Revue
Anticipations publiquesQuel avenir pour le design des politiques publiques ?
« Designers des politiques publiques : nouvelle génération. Controverses, angles morts et nouvelles frontières » : retour sur l’évènement organisé par l’agence de design d’intérêt général Vraiment Vraiment et l’association La 27e Région, deux acteurs historiques de l’innovation publique par le design.
Lorsque je parle de « design » et de « politiques publiques » à mon entourage, on me demande souvent d’un air suspicieux quel est le rapport entre les deux. Il est vrai qu’on s’attend davantage à ce qu’une designer parle de « mobilier » plutôt que de « services publics ». Pourtant, pour qu’un accès à un service public soit fluide, il doit être réfléchi, prototypé et testé. Ce qui correspond en tout point au métier de designer. Pour ma part, je suis designer de services et produits numériques, responsable chez Ctrl S, et il m’arrive de travailler pour des collectivités dans le cadre de mes activités. D’une part, avec une telle spécialité, j’ancre nécessairement ma posture de conception dans l’intérêt général, d’autre part, en travaillant avec des collectivités, j’ai besoin de comprendre finement leurs enjeux pour mieux les accompagner. C’est tout naturellement que je me suis rendue à la soirée « Designers des politiques publiques : nouvelle génération », organisée par Vraiment Vraiment et La 27e Région, le mardi 23 avril 2024. Avant de m’y rendre, j’avais de nombreuses questions en tête : quel est l’avenir de l’innovation publique ? Comment le design est-il perçu par les collectivités ? Quels sont les principaux enjeux à relever dans le domaine des politiques publiques ? À l’issue de la soirée, j’ai retenu quatre enseignements principaux.
Les enjeux de justice climatique et sociale conditionnent l’avenir de l’innovation publique
La première table ronde s’ouvre avec Sophie Pène, professeure émérite à l’université de Paris Cité, qui partage ses observations sur les nouveaux défis des designers. Parmi ses réflexions, une m’interpelle particulièrement : le design risque de sembler bien « plan-plan » par rapport à la gravité des questions qui traversent la société.
Au départ de cette réflexion, un constat partagé avec Grégoire Alex-Tabling, co-fondateur de l’agence Vraiment Vraiment. Le design est identifié comme une discipline de référence lorsqu’il y a des enjeux d’innovation publique. Le considérant comme une véritable force de frappe, les acteurs publics sont désormais en mesure d’en comprendre les méthodes et de rédiger des cahiers des charges plus précis, ce qui est très positif, même si cela laisse peu de place au repositionnement stratégique de la demande au cours de la réponse.
Cependant, même si le design se présente comme une réelle alternative aux cabinets de conseils, il risque de ne pas pouvoir se développer à son plein potentiel. D’une part, Sophie Pène observe que les nouvelles générations, à la fois actrices et destinataires des politiques d’innovation publique, ont des exigences de plus en plus élevées en termes de justice écologique et sociale. À cet égard, elle entrevoit un renouvellement possible de la manière de travailler des designers. D’autre part, l’héritage conceptuel et contextuel du design risque de le piéger entre le culte de l’usager et le régime de la commande. Alors, comment se sortir de là et permettre au design d’innovation publique de mettre au cœur de son travail les enjeux de justice écologique et sociale ?
Elle émet alors l’hypothèse que, pour mieux accompagner l’innovation et la transformation publique, le design doit être en mesure de se renouveler. Pour maintenir sa légitimité, il pourrait se renforcer conceptuellement et la théorie des communs pourrait l’aider dans cette démarche.
Il est vrai qu’on s’attend davantage à ce qu’une designer parle de « mobilier » plutôt que de « services publics ».
Les administrations ont besoin d’être accompagnées dans le passage à l’échelle des projets
Même si le design s’est infusé au sein des organismes publics, les administrations expriment le besoin d’être accompagnées par les designers dans la diffusion des projets. Cette expression de besoin émane de Sandrine Fournis, directrice de la mission plateforme collaborative auprès de la direction générale au centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
Depuis qu’elle collabore avec des designers d’innovation publique, elle expérimente les bénéfices réels de la démarche de design. Elle estime que c’est ainsi qu’elle a commencé à changer en profondeur sa manière de travailler et de proposer des solutions de politiques publiques : en se déplaçant, en allant à la rencontre des personnes bénéficiaires de ces politiques. Aujourd’hui, elle ne se contente plus de faire appel aux designers, mais développe des partenariats avec ce corps de métier pour « déstabiliser les collègues dans un cadre sécurisé ». C’est d’ailleurs une attente de la part des élus à l’égard du Cerema : « Ce que j’attends du Cerema, c’est que – quand je me plante – il me le communique, parce qu’un bureau d’études ne pourra pas me le dire », lui confie un élu.
Malgré tous ces bénéfices, selon elle, deux défis majeurs se posent aux designers pour maintenir leur légitimité. Le premier défi est d’être en mesure de fournir des arguments pour convaincre les hiérarchies de la pertinence du design. Pour elle, il est essentiel d’embarquer les administrations dans des démarches ambitieuses et pertinentes pour limiter ce décalage entre les besoins exprimés et les moyens alloués pour y répondre. Le second défi qu’elle identifie est le passage à l’échelle. Actuellement, elle est en mesure d’accompagner seulement 15 collègues par an et il faudrait vingt ans pour pouvoir atteindre les 500 qu’elle souhaite accompagner. Elle estime qu’il est temps de penser déploiement et grande échelle, et que la solution ne se trouvera d’ailleurs peut-être pas au sein de notre corps de métier.
Associer la recherche au design permettrait de solidifier la discipline
Pour convaincre les administrations d’adopter des démarches de design, peut-être faut-il s’intéresser à une collaboration étroite avec le monde de la recherche. En tout cas, c’est ce que j’en conclus avec la troisième table ronde.
Certaines structures, comme la Caisse des dépôts, représentée par Audrey Charluet, ont recours au design et à la recherche. L’avantage de cette multidisciplinarité dans l’accompagnement est qu’elle permet de penser le temps long. D’une part, en identifiant des critères de pérennité avec la recherche, d’autre part, en comprenant finement les besoins spécifiques de chaque territoire. L’objectif pour Audrey Charluet est de permettre aux territoires de sortir de la logique de gestion de crises.
Outre l’aspect amont des projets traités par ces deux disciplines, la collaboration avec la recherche est nécessaire pour observer les effets du design de politiques publiques. Ce constat est communément partagé par Apolline Legalle, co-fondatrice chez Où sont les dragons2 et Stéphane Vincent de La 27e Région3. En aval des projets de design, la recherche a toute sa place pour observer les effets des projets menés. Étant donné qu’ils sont voués à proposer de nouvelles formes d’interactions, la recherche permet de vérifier si les effets attendus sont bien produits et d’ajuster la méthode de travail en cas de besoin. Stéphane Vincent insiste d’ailleurs sur l’importance de la recherche pour permettre une autocritique du design en veillant à limiter les effets négatifs de la démarche et éviter d’être les « idiots utiles » de la politique publique.
En écoutant leur positionnement, je me dis que c’est une voie d’évolution qui a tout son sens. Le design est une approche créative qualitative, et quoi de mieux qu’une démarche scientifique qualitative pour en observer les bénéfices ? Il y a peut-être là une voie pour sortir le design d’une approche stratégique d’optimisation des coûts pour les administrations vers un repositionnement stratégique en faveur de l’intérêt général.
Le design parviendra-t-il à sortir de l’entre-soi ?
Parmi les effets que peut provoquer le design de politiques publiques, un qui est difficile à aborder est l’effet d’exclusion. À partir de quelques votes à main levée orchestrés par Samuel Chabré, co-fondateur de la Société nouvelle et président du tiers-lieu paysan de La Martinière, ce dernier est arrivé à la conclusion que l’audience était majoritairement composée de personnes ayant au moins un bac+5 et qu’aucune d’entre elles n’appartenait à la classe ouvrière. A priori, rien de bien étonnant, car il s’agit d’un évènement professionnel. Pourtant, l’intervention de Samuel Chabré m’a donné matière à réfléchir. Pour lui, même au cours des évènements à destination des designers de politiques publiques, nous devrions convier des non-designers, c’est-à-dire les publics avec lesquels nous travaillons. Non pas pour « lesquels », mais « avec lesquels » nous travaillons. Il avance, par ailleurs, que même si ces publics étaient invités, ne partageant ni les mêmes codes ni le même vocabulaire que le reste de la salle, ils en arriveraient à la conclusion que ce n’est pas pour eux et se limiteraient dans leurs prises de parole. Il tire ces conclusions de sa propre expérience, notamment celle au sein du tiers-lieux paysan de La Martinière auquel il appartient. En nommant la ferme « tiers-lieux », l’organisation a certes eu accès à des subventions, mais a aussi perdu la moitié des personnes qui venaient initialement. Elles se sont dit que ce lieu n’était plus pour elles. Aussi, il nous enjoint à reconsidérer le vocabulaire que nous utilisons et les formats de rencontres que nous organisons dans le monde du design. Pour lui, le meilleur moyen de limiter cet effet d’exclusion et de réaliser l’ampleur de la colère qui gronde hors de notre bulle est de considérer jusque dans ces évènements que nous réfléchissons avec les publics.
Si je pouvais résumer ce que j’ai retenu de cette soirée, c’est que le design a un puissant pouvoir démocratique dans l’élaboration de politiques publiques
Ces propos résonnent avec l’incompréhension que je perçois de la part de mon entourage lorsque je leur parle de « design de politiques publiques ». Je me dis que le tout premier des leviers à actionner, pour répondre aux enjeux de la société et favoriser un passage à l’échelle des initiatives de politiques publiques, serait de commencer par élargir notre vocabulaire pour limiter cet entre-soi excluant.
À l’issue de cette soirée, j’avais une nouvelle question en tête : quel est l’avenir du numérique au sein du design de politiques publiques ? Les usages numériques ont été cités quelques fois et sont globalement perçus comme de vrais leviers de diffusion. Pourtant, en numérisant nos usages, nous pouvons exclure des publics. Nous pouvons donc aller à l’encontre du devoir de continuité de service public. Les technologies numériques sont encore perçues comme gage de modernisation, d’efficacité, d’accessibilité. En témoigne la thèse de Marie Alauzen sur la modernisation de l’État4. Au cours de son travail de recherche, elle étudie le projet d’État intitulé « Plateforme ». La vision « magique » des technologies numériques tend parfois à occulter leurs implications environnementales, sociales et politiques liées à leur essor. Plus que tout, il en vient de la responsabilité des porteurs politiques de choisir les conditions de numérisation, voire de « dénumérisation » des services publics. Et le design a toute sa place pour accompagner cette évolution de paradigme. Si je pouvais résumer ce que j’ai retenu de cette soirée, c’est que le design a un puissant pouvoir démocratique dans l’élaboration de politiques publiques. Au vu des réflexions partagées, je me dis que la place du numérique est un terrain à investiguer plus que tout pour les services publics.
- Studio d’innovation et de design pour un numérique responsable.
- Agence de recherche-design de design du droit, design d’organisations et design de stratégie.
- Stéphane Vincent est membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
- Alauze M., Plis et replis de l’État plateforme. Enquête sur la modernisation des services publics en France, thèse, 2019, ParisTech.