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Récits de la tenue d’un bureau de vote

Bureau de vote
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Le 7 mars 2022

Aline Savoie est directrice d’accueil de loisirs à la municipalité d’Amiens, Jean-Christophe Iriarte-Arriola œuvre dans une association de lutte contre illettrisme dans cette même ville et Bruno Cristofoli construit des fusées en plus de sa vie d’élu local à Saint-Médard-en-Jalles. Respectivement secrétaire, assesseur et président de bureau de vote, ils nous partagent trois vécus de plus de dix années d’organisation des élections. À travers leurs anecdotes et leurs témoignages, nous découvrons qu’afin que se passe au mieux le court instant du rituel de l’isoloir, de l’urne et du « a voté ! », il aura fallu compter sur l’énergie et la bonne humeur de nombreuses petites mains qui fourmillent avant et pendant le jour du scrutin !

Le jour J est arrivé et c’est à l’aube que tout commence, vers 6 h 00 du matin, où Aline va chercher tout le matériel de vote avec son véhicule, retrouve ses collègues et s’entoure de gros bras pour l’aider à porter ce qu’il y a de plus lourd. Personne ne s’attarde, car le temps presse et il y a beaucoup à faire.

La grande valise noire qui comporte tous les éléments administratifs est évidemment la plus importante, mais ce qui compte aussi, ce sont tous les autres accessoires qui feront la convivialité de cette journée, autour d’un thé, d’un café, d’un petit quelque chose à grignoter pendant ces (parfois longues) heures d’ouverture du bureau de vote.

La préparation de cette journée aura débuté la semaine précédente avec les services municipaux (par exemple, la distribution des professions de foi) dont Bruno tient à souligner le professionnalisme dans sa commune. Il mentionne également le poids de cette organisation dans le budget municipal. Ainsi à Saint-Médard-en-Jalles, pour 30 000 habitants et 25 bureaux de vote, le budget de la mairie compte 100 000 euros dédiés à l’organisation des élections en 2022, en frais de personnel essentiellement, dont seulement 13 000 euros seront remboursés par l’État. Ce sont donc les agents municipaux qui sont à la manœuvre, quelle que soit l’échelle du scrutin (locale, nationale, européenne).

La veille, on procède à l’installation des isoloirs bien sûr, mais aussi au repérage des lieux que l’on ne connaît pas forcément, l’essai des clés pour vérifier que toutes les portes s’ouvrent bien, etc. Éviter les imprévus : « Et pourtant, des surprises, il y en a toujours ! », confie Aline.

Une fois sur place, un cahier d’une vingtaine de pages, confectionné par chaque municipalité, recense toutes les étapes à suivre, les numéros de téléphone à contacter, ce qu’il faut afficher, l’ordre des choses, etc. Avec le covid-19 ces procédures ont été revues, le contexte sanitaire ayant généré un surplus de travail pour aménager un protocole sanitaire spécifique. Bruno rappelle que, finalement, à chaque élection, il y a des règles nouvelles.

Il y a forcément un caractère un peu stressant dans ce souci de détail et de protocole. Cette tension redouble d’ailleurs selon les enjeux de l’élection en cours, ou le fait que deux se déroulent au même moment comme ce fût le cas récemment avec les élections régionales et départementales. Jean-Christophe évoque aussi les angoisses du premier tour des élections municipales de mars 2020, la peur d’être entassés dans un espace clos.

Jean-Christophe Iriarte-Arriola

Jean-Christophe Iriarte-Arriola est salarié d’une association de lutte contre l’illettrisme depuis 1994. Élevé dans une famille communiste, les élections ont toujours fait partie de son « quotidien » (qu’il s’agisse des campagnes, des jours de vote, des victoires, des défaites). Syndiqué depuis 1991, il a également milité avec l’association Droit au logement et aux côtés des sans-papiers. Il a été organisé à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) de 1992 à sa dissolution en 2009 et à ce titre, candidat aux élections législatives en 2007.

« L’exercice de la procuration pourrait être rendu plus clair, plus fluide, notamment pour les jeunes, ceux qui étudient hors de la ville », insiste Jean-Christophe.

Une fois que tout est en place, le président et les assesseurs arrivent à l’ouverture du bureau de vote. Le président fait le tour du bureau avec les personnels, il vérifie que tout est bien en place, que rien ne manque (les bulletins, les enveloppes, des tas équivalents, la liste d’émargement, etc.). C’est sous son autorité que vont se dérouler les élections, mais pas seulement, Bruno souligne l’importance pour le président de pouvoir apporter de la sérénité et de la bonne humeur !

Jean-Christophe nous explique qu’en tant qu’assesseur, quand il arrive tout est prêt, même le café ! Avec les années, il se rend bien compte que tout cela repose sur toutes les petites mains de la municipalité. La répartition des fonctions est d’ailleurs assez genrée, les présidents et les assesseurs sont presque toujours des hommes, âgés et les secrétaires, des femmes. Aline le confirme elle aussi. Elle note qu’à Amiens le conseil municipal ne suffit pas à avoir des présidents de bureau de vote et que si une majorité d’hommes est bien présente, un rééquilibrage avec des femmes élues s’observe aussi. Elle ajoute que le travail administratif de distribution et d’organisation des élections est souvent du ressort des femmes, celui de l’installation et du chargement du matériel, des hommes du pôle travaux publics. Les aiguilleurs – ces personnes qui orientent dans les bureaux de vote – sont, quant à eux des hommes et c’est à eux que l’on doit la préparation du café !

Être assesseur est un choix que Jean-Christophe a fait il y a quatorze ans au moment où Gilles de Robien, alors maire d’Amiens, étudiait l’hypothèse du vote électronique en réponse à la baisse du nombre d’assesseurs. Jean-Christophe baigne dans la politique depuis son plus jeune âge. Dans sa famille, il a toujours vu ses proches tenir des bureaux de vote. Lui-même a été engagé politiquement et candidat à des élections législatives. Il se pose aujourd’hui la question de comment régénérer cet exercice en impliquant des gens qui ne sont pas forcément comme lui, si familiers du vote. Pour Bruno, le constat est autre, la cause racine de la désaffection des élections et des bureaux de vote vient de l’offre politique, des fausses promesses et non du matériel utilisé, même s’il reconnaît que de « cliquer pour voter depuis la maison » pourrait faire venir de nouveaux publics, notamment les plus jeunes.

Inciter les jeunes à être assesseurs, c’est justement ce qui a été encouragé lors des dernières élections. Le manque d’assesseurs est une problématique bien tangible et qui a pu engendrer des tensions lors des dernières élections avec un double scrutin régional et départemental qui se jouait concomitamment : « C’était super compliqué de tenir tout seul le rôle de deux voire trois personnes », confie Bruno à propos des élections de juin 2021. Face à ce déficit d’assesseurs volontaires, nombreuses ont été les villes à proposer une petite rétribution en contrepartie. À Amiens, c’est ce qui a amené beaucoup de jeunes à être assesseurs pour les dernières élections. Aline a interprété cela comme un acte citoyen, une opportunité formatrice pour tous ces jeunes, même si elle doute qu’ils soient eux-mêmes allés voter ce jour-là. Bien que positive sur le plan de l’éducation civique, la présence de ces jeunes a également changé l’ambiance du bureau. Habituellement, les assesseurs habitent dans le quartier, connaissent les votants et cela change le relationnel, la convivialité. Les électeurs aiment bien retrouver des visages connus, surtout les personnes âgées qui aiment avoir leurs marques, comme une coutume, qui vont raconter leurs vies. Certains sont de véritables personnages du coin, voire des habitués des élections, car ils ont présidé le bureau en leur temps et racontent les mêmes anecdotes à chaque élection. Pourtant, Jean-Christophe relève le climat assez délétère de ce dernier rendez-vous électoral en France, comme a pu en témoigner le politiste Rémi Lefebvre dans sa tribune dédiée à la « mélancolie démocratique de l’assesseur » 1. Bruno, quant à lui, confie qu’il y avait tellement d’abstentions qu’il est même parvenu à faire une petite sieste de quarante minutes à 12 h 30 sans que personne ne se présente ! On comprend que la journée a pu paraître longue à ces jeunes assesseurs qui avaient hâte qu’elle se termine.

Aline Savoie

Aline Savoie travaille dans le secteur de l’enfance depuis 1991, animatrice dans divers accueils de loisirs de la ville d’Amiens pendant une quinzaine d’années auprès d’enfants de 3 à 12 ans. Après avoir occupé un poste d’adjointe, Aline a pris depuis 2016 la responsabilité d’un nouvel accueil mixte maternel et primaire dans un quartier mi-campagne, mi-ville d’Amiens. Elle participe, en tant que secrétaire, à la mise en place de bureaux de vote depuis une dizaine d’années.

Aline mentionne qu’après la fermeture du bureau de vote et le dépouillement, tout le travail administratif commence pour elle. Par ailleurs, elle se retrouve souvent toute seule pour ranger le bureau de vote.

Jean-Christophe rejoint Bruno sur le constat que ce ne sont pas les machines à voter le problème, mais une crise démocratique qui se fait forcément ressentir jusque dans les bureaux de vote. Il note également tous les obstacles dans le processus du vote qui accentuent un peu plus l’éloignement, voire le découragement des électeurs. Par le passé, Jean-Christophe a été délégué sur une liste candidate aux élections municipales et était chargé de se rendre dans plusieurs bureaux de vote. À cette occasion, il a pu constater que certaines salles n’étaient pas très appropriées, trop petites, mal insonorisées ou difficiles à trouver parfois, comme ce fût le cas d’une toute petite salle de classe située au fond d’une école.

Bruno Cristofoli

Bruno Cristofoli travaille dans le secteur aérospatial et habite dans la commune de Saint-Médard-en-Jalles où il s’engage depuis 2008. Il a été adjoint de quartier de 2008 à 2014, puis élu d’opposition de 2014 à 2020 et maintenant adjoint en charge de la participation citoyenne et de la vie démocratique. Bruno est membre du collectif citoyen « Saint-Médard-en-Jalles demain » qui croit fermement en l’intelligence collective et en la participation citoyenne pour co-construire les décisions entre élus, habitants et services municipaux.

Pour Bruno, la cause racine de la désaffection des élections et des bureaux de vote vient de l’offre politique, des fausses promesses et non du matériel utilisé, même s’il reconnaît que de « cliquer pour voter depuis la maison » pourrait faire venir de nouveaux publics, notamment les plus jeunes.

Unanimement, Aline, Bruno et Jean-Christophe soutiennent que la plupart du temps les incompréhensions viennent de gens qui vivent à proximité d’un bureau de vote et doivent se rendre dans un autre, plus éloigné. Pour les procurations, les votants qui en ont la charge ignorent souvent qu’il leur faudra voter dans le bureau de la personne qui les a mandatés, et non dans le leur : « L’exercice de procuration pourrait être rendu plus clair, plus fluide, notamment pour les jeunes, ceux qui étudient hors de la ville », insiste Jean-Christophe. De même pour l’inscription sur les listes électorales, « il y a des choses qui ne sont pas très lisibles pour les gens qui ne s’intéressent pas aux élections, on pourrait mieux faire de ce côté-là », dit-il.

Les dysfonctionnements demeurent tout de même assez marginaux. Il s’agit notamment d’électeurs qui ont été rayés des listes, de changements de bureau de vote du fait de redécoupages. La vigilance doit être pourtant totale, car l’expérience montre que ces personnes peuvent arriver jusqu’à l’urne. Aline explique que lorsqu’un problème survient, « très vite nous prenons les choses en main, nous appellons, on nous donne la solution, nous raccompagnons la personne et en général ce n’est pas très loin ». Ce sont surtout des anecdotes plus légères que nous partage, par exemple, Bruno : une carte d’identité retrouvée dans l’urne, un assesseur rentré chez lui à midi et qui n’avait pas ramené la clé de l’urne restée dans sa veste… un moment un peu stressant avec vingt minutes perdues avant le dépouillement.

Une commission de vérification des élections est chargée de vérifier la bonne tenue des élections : « C’est souvent le moment le plus stressant de la journée, car ils sont un peu pointilleux », nous confie-t-on. « J’aime bien faire voter les gamins », témoigne Bruno pour qui laisser les enfants déposer l’enveloppe de leurs parents dans l’urne est une façon de familiariser les jeunes générations avec cet exercice citoyen dont ils sont souvent tenus à l’écart. Ce geste a pourtant tendance à agacer la commission de vérification.

Mais la tension maximale de la journée repose à sa toute fin, au moment du dépouillement, surtout lors d’élections à enjeux : « Le dépouillement est un peu l’acmé du scrutin, on a passé la journée à surveiller un flot qui n’est pas très fourni, enfin il va y avoir un peu d’excitation ! », commente avec humour Jean-Christophe. Pour Bruno, c’est le moment au cours duquel le président a pour rôle d’amener de la sérénité et d’exercer une forme d’autorité, car il y a plein d’assesseurs qui ont leurs petites manies, veulent mettre des trombones ou aller vite et mettent en tension le décompte du nombre de votes et de signatures. Certains veulent compter tout à la fois le nombre de bulletins, d’enveloppes et de bâtons : « Et quand tu comptes trois trucs en même temps, tu es sûr que ça ne va pas marcher ! »

Ce ne sont pas les machines à voter le problème, mais une crise démocratique qui se fait ressentir jusque dans les bureaux de vote. Jean-Christophe note également tous les obstacles dans le processus du vote qui accentuent un peu plus l’éloignement voire le découragement des électeurs.

C’est un moment où tout le monde ne fait pas ce qu’il veut et il faut apporter un cadre. Aline acquiesce sur le fait que chaque assesseur a ses petites habitudes et sur le besoin d’être organisé : « Avec les personnes qui commentent à haute voix, je mets tout de suite les choses au clair, car j’ai un bureau à 1 600 électeurs : il faut du calme et que ce soit bien fait, c’est aussi une responsabilité », déclare-t-elle. Finalement la démocratie c’est toute une série de règles et si on suit une procédure c’est pour que les élections se passent de la façon la plus incontestable possible, c’est un moment important.

À Amiens comme à Saint-Médard-en-Jalles, on fait en sorte que les assesseurs ne soient pas scrutateurs : « Nous faisons notre petit marché tout au long de la journée ! » Les techniques se retrouvent être souvent les mêmes. Une feuille est à disposition de ceux qui souhaiteraient être scrutateurs. Il y a des habitués. Cette recherche de volontaires est aussi l’occasion de prêter attention aux dates de naissance : « Qui est le doyen, le plus jeune, les dates anniversaires et comme ça tu arrives à demander à des gens de venir, à trouver des personnes », nous explique Bruno. Jean-Christophe rebondit sur ce point en nous disant combien les dates et lieux de naissance font voyager : « Ça me rappelle plein d’aventures, de gens nés au même endroit que moi, des noms de famille pas facile à prononcer, comme le mien ! »

Aujourd’hui se pose la question de comment régénérer cet exercice en impliquant des gens qui ne sont pas forcément […] si familiers du vote.

Lors du dépouillement, Bruno souligne l’importance de la bonne liaison entre les agents municipaux, le président et le vice-président du bureau de vote pour déterminer à quelle catégorie appartient un bulletin non valable, s’il est blanc ou nul, ou encore pour rappeler les règles en vigueur, si les assesseurs doivent signer ou non l’enveloppe, etc. Aline confirme qu’il est souvent très complexe de savoir à quelle catégorie appartiennent ces bulletins et qu’on finit parfois par indiquer une catégorie par défaut dans le procès-verbal.

Concernant le vote blanc, là encore les trois interviewés sont unanimes pour dire qu’il serait bien qu’il soit pris en compte. Bruno considère que ces bulletins blancs pourraient enfin exprimer un vrai mécontentement des gens qui ne se retrouvent pas dans les candidatures présentées. Quitte à ce que cela amène à refaire les élections quand le vote blanc est majoritaire ! Jean-Christophe est d’autant plus favorable que lorsque les gens se déplacent pour mettre un bulletin qui n’est pas celui des candidat·es, c’est quelque chose de fort qui, s’il était entendu, pourrait sans doute faire avancer un peu le « schmilblick » !

À la fermeture du bureau de vote, tout un travail invisible continue de s’opérer. S’il est important que les assesseurs et scrutateurs restent jusqu’au bout pour signer le procès-verbal, il le faut aussi pour aider. Aline mentionne qu’après la fermeture du bureau de vote et le dépouillement, tout le travail administratif commence pour elle. Par ailleurs, elle se retrouve souvent toute seule pour ranger le bureau de vote. À partir de 18 h 00, elle veille donc à demander aux assesseurs de l’aider en enlevant les affiches, les panneaux indicateurs, etc. Après le dépouillement et la déclaration du résultat, il faudra encore attendre jusqu’à minuit que le service des élections ait vérifié et validé tous les papiers. Une longue journée pour les personnels municipaux comme Aline qui sont sur le qui-vive depuis 6 h 00 du matin !

S’ils avaient une baguette magique pour améliorer ce rituel des élections, Aline et Jean-Christophe veilleraient à ajouter plus de convivialité pour ce temps qui permet aussi la rencontre ! Ils confient pourtant que ces lieux ne sont que de passage et soumis à un contrôle, une procédure et une solennité qui rendent difficile l’installation de quelques sièges où s’assoir pour discuter, d’un coin café autour duquel prolonger le moment du vote ou de la diffusion de musique qui en ferait un moment plus léger, de fête. Bruno quant à lui remplacerait le vote majoritaire par un vote au jugement majoritaire, c’est à dire, pouvoir s’exprimer sur l’ensemble des candidats, leur donner des mentions (de « à rejeter » jusqu’à « très bien ») et déterminer le·la gagnant·e par la médiane et non la moyenne des résultats : « Je trouve insupportable de voter par tactique, soit pour le moins mauvais, soit contre quelque chose. J’ai décidé de ne plus le faire et je vote blanc, ça ne me plaît pas, mais combien de fois j’ai voté contre l’autre ! Le jugement majoritaire c’est peut-être la VIe République ! » Jean-Christophe aimerait qu’on aille vers quelque chose de moins binaire, pourquoi pas un vote à choix multiple comme en Allemagne : « Je fais partie des gens qui sont souvent dans le camp des vaincus électoralement. Si on pouvait bouger un peu ces choses-là et sortir d’un système qui ne contribue pas à donner du poids à l’avis qu’on exprime ! »

  1. Lefebvre R., « Régionales : la mélancolie démocratique de l’assesseur », Libération 28 juin 2021.
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