Frédéric Gilli:«L’avenir de la démocratie passe par l’écoute réelle des habitants»

Le 2 septembre 2022

Frédéric Gilli est docteur en économie, spécialiste des questions urbaines et a été lauréat du prix du jeune urbaniste en 2010. Professeur associé à l’École urbaine de Sciences Po Paris, il est directeur associé de l’agence de concertation et d’accompagnement du changement Grand Public et cofondateur de la revue Metropolitiques.

 

Il a publié en février 2022 La promesse démocratique. Place aux citoyens ! , fruit de dix années de recherche et de recueils de témoignages de citoyens français parlant de leur vie, de la politique, etc. Son livre leur donne la parole et se fait l’écho de leur pensée, recommandant une approche plus exigeante de la démocratie participative associant davantage la parole des habitants aux grands choix stratégiques. C’est un plaidoyer pour la démocratie et un hommage à la parole et à l’écoute dans un monde où personne n’écoute plus personne.

 

Frédéric Gilli analyse les fractures et crises de la démocratie française (et occidentale), qui se font de plus en plus nombreuses ces dernières années, et il appelle le lecteur à s’interroger et débattre autour de ces questions qu’ouvre la promesse démocratique.

BIO EXPRESS

2004
Soutenance de sa thèse Choix de localisation des entreprises et périurbanisation des emplois (université Lille 1 et École nationale des ponts et chaussées)

2007-2010
Directeur délégué de la chaire Ville à l’Institut d’études politiques de Paris et lancement de la revue en ligne Metropolitiques.eu

2012
Prend la direction, avec Laurent Sablic, de l’agence Campana-Eleb-Sablic, qui produit des émissions, réalise des reportages en donnant directement la parole aux habitants et organise des actions de concertation dans les entreprises et les territoires

2014
Publie Grand Paris. L’émergence d’une métropole (Presses de Sciences Po)

2017
L’agence Campana-Eleb-Sablic est rebaptisée Grand Public

2022
Publie La promesse démocratique. Place aux citoyens ! (Armand Colin) et, avec Aurélien Delpirou, 50 cartes à voir avant d’aller voter (Autrement)

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Depuis le début de ma vie professionnelle, j’ai toujours cherché à être à la fois dans la recherche et dans le monde professionnel. Ce positionnement hybride de recherche-action, associant un parcours de chercheur et une action au contact des habitants et des décideurs, permet de confronter les idées aux réalités vécues. Elle nourrit en permanence ma réflexion sur la crise démocratique. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que nous avons dans notre pays des experts de grande qualité, des élus volontaires et des habitants qui ont envie de changer les choses, or, malgré ce contexte favorable, notre pays n’arrive pas à se transformer. On nous parle de « Gaulois réfractaires », mais, depuis 2007, à chaque scrutin présidentiel, les Français votent « pour que ça change » : ils ont choisi la « rupture » avec Nicolas Sarkozy en 2007, le « changement » avec François Hollande en 2012, ou encore « la révolution » pour Emmanuel Macron en 2017. Ce récit dénonçant une population rétive au changement n’est pas fortuit : il traduit la défiance réciproque des habitants dans leurs élites et, symétriquement, des élites dans leurs concitoyens. À quelques exceptions près, les dirigeants ont une piètre opinion des habitants et, même quand ils leur donnent la parole sous la forme de « démarches participatives », c’est sous une forme contrainte et compartimentée : ils ne croient pas en leur intelligence collective et c’est un des nœuds de la crise globale de nos régimes démocratiques occidentaux Les réflexions sur la panne du pays ne sont pas nouvelles. En 2010, Yann Algan et Pierre Cahuc avaient publié La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit ? 2, selon moi, l’avenir de la démocratie passe par un renouveau de la participation, en ne restreignant pas l’expression des habitants à la seule recherche de solutions techniques complémentaires mais en les associant pleinement à la définition des problèmes à résoudre. Une partie de notre malheur actuel (aggravé par la domination des cadres de pensée technocratiques) est de nous précipiter sur la recherche de réponses avant de nous être assurés que nous avions une bonne représentation des problèmes. Or, nous ne sommes plus capables de nous représenter collectivement le monde dans lequel on vit et on évolue. Il y a une perte de repères qui, non traitée, engendre une perte de confiance quant au fait d’être ensemble partie d’un même collectif citoyen. C’est pourtant la promesse de base de la démocratie au xviiisiècle : des individus libres et consentants iront plus loin ensemble et sauront se doter par eux-mêmes des règles et des priorités pour favoriser l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Mais aujourd’hui, faute d’être régulièrement reconstitué, cet intérêt général est en crise. Ce n’est pas de l’asséner plus fort ou de manière plus « pédagogique » qui va changer les choses : il faut revoir les conditions de la participation pour revivifier la démocratie. Nous avons besoin de ce que j’appelle « une démocratie augmentée » pour faire venir ceux qui ne participent pas (les ouvriers, les jeunes, les chômeurs, les femmes isolées, les personnes très âgées, les artisans, etc.) et ne pas nous résigner à leur absence.

« S’il y a une crise de la démocratie, c’est avant tout une crise de la parole. On s’écoute plus », écrivez-vous. La parole a-t-elle été confisquée dans notre démocratie ?

Les habitants se plaignent souvent d’être écoutés trop tard, l’écoute intervient à un moment où cela devient trop difficile de faire marche arrière. Les objectifs des réformes ont été énoncés, les paramètres ont été calés, etc. Il est trop tard et il ne reste plus qu’à discuter les modalités pratiques de mise en œuvre… Et si les habitants ne partagent pas les objectifs tels qu’ils sont énoncés ? Les débats n’ont pas d’espaces où être menés. Après la crise des Gilets jaunes, le Grand débat national a été accueilli avec un mélange de méfiance et de soulagement par les Français, car il a été organisé dans un cadre trop fermé, donnant le sentiment d’une fausse concertation. Les processus participatifs sont trop normalisés, il y a une incapacité chronique des pouvoirs publics à installer des espaces de discussion où tout le monde est égalitaire. La parole du citoyen est confisquée à tous les niveaux : l’appareil d’État a institutionnalisé le décalage entre sa vision officielle du monde et les réalités vécues par les habitants. Les professionnels de la participation eux-mêmes se retrouvent prisonniers de logiques expertes et les personnes qui ne s’expriment pas spontanément restent invisibles dans les espaces démocratiques (élections, médias, processus participatifs, représentations artistiques, etc.). Les concertations sont souvent biaisées et instrumentalisées par ceux qui les organisent : elles servent souvent à faire la pédagogie du projet, avec pour finalité non pas la participation, mais la communication. Pourtant, nous n’avons jamais été aussi proches de réaliser la promesse démocratique d’une émancipation individuelle et collective et d’une maîtrise de nos vies et de notre avenir.

Les concertations sont souvent biaisées et instrumentalisées par ceux qui les organisent : elles servent souvent à faire la pédagogie du projet, avec pour finalité non pas la participation, mais la communication.

La démocratie participative est-elle devenue un business florissant ? Quel regard portez-vous sur le rôle et le poids pris par les grands cabinets de conseil dans le secteur public que le rapport du Sénat, Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques3, a fait éclater en 2022 ?

Cela fait une quinzaine d’année que, sous l’égide de la CNDP et des exigences de concertation pour les collectivités locales, un marché de la « participation » s’est développé. Un modèle apolitique de débats s’est généralisé, donnant la main aux experts, aux services techniques ou aux militants associatifs. Cette approche excessivement technique explique largement la très faible fréquentation des salles par les citoyens « normaux ». Ce modèle s’est généralisé à l’échelle nationale quand il a été question de « concerter » les politiques avec les habitants : il était idéologiquement et formellement tout à fait prêt à être « digéré » par les grands cabinets de conseil acteurs de la libéralisation de l’état (il partagent d’ailleurs la même paternité idéologique avec W. Lippmann). Les cabinets de conseil se sont profondément installés dans le pays depuis une vingtaine d’années à mesure de la dépolitisation de l’action publique et de sa mise en coupe réglée suivant les principes du « new public management » : pour bien gérer, la France a besoin de bons experts rompus aux solutions du privé et de bons communicants pour les faire avaler aux citoyens. Cela a traversé tous les quinquennats depuis les années 2000. Cette vision s’est propagée à l’hôpital, dans la territoriale. Avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, la question de la crise démocratique s’est progressivement installée. Après une « grande marche » durant l’été 2016, en habillant leurs recommandations de phases de concertation plus ou moins sincères (qui ne portent jamais sur les enjeux politiques ou stratégiques sous-jacents, le choix des terrains étant laissé à la discrétion des experts et des dirigeants) : les acteurs du conseil et de la communication ont rajouté cette corde à leur arc…

Votre essai est un plaidoyer pour la démocratie et un hommage à la parole et à l’écoute dans un monde où on ne s’écoute plus trop. Comment sortir de cette crise de la parole et insuffler un nouveau souffle à la démocratie ?

C’est déjà de faire venir ceux qui ne participent pas, de les écouter vraiment en allant sur le terrain comme le travail de concertation que nous avons pu mener dans les quartiers d’Aplemont au Havre. Durant deux ans, de 2014 à 2016, nous avons dû renouer le dialogue avec les habitants pour les associer le plus possible et coconstruire avec eux l’avenir du quartier résidentiel d’Aplemont au Havre, une cité-jardin composée de petits pavillons vieillissants auxquels les habitants. Pour écrire avec eux le schéma d’aménagement du quartier, il a suffi d’aller écouter les habitants, mettre chacun en situation de dire ce qu’il pensait, même ceux qui n’avaient jamais réfléchi expressément à leur quartier auparavant. Cet exercice a pu être mené à son terme grâce à des efforts pour augmenter le nombre de participants, la diversité des publics, l’ouverture des débats et l’attention aux propos de ceux qui parlent. Deuxième exemple : une concertation organisée à l’initiative de la communauté urbaine Grand Paris Seine & Oise. C’est en allant écouter les habitants, sur leur vision de l’endroit où ils souhaitaient vivre, son caractère, son avenir, ses problèmes, qu’est apparu un regard commun à la fois sur leur territoire et sur les conditions pour pouvoir y vivre ensemble. Cet exercice de concertation réalisé en quelques mois a permis d’élaborer un projet cohérent et de surmonter les oppositions politiques. Finalement, le regroupement de soixante-dix communes pour former Grand Paris Seine & Oise, à l’issue de la loi sur le Grand Paris, a pu se faire grâce à la participation et selon la volonté des habitants. Ces approches très ouvertes et très politiques ne sont pas réservées aux schémas d’aménagement ou aux projets de territoire : il y a vingt ans, c’est sur ces mêmes principes que la loi SRU a été imaginée. Encore faut-il des dirigeants volontaires !

Vous défendez la notion de « démocratie augmentée » dans votre ouvrage. En quoi consiste cette démocratie augmentée ? Est-elle en mesure d’apporter des solutions à la crise de la démocratie que nous connaissons dans notre pays ?

Les deux exemples que je viens de citer illustrent justement cette démocratie augmentée, une démocratie de l’écoute, qui redonne la parole à ceux qui ne la prennent pas habituellement, et qui le fait à leurs conditions à eux : ils sont libres de définir eux-mêmes les contours du sujet, le fait qu’il n’y ait pas une thématisation a priori favorise le fait que tout le monde soit à égalité et puisse utilement contribuer… Dans ce cas, la démocratie est augmentée de nouveaux publics et de nouvelles approches des problèmes, comme le soulignait déjà J. Dewey en 1925. Libérée de ses oripeaux technocratiques, les concertations peuvent contribuer à réenchanter la démocratie, à condition qu’elle soit menée de manière authentique, en prenant le temps et dans une vraie démarche d’écoute. On se réunit pour se « re-trouver », se « re-connaître » et se « ré-unir ». La rencontre humaine doit être au cœur de la réunion pour reprendre les termes de Paul Ricœur4, un débat public est l’occasion d’une triple reconnaissance : reconnaissance de soi, reconnaissance mutuelle, et reconnaissance sociale la réunion doit donc susciter une dynamique collective qui répond à ce besoin d’échanges exprimés par tous les citoyens à longueur de sondages et qui de ce fait, produit à la fois du sens, des décisions mais aussi des marges de manœuvre pour les déployer. Ce dernier point est décisif. On l’a vu pendant la convention sur le climat : il ne s’agit pas simplement de trouver de bonnes idées, il faut créer les conditions pour qu’elles s’imposent dans l’agenda politique… et c’est aussi le rôle des démarches démocratiques. Elles doivent assumer cette part précisément « politique ». Il s’agit de permettre aux citoyens et aux citoyennes de retrouver le sentiment bien réel qu’ils et qu’elles ont une prise sur le réel pour construire l’avenir et de leur dire que leurs paroles comptent. La promesse démocratique, telle que j’ai voulu l’exprimer dans ce livre, c’est tout ça !

Si, cette promesse démocratique n’est pas tenue aujourd’hui c’est que la parole des habitants et des citoyens est trop souvent reléguée par des mécanismes de déviation et de contournement… Cela ne concerne pas seulement les gouvernants nationaux ou locaux : les grandes associations, les syndicats, la plupart des institutions souffrent du même syndrome du renfermement sur ses propres certitudes et ses logiques internes captées par les guerres d’appareil… C’est des effets de systèmes qui conduisent à mettre de côté les paroles qui dérangent au lieu de se nourrir des critiques pour mieux appréhender toutes les dimensions du monde contemporain ! Durant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron a promis « un nouveau grand débat permanent » autour des réformes. Le président de la République assurait qu’en cas de réélection, il débattrait avec les Français autour de plusieurs chantiers majeurs, comme l’école, la santé ou la réforme institutionnelle. Espérons que ces nouveaux exercices de démocratie participative privilégient l’écoute réelle des habitants. Nous verrons s’il restera dans l’histoire comme le président qui aura résolu la crise démocratique de son pays.

  1. Algan Y. et Cahuc P., La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit ?, 2010, Éditions Rue d’Ulm.
  2. Sénat, Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques, rapport de Mme Éliane Assassi, fait au nom de la CE Cabinets de conseil, t. I (2021-2022), no 578, 16 mars 2022 ().
  3. Ricœur P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, 2004, Stock.
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