation ne s’est pas arrêtée à cause de nos divergences politiques. Mon ami a écouté et il a dit : « Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? » Il avait bougé un peu et moi, je ne lui parlais plus depuis la hauteur des idées, de la théorie, des principes. Je m’exprimais depuis une intimité pleine de troubles, d’émotions et de réalités. Ça sert à ça d’écrire, simplement à raconter, au lieu de décréter.

Tu y crois au récit du confinement ?

La Peste de Camus a gagné le sommet des ventes6. Notre imaginaire était déjà rempli de fictions hollywoodiennes. Nous y avons superposé nos images de rues vides, nos promenades de prisonnier, nos échanges de regards au-dessus des masques. Nous sommes soudain devenus des sortes de personnages, un peu ces Chinois que nous regardions de loin au début. Le réel nous donnait l’impression d’un film. Et c’est alors que nous avons pu assister en direct à une tentative de récit : « Avis de mobilisation générale, nous sommes en guerre. »

Comme nous avions des résistances à cette première histoire, le Président en changea un peu comme de chemises7. Pendant ce temps dans le porte-avion, tous les soldats attrapaient le covid-19. Heureusement pour nous, ce n’était pas la guerre.

Mettre à la place d’un imaginaire ultra-libéral nourri de consommation, d’esprit de compétition, de SUV, de superhéros et de princesses roses, un récit neuf fait de doutes, de renoncements, de solidarités et de complexité ne va pas être simple. Mais notre chance – et notre problème – est que ce récit puissant n’est pas écrit par des voix, il est écrit et transporté par des intérêts.

Nous lisons moins, et laissons les intérêts de Netflix (par exemple) dévorer notre temps libre et notre cerveau. Comme tous ces hashtags qui sont, non pas pour lister des mots-clés parce qu’alors ils nous ouvriraient des portes, mais des mots-bornes, des mots prêts à l’emploi. Au lieu du Ceci n’est pas une pipe qui laissait libre cours aux interprétations, nous avons désormais une photo de coucher de soleil suivi de #sunrise #nofilter #beautynature Rétrécir au lieu d’agrandir.

Écrire, c’est le contraire du hashtag. Écrire, c’est chercher le mot, prêter de l’attention aux choses et aux êtres, donner de l’importance à ce qui n’en a pas, déplacer le regard, devenir un autre.

Aujourd’hui, on dévoie beaucoup le vocabulaire, comme le mot résilience employé pour qualifier une mission faite par des soldats… Allez, luttons, les poètes, les voyants, les auteur·rices, vigilance et traduction, description et invention !

Pour qui cette histoire ?

Nancy Huston, toujours dans L’espèce fabulatrice, rappelle que tout récit a nécessairement besoin d’un public… Oh ! Ah ! On tient une piste ! Peut-être que ce projet fou et merveilleux de changer nos imaginaires pourrait s’accompagner d’une attitude (certain·es le font déjà et nous guident) : écouter moins bien. Comme le conseille le philosophe Frédéric Gros dans son essai Désobéir8, essayons déjà d’obéir moins bien. Enlevons le zèle, commettons quelques oublis, laissons traîner d’infinis grains de sable et alors la machine aura des failles. Oui ! Commençons déjà par écouter moins bien les récits étouffants.

Écrire, c’est le contraire du hashtag. Écrire, c’est chercher le mot, prêter de l’attention aux choses et aux êtres, donner de l’importance à ce qui n’en a pas, déplacer le regard, devenir un autre.

Et donc, en mars 2020, nous menions au sein des locaux du département de la Gironde une expérience en apparence simple : écrire une histoire de crise et se mettre au côté d’un personnage, cheminer avec lui, et on verrait bien ce qu’on ressentirait… Peut-être qu’on y glisserait nos propres difficultés à la métamorphose, peut-être des nouveaux désirs, ou on comprendrait les obstacles, on chercherait nos inspirations, et les donner à lire pour le partage. On se motivait : de toute façon, il se passe toujours quelque chose à l’intérieur de soi quand on écrit. Au pire, on passera quelques heures un crayon en main dans le silence d’une feuille blanche. Bon, c’est vrai, en start-up nation, c’est difficile à vendre comme idée que la littérature serait une innovation. Comment défendre ça ?

À part que dans chaque texte un monde s’invente ; à chaque livre, à chaque poème, à chaque nouvelle, une langue se façonne, une voix se déploie, une vie s’interprète, une altérité se dévoile.

Mais quelques jours plus tard, en mars 2020, notre histoire d’histoires s’est arrêtée en route. Le scénario du réel a fait fort, comme toujours. Les communicants se sont jetés dessus. Lui donner le sens – celui de notre nouvel imaginaire – reste notre passionnante affaire.

Pour aller plus loin

Pour lire la nouvelle À l’horizon : https://www.gironde.fr/grands-projets/agenda-21-et-labom21labase#cousinade

  1. Sophie Poirier écrit souvent en lien avec le fait de se promener et observe aussi ce qui se métamorphose. Ses textes donnent lieu à des livres, des expositions, des créations sonores ou des collaborations avec les institutions. Sa dernière publication Les points communs, la fait cheminer à la rencontre de différents libraires. Parue en avril 2018, aux Éditions Ici & là, ce récit a été sélectionné par Augustin Trapenard dans son émission 21 cm. Actuellement, Le Signal/Souvenir un triptyque vidéo-texte à voir dans l’exposition « Océan, climat » au musée maritime de La Rochelle, www.lexperiencedudésordre.com
  2. Le principe de cette journée a été co-conçu et animé par le collectif x3 (Jean-Pierre Brossard, Yohann Didier et Sophie Vialettes).
  3. Salmon C., Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, 2007, La Découverte ; Storytelling saison 1 : Chroniques du monde contemporain, 2009, Les prairies ordinaires ; L’Ère du clash, 2019, Fayard.
  4. Huston N., L’espèce fabulatrice, 2008, Actes Sud.
  5. À lire sur le sujet : Mondzain M.-J., K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, 2020, La fabrique éditions.
  6. Kada N., « De La Peste au covid-19 : Albert Camus au cœur de l’anticipation », Horizons publics mai-juin 2020, n15.
  7. Salmon C., « Emmanuel Macron met la France sous hypnose », Mediapart 14 avr. 2020.
  8. Gros F., Désobéir, 2017, Albin Michel.
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