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La démocratie participative, un marché de plus en plus concurrentiel

Le 26 janvier 2019

La participation des citoyens, des habitants ou encore des usagers est devenue aujourd’hui un point de passage obligé de l’action publique locale. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, la démocratie participative ne s’est pas seulement professionnalisée, elle est devenue un véritable marché. Des consultants aux profils divers se sont multipliés proposant des prestations et des activités à la carte pour « faire de la démocratie participative ».

Résumé

La démocratie participative est dans l’air du temps. Elle n’est plus seulement une cause défendue par les militants des luttes urbaines ou écologistes ou un projet politique porté par des acteurs souhaitant changer la vi(ll)e, elle est aussi devenue un marché. En France, ce marché du conseil spécialisé dans la conception, l’animation et l’évaluation des dispositifs de participation est principalement structuré par la commande publique locale.

 Depuis le début des années 2000, on a assisté à la constitution d’administrations dédiées à la participation citoyenne mais également à l’augmentation et à la diversification des profils des consultants. Le marché est ainsi de plus en plus segmenté et concurrentiel. Comme tout marché, il obéit à des logiques structurelles : il a besoin de croître en développant de nouveaux besoins, il est structuré par des règles de concurrence et de rationalisation des coûts, et des logiques de standardisation/différenciation.

 Les prestataires forment un univers nébuleux, particulièrement fragmenté et concurrentiel. Alors que les premiers consultants spécialisés dans la participation des habitants étaient peu nombreux et directement issus des luttes urbaines des années soixante-soixante-dix, on assiste depuis le début des années 2000 à une augmentation très nette du nombre de prestataires positionnés sur le marché, et surtout à une forte diversification des profils.

La démocratie participative est dans l’air du temps. Les discours et les dispositifs valorisant la participation des citoyens, usagers, habitants se sont multipliés avec parfois une imagination sans limite : forums citoyens, budgets participatifs, débats publics, civic tech, cartographies participatives, balades urbaines, etc. Le développement exponentiel de ces expérimentations participatives parfois réduites à de simples applications numériques ou techniques de gestion des prises de parole rappelle qu’aujourd’hui la démocratie participative n’est plus seulement une cause défendue par les militants des luttes urbaines ou écologistes qui réclamaient une place à la table des discussions et des négociations. Elle n’est plus non plus seulement un projet politique porté par des acteurs souhaitant changer la vi(ll)e. La participation citoyenne est devenue une obligation légale, notamment dans le domaine de l’aménagement urbain et la vie des quartiers. Elle est un totem valorisé par les élus locaux en quête de légitimité mais aussi un ensemble de méthodes disponibles censées répondre à des problèmes toujours plus divers et parfois contradictoires : moderniser l’administration et améliorer l’efficacité de l’action publique, favoriser l’inclusion sociale et renforcer le lien social, restaurer la confiance dans les représentants, renforcer la confiance des citoyens.

Un marché au double sens du terme

Faire participer est ainsi devenu un point de passage obligé de l’action publique notamment locale. Elle s’incarne dans des règles juridiques, des appels d’offre fléchés en matière de prestations intellectuelles sur le domaine de l’expertise participative, des fiches de poste. Aussi, et c’est sans doute l’une de ses dimensions les plus marquantes, la gestion de cette offre publique de participation est aujourd’hui de plus en plus professionnalisée. Une nébuleuse de professionnels chargés de la faire vivre, d’animer ou encore de l’évaluer s’est constituée et consolidée depuis le début des années quatre-vingt-dix. L’amateurisme est d’ailleurs érigé en figure repoussoir. L’idée selon laquelle « la participation ne s’improvise pas » ne fait plus débat. Pour mettre en œuvre la participation, il faut aujourd’hui recourir à des méthodes et des procédures éprouvées par des professionnels formés et reconnus. L’explosion des formations qualifiantes professionnelles et universitaires sur le domaine de la participation citoyenne le rappelle. Si nombre de ces professionnels vivent pour la participation citoyenne, au sens où ils y déploient un sens militant, ils vivent aussi de la participation : leur emploi et/ou leur rémunération en dépend. Aussi, la démocratie participative ne s’est pas seulement professionnalisée, elle est devenue un marché1.

Ce marché peut s’entendre dans un sens métaphorique : les élus locaux et leurs équipes déploient des trésors d’énergie et d’imagination pour innover, se démarquer, et se distinguer sur le marché des territoires dans une course au mieux disant participatif. Mais ce marché peut aussi s’entendre dans un sens économique : des biens et des services participatifs s’échangent contre rémunération dans un jeu de l’offre et de la demande entre prestataires et commanditaires.

En effet, et même si cela peut paraître de prime abord surprenant, la démocratie participative n’échappe pas au processus d’externalisation observable dans la plupart des secteurs de l’action publique. Il existe un marché du conseil spécialisé dans la conception, l’animation et l’évaluation des dispositifs de participation. En France, ce marché est principalement structuré par la commande publique locale. Les collectivités territoriales sont les principales organisatrices de dispositifs participatifs. En témoigne, depuis les années 2000, la création d’administrations dédiées à la participation citoyenne dans les grandes agglomérations (Paris, Lyon, Nantes, Bordeaux, Strasbourg, Lille, Grenoble, etc.) comme dans des plus petites communes (Feyzin, Saillans, Niort, La-Roche-sur-Yon, etc. ). Les chargés de mission dont les dénominations fluctuent (démocratie locale, participation des citoyens et vie associative, démocratie de proximité, etc.) mais dont l’activité intègre une dimension participative sont encore plus nombreux. En dépit des compétences dont les collectivités disposent désormais, ces dernières font régulièrement appel à des consultants pour des compétences ou des ressources humaines complémentaires ou pour une expertise indépendante destinée à sécuriser le déroulement du processus participatif. Ainsi, dans les faits la commande publique a cru en même temps que les administrations. Cette commande publique locale structure largement le marché de la participation, et les professionnels en sont globalement dépendants. Aussi s’efforcent-ils d’entretenir, voire de créer, la demande de leurs commanditaires potentiels en mettant l’accent sur la force de la demande sociale de participation (via, par exemple, la publication de sondages ou de baromètre), sur l’importance du respect de règles procédurales ou encore sur les multiples innovations disponibles. Comme tout marché, ce marché du conseil en expertise participative obéit à des logiques structurelles : il a besoin de croître en développant de nouveaux besoins, il est aussi structuré par des règles de concurrence et de rationalisation des coûts. Pour rendre compte de ce marché de la démocratie participative, on peut souligner deux éléments : d’une part, on a assisté à une augmentation et à une diversification des profils des consultants et d’autre part, il n’existe pas un mais des marchés très segmentés et plus ou moins concurrentiels.

Au-delà des profils, les prestations et activités proposées par ces consultants sont également foisonnantes, suggérant l’existence d’une « participation à la carte » répondant à toutes sortes de situations dans lesquelles les commanditaires potentiels pourraient se trouver : « proposer en amont du projet de réaliser une radiographie du contexte, des impacts et des enjeux du futur aménagement » ; « connaître les besoins et évaluer la satisfaction des habitants » ; « mettre en place des outils de communication citoyenne » ; « former des modérateurs de discussion ».

Une diversification des profils des consultants

Les marchés publics dédiés à l’expertise participative sont passés par des commanditaires aux profils divers (communes, intercommunalités, conseils généraux et régionaux, grandes entreprises d’aménagement, services déconcentrés de l’État, etc.) sur des segments d’action publique également nombreux (environnement et développement durable, grands projets d’aménagement, aménagement urbain, politique de la ville et renouvellement urbain, projets de déplacement urbain et de transports, projets de territoire et de prospective, ou encore sur le segment de l’innovation participative). Les commanditaires sont principalement des collectivités locales (environ 80 % des marchés). Toutefois, les marchés les plus importants émanent souvent des grands maîtres d’ouvrage dans le cadre de la procédure du débat public de la Commission nationale du débat public (CNDP). Les montants des marchés varient très fortement selon le commanditaire, la durée du marché et le type de prestations attendues : les marchés repérés vont ainsi de quelques milliers d’euros (création de panneaux d’information et organisation de réunions publiques pour la révision d’un plan local d’urbanisme d’une petite commune) à un million d’euros pour un marché global d’assistance dans le cadre d’un débat public CNDP. Ces derniers sont de très gros marchés (plusieurs centaines de milliers d’euros) mais ils sont très peu nombreux (une dizaine par an même si le nombre tend à augmenter en raison de la réforme de la procédure). Pour ce qui concerne le marché lié aux collectivités locales, on peut repérer des commandes publiques directement liées à la mise en œuvre d’obligations légales (conseils citoyens, Plan climat énergie et territoires, etc.) et d’autres qui correspondent à des expérimentations volontaires (budget participatif, jury citoyen, etc.).

Les prestataires forment un univers nébuleux, particulièrement fragmenté et concurrentiel. Alors que les premiers consultants spécialisés dans la participation des habitants étaient peu nombreux et directement issus des luttes urbaines des années soixante-soixante-dix, on assiste depuis le début des années 2000 à une augmentation très nette du nombre de prestataires positionnés sur le marché, et surtout à une forte diversification des profils. Plusieurs segments d’activités professionnelles ont en effet trouvé un intérêt à investir la participation. Dans les années quatre-vingt-dix, les communicants publics vont, par exemple, se construire une expertise en matière de participation pour légitimer leur existence. Aujourd’hui, on retrouve sur le marché de l’expertise participative toute une kyrielle de consultants dont le rapport à la participation peut être parfois très distant (conseil en management, intelligence collective, développement personnel, bureau d’ingénierie, etc.). Au sein de la nébuleuse participative co-existent ainsi des consultants aux profils variés : anciens travailleurs sociaux ou chefs de projet politique de la ville, architectes, urbanistes, conseillers en communication ou en management, consultants-chercheurs, etc. Leurs structures d’activités sont tout aussi disparates : cabinets de conseil, sociétés coopératives ou encore associations. Au-delà des profils, les prestations et activités proposées par ces consultants sont également foisonnantes, suggérant l’existence d’une « participation à la carte » répondant à toutes sortes de situations dans lesquelles les commanditaires potentiels pourraient se trouver : « proposer en amont du projet de réaliser une radiographie du contexte, des impacts et des enjeux du futur aménagement » ; « connaître les besoins et évaluer la satisfaction des habitants » ; « mettre en place des outils de communication citoyenne » ; « former des modérateurs de discussion ». Toutes ces prestations sont l’occasion de développer des outils participatifs très diverses : baromètres de la concertation, atelier de travail urbain, balade urbaine, conférences de citoyens, etc.

Au sein de cette nébuleuse, on peut distinguer deux catégories d’acteurs : des spécialistes de la participation qui affrontent de plus en plus souvent la concurrence de professionnels d’autres secteurs qui ont fait le choix de la diversification en investissant ce marché. Ces professionnels présentent des caractéristiques distinctes. Les spécialistes de la participation sont principalement des militants qui se sont professionnalisés, organisés en cabinet de conseil de moins de 10 salariés et présentant un fort capital académique (40 % de docteurs). Ils sont proportionnellement peu nombreux (pas plus d’une trentaine de structures de conseils revendiquent cette étiquette). Chez les non-spécialistes, on retrouve des petites structures de conseil issues d’horizon divers mais aussi de gros bureaux d’études en ingénierie, des agences de communication ou de conseil en management qui n’ont le plus souvent pas besoin de justifier leur expertise participative. Il est ainsi particulièrement difficile d’évaluer aujourd’hui le nombre de consultants qui vivent de la participation. Cette diversification des profils sur le marché de l’expertise participative rappelle également combien les prestations vendues autour du « comment faire participer » se sont banalisées. L’analyse des marchés publics passés sur cette thématique suggère d’ailleurs que les spécialistes de la participation sont loin d’être en situation de monopole, bien au contraire.

Des marchés très segmentés et plus ou moins concurrentiels

La participation est loin de former un marché unifié, les marchés sont plus ou moins concurrentiels. Le marché du débat public apparaît ainsi comme un marché très fermé : on ne dénombre qu’une dizaine de marchés par an, dont le montant est souvent supérieur à plusieurs centaines de milliers d’euros, et sur lequel seuls quelques prestataires sont positionnés. À l’inverse, le marché de l’aménagement urbain est beaucoup plus ouvert et concurrentiel : les marchés sont beaucoup plus nombreux, les prestations et les prix varient fortement et ils sont ouverts à la concurrence des consultants spécialisés, des bureaux d’études en ingénierie, des agences de communication, etc. Seuls les prestataires les plus dotés et les plus reconnus peuvent circuler d’un espace à l’autre, et donc être positionnés sur les différents segments de marchés. En revanche, tous sont contraints par les effets de la concurrence.

La démocratie participative est devenue un standard de l’action publique, un objet courant, ordinaire conformes à des normes de fabrication en grande série et soumis aux effets de la concurrence et des processus de rationalisation des conditions et des coûts de production.

Ainsi le marché de la participation citoyenne alimente des dynamiques de différenciation et de standardisation. D’un côté, les processus participatifs sont soumis aux lois d’un jeu de l’innovation permanente : en matière de participation citoyenne, il est toujours possible d’être le premier de quelque chose ! Et pour maintenir, ou gagner, des positions sur leur marché de la participation, prestataires et commanditaires doivent marquer leur différence et faire reconnaître l’excellence de leurs pratiques. De l’autre, des puissants effets de standardisation se font sentir. C’est là un effet mécanique du marché. L’impératif concurrentiel accroît l’enjeu de la rationalisation du travail et de la diminution des coûts au sein même de l’espace professionnel qui s’est aujourd’hui spécialisé dans l’assistance à maîtrise d’ouvrage sur les enjeux de participation et de concertation citoyenne. Ainsi, certaines prestations d’expertise participative ont subi les effets du passage en série (industrialisation de la prestation, extrême rationalisation des tâches à accomplir, recherche de gains de productivité, usage du « copier-coller ») ce qui tend à donner l’impression qu’en matière de participation « tout le monde fait la même chose ».

La démocratie participative est devenue un standard de l’action publique, un objet courant, ordinaire conformes à des normes de fabrication en grande série et soumis aux effets de la concurrence et des processus de rationalisation des conditions et des coûts de production. Son développement et son institutionnalisation sont ainsi moins le signe d’une conversion des élus et des élites aux vertus de la démocratie participative que celui de la disponibilité, à moindre coût, des procédures participatives. Les procédures sont donc de plus en plus dissociées des finalités politiques. Le cas des civic tech est assez emblématique de ces mécanismes dans lesquels sont confondus de simples applications numériques à dimensions managériales et des outils numériques visant à transformer la démocratie et ses institutions. La diffusion de la norme participative doit en effet beaucoup à sa flexibilité qui permet des appropriations multiples et différenciées. On comprend ainsi que sa diffusion traduit moins la conversion des acteurs aux vertus de la participation citoyenne que la disponibilité des procédures participatives supposées répondre à des enjeux toujours plus variés.

1. Mazeaud A. et Nonjon M., Le marché de la démocratie participative, 2018, Vulaines-sur-Seine, Éditions Du croquant.

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