Revue
L'actualité vue par...Valérie Bouvier : «Les collectivités sont confrontées à une mutation profonde des métiers»

Valérie Bouvier est directrice générale du Centre de gestion de Haute-Savoie (74) depuis juillet 2017. Elle revient pour Horizons publics sur plusieurs thèmes d'actualité parmi lesquels la transformation des métiers de la territoriale et l'enjeu de l'accompagnement des agents publics face à ces évolutions. Ces thèmes ne manqueront pas d'être débattus lors du prochain Congrès national de la Fédération nationale des centres de gestion, qui aura lieu du 4 au 6 juin 2025 à Lille.
1 – La transition écologique des territoires de montagne ?
Pour nous, qui sommes basés en Haute-Savoie (74), les territoires de montagne représentent notre quotidien. Ces territoires sont en première ligne face au défi du changement climatique. Nous constatons que de nombreuses collectivités, situées en moyenne montagne, à 1 000 mètres d’altitude, sont particulièrement vulnérables. Notre action principale consiste à accompagner ces collectivités sur ces enjeux afin d’envisager une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) de la transition. Nous avons commencé à sensibiliser les acteurs publics locaux et à travailler sur cette approche pour répondre aux questionnements des collectivités locales. Un exemple concret est notre collaboration avec Laurent Badone, l’ancien DGS de La Clusaz, qui a été l’un des acteurs du changement de modèle touristique de la station sur un modèle quatre saisons. Par exemple, les élus se questionnaient sur la pertinence de maintenir la patinoire ouverte l’été, au regard des consommations énergétiques de l’équipement et de l’évolution de la demande d’usage. Il a fallu repenser les activités possibles sur ce site et accompagner les agents pour qu’ils puissent acquérir de nouvelles compétences et potentiellement exercer deux métiers, un pour l’hiver et un pour l’été. Cette approche de GPEC de la transition nous semble incontournable.
J'espère que l'intelligence artificielle, en s'introduisant dans ces plateformes, pourra fluidifier les processus et réintroduire de l'intelligence là où tout était informatiquement figé.
Par ailleurs, nous avons créé, il y a environ deux ans et demi, un nouveau service de managers de transition qui compte une vingtaine de personnes. Sur ce modèle, nous avons réfléchi à proposer un service aux collectivités spécifiquement dédié à la transition écologique.
Ce service propose trois types d’intervention aux collectivités. Première activité : la sensibilisation des élus locaux et de leurs services aux enjeux de la transition écologique. Nous avons d’ailleurs organisé une action de sensibilisation à Cornier – une commune située à 1 000 mètres d’altitude en Haute-Savoie – en mai 2024 qui a rassemblé une cinquantaine à une soixantaine de collectivités et de nombreux élus1. Deuxième activité : l’accompagnement des petites collectivités qui ne disposent pas nécessairement de l’ingénierie (ingénieurs, techniciens, facilitateurs, risk managers, communicants, médiateurs, gestionnaires de crise, etc.) nécessaire pour mener à bien leurs projets de transition écologique. Nous pouvons les aider sur des projets concrets. Laurent Badone, qui fait partie de l’équipe de consultants transition de notre nouveau service, a ainsi réalisé un budget vert pour une intercommunalité, la communauté de communes Arve & Salève, située au centre du département2, suite à la mise en œuvre de l’annexe budgétaire « Impact environnemental » du décret du 16 juillet 2024 obligatoire pour toutes les collectivités et EPCI de plus de 3 500 habitants. Il vient de rendre son travail sur ce sujet. Troisième activité : la coordination, où nous jouons un rôle d’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO) pour appuyer les structures dans la mise en œuvre de leurs projets de transition écologique. Une mission de coordination vient, par exemple, de se mettre en place à Chamonix dans le cadre de la « Mission adaptation » qui est la mesure 25 du nouveau Plan national d’adaptation au changement climatique. L’objectif est d’accompagner en interne la Communauté de communes de la Vallée de Chamonix Mont-Blanc à structurer son approche.
2 – La transformation des métiers de la territoriale
Les collectivités sont confrontées à une mutation profonde des métiers. Cette transformation est principalement dictée par deux enjeux majeurs : la digitalisation et l’arrivée des nouvelles technologies, que l’on peut appréhender de manière globale, et les enjeux environnementaux, qui vont sans aucun doute bouleverser le paysage professionnel à venir. Ces enjeux croisent d’autres thématiques, comme l’évolution démographique et culturelle, et vont transformer non seulement le « quoi faire » des métiers, mais surtout le « comment faire » et le « pourquoi faire ». Le sens du service public, souvent incarné par la proximité et l’utilité sociale, va être impacté par les nouvelles attentes des usagers et leurs contraintes. Nous observons déjà une sorte de bifurcation. L’enquête Bifurcation RH. Écologie et redirection du travail municipal, menée par la ville de Grenoble, illustre bien cela en interrogeant les conditions d’action des agents face aux transitions. On y voit l’impact sur des métiers comme l’entretien, les espaces verts, la petite enfance, la maintenance et même les mécaniciens3. Notre centre de gestion suit cela de près.
Selon moi, cette mutation va entraîner l’émergence de nouveaux métiers. Je pense notamment aux métiers liés à l’informatique, à l’accompagnement aux usages des outils numériques et à l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA).
Parallèlement, certains métiers vont se transformer en profondeur, comme ceux des directeurs de cabinet, des chargés de communication et même des directeurs généraux qui, comme moi, utilisent déjà l’IA pour gagner du temps.
Les collaborations inter-services vont également évoluer. Cette situation nous amène à nous interroger sur la nécessité de sortir d’une approche purement statutaire pour gagner en adaptabilité face à ces changements rapides. Il faudra aller vers une gestion des ressources humaines à la fois qualitative mais aussi basée sur les capacités. Le rôle des directeurs des ressources humaines (DRH) va devenir essentiel : ils seront des facilitateurs de parcours, des animateurs du dialogue social et des garants des transitions. Les collectivités devront se doter des outils nécessaires pour moderniser les métiers de la fonction publique. La question de l’attractivité, que nous abordons en raison des difficultés de recrutement, accentuées par la proximité de la Suisse et ses salaires plus élevés, est également liée à cette transformation. Le recours croissant aux contractuels, surtout près de la frontière suisse, questionne l’architecture même de la fonction publique territoriale, ses conditions d’entrée et les parcours de carrière.
3 – L’enjeu de l’accompagnement des agents publics face à ces évolutions
La formation des cadres et des agents de la territoriale est le domaine réservé du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Pour autant, au Centre de gestion de Haute-Savoie (CDG 74), nous nous y intéressons beaucoup, notamment en ce qui concerne l’accompagnement et la montée en compétences des agents. Notre approche consiste à mieux comprendre l’environnement, à interroger les pratiques existantes et à retrouver des marges de manœuvre dans un contexte de plus en plus complexe. L’accompagnement proposé au CDG 74 repose sur trois axes. Tout d’abord, elle doit être un espace de structuration face à la complexité, à la transversalité et à la technicité des sujets. Nous avons d’ailleurs des experts au sein du CDG 74. Ensuite, elle doit être contextualisée et toujours rattachée au réel, en expliquant le « pourquoi » des actions, plutôt que de proposer des formats génériques et descendants. Nous privilégions des formats plus immersifs, expérientiels et collaboratifs. Nous animons, par exemple, des « petits déjeuners management » pour nos collègues RH, nous avons aussi un groupe de DG/DRH sur des sujets prospectifs, et organisons des journées dédiées à la santé et à la qualité de vie au travail. Enfin, troisième axe, elle doit être appréhendée comme un investissement à long terme. La complexité actuelle ne se résout pas facilement, elle nécessite d’être comprise et abordée collectivement, avec des compétences différentes et solides. Je ne crois pas à la personne qui viendra sauver le monde seule, mais plutôt à une approche transversale et pluridisciplinaire. Dans cette optique, notre CDG 74 est en cours de démarche pour obtenir la certification Qualiopi4. Cela nous permettra de dispenser auprès de nos collectivités ce savoir d’expérience en matière de formation.
4 – Le projet de simplification administrative porté par le Gouvernement
Sur la question de la simplification administrative, je tiens à exprimer une certaine prudence. Bien sûr, je ne suis pas contre la simplification en soi. Cependant, il est essentiel de toujours se poser la question du « pourquoi » une réglementation ou une loi a été mise en place. Elles répondent souvent à un besoin de protection des usagers, des citoyens ou de certaines catégories de personnes. Il faut donc analyser attentivement les conséquences potentielles d’une simplification pour éviter qu’elle ne prive de droits certains citoyens qui ont acquis une protection au fil du temps grâce à ces réglementations. Cela dit, il existe sans doute des gains de productivité à réaliser en travaillant sur la simplification. On observe parfois un télescopage de réglementations ou de lois qui peut créer des contradictions et complexifier les choses. Prenons par exemple la construction de notre bâtiment où nous nous sommes aperçus que les réglementations sur l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap peuvent parfois être en contradiction avec les normes de sécurité incendie ! Il y a donc certainement des sujets sur lesquels une simplification législative peut avoir un effet positif.
Cependant, je pense qu’aujourd’hui, ce qui rigidifie notre réglementation, c’est souvent l’utilisation des outils numériques. On raisonne davantage par les outils que par l’esprit de la loi. L’agacement et la charge mentale des usagers sont souvent liés au fait que l’on utilise des plateformes sur lesquelles l’interaction humaine est limitée. Si une situation ne correspond pas aux cases prédéfinies, l’usager se retrouve démuni. À mon avis, c’est là le véritable enjeu : est-ce l’outil numérique qui a figé l’application de la réglementation ou l’inverse ? L’utilisation massive des outils informatiques et des plateformes numériques a parfois bloqué l’intelligence que l’on pouvait avoir dans l’application de la réglementation, nous rendant dépendants et frustrés face à des procédures qui semblent inaccessibles.
J’espère que l’intelligence artificielle, en s’introduisant dans ces plateformes, pourra fluidifier les processus et réintroduire de l’intelligence là où tout était informatiquement sédimenté. Nous ne pouvons que le souhaiter. Donc, prudence quant à la simplification…
5 – Une innovation publique socialement utile et ancrée territorialement
L’innovation publique doit avoir deux sens majeurs : elle doit être socialement utile avant tout, car innover pour le simple plaisir n’a pas beaucoup de portée. Ensuite, elle doit être territorialement ancrée et humainement appropriée ; il est essentiel qu’elle soit au service de l’humain et que les initiatives ne soient pas imposées sans adhésion. Contrairement à certaines idées reçues, je crois que l’innovation institutionnelle est possible. Elle permet de transformer les manières de gouverner, d’agir et de coopérer. L’exemple de la prospective stratégique de la Commission européenne5 montre qu’une réflexion à long terme, croisant les expertises, intégrant les citoyens et utilisant des méthodes spécifiques, peut produire des effets positifs. Il est vrai que, dans une société où tout est rapide, il peut être difficile d’accepter le temps long nécessaire à l’innovation institutionnelle.
L’innovation doit également être pensée comme une pratique de soin : le soin du collectif, des communs, du vivant. Comme le dit la sociologue Dominique Méda dans le grand entretien de votre dernier numéro, les politiques publiques doivent réparer le monde6.
Les ruptures brutales avec les logiques du quotidien ne fonctionnent pas ; il faut des effets régénératifs. L’innovation peut être un outil, une attitude, une capacité à se décaler et à réfléchir différemment. En matière de gestion des ressources humaines (GRH), il y a beaucoup de place pour l’innovation. Elle permet d’accompagner les besoins des collectivités.
À mon avis, le prochain mandat municipal sera marqué par la transition écologique, la mondialisation, avec des effets géopolitiques sur nos territoires, la question du financement et des ressources de l’action publique locale, avec la difficulté croissante à recourir à l’impôt dans un contexte de contestation fiscale. Parmi les enjeux de fond, qui s’inscrivent sur le plus long terme, nous allons être confrontés au vieillissement de la population, il faut préparer dès maintenant cette transition démographique. Et comme nous l’avons évoqué, l’impact de l’IA va se faire sentir sur la territoriale, avec une transformation en profondeur des métiers. Sur cette question, notre Centre de gestion va l’utiliser pour le traitement automatisé du classement des arrêtés et des contrats. Autre enjeu majeur : l’attractivité des métiers de la fonction publique. En matière de recrutement, par exemple, nous avons recours à des outils pédagogiques différents pour capter les plus jeunes, comme une bande dessinée en cours d’impression (lire encadré), ou des escape games ou serious game pour tester les candidats et évaluer en situation leurs réactions et comportements. Thonon Agglomération fait partie des premières communautés d’agglomération à tester cet escape game. Nous travaillons aussi en ce moment avec France Travail sur le recrutement par simulation pour identifier les agilités au-delà des compétences. On le voit, l’innovation est présente un peu partout dans la territoriale, qui par nature expérimente beaucoup.
Une BD pour partir à la découverte des métiers de la fonction publique
En recherche de supports ludiques pour permettre de présenter la richesse et la diversité des métiers, le CDG 74 publie une BD intitulée FPT, agents en action, de l’illustratrice Myriam Bouima. Les jeunes vont pouvoir prendre conscience de la réalité des métiers, de leur proximité et des possibilités de parcours professionnels envisageables, en découvrant plusieurs personnages.
La commune de Potinville accueille, dans le cadre de son festival Sérigolo, l’actrice de série policière, Julia. Le jour de sa venue, un meurtre est commis. Ce n’est autre que le maire qui a été assassiné ! Julia décide de mener l’enquête avec un policier municipal. Suivez-les au sein des différents services de la commune : école maternelle, la crèche, les services techniques et administratifs ainsi que l’animation, afin de découvrir qui était le maire et pourquoi quelqu’un avait intérêt à le faire disparaître.
- Cet événement a été organisé par l’Association des maires de Haute-Savoie et la direction départementale des territoires de la Haute-Savoie.
- Arve & Salève regroupe huit communes engagées dans une vie active sur le territoire et orientées vers la transition écologique. C’est un territoire rural situé aux portes de Genève.
- Nessi J., « Comment l’écologie transforme-t-elle le travail des agents territoriaux ? », Horizons publics mars-avr. 2025, no 44, p. 12-13.
- La certification Qualiopi est obligatoire pour tous les prestataires d’actions concourant au développement des compétences, et ce, depuis le 1er janvier 2022. Sur la base d’un référentiel élaboré par le Gouvernement, la certification Qualiopi atteste de la qualité des prestations de formations délivrées par les organismes de formation, y compris les formateurs indépendants. Elle leur permet d’accéder aux fonds publics et mutualisés (source : Afnor).
- Nessi J., « La prospective à la Commission européenne », Horizons publics mars-avr. 2025, no 44, p. 16-19.
- Chemla S., « Les politiques publiques doivent réparer le monde », Horizons publics mars-avr. 2025, no 44, p. 20-27.