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Anne Lucas : « La prospective est une culture qui doit s’acquérir »

Acome
La R&D fait partie de l’ADN d’ACOME qui dispose d'un centre de recherche basé à Mortain, en Normandie.
©Acome
Le 11 mars 2021

La prospective est un enjeu majeur dans le privé. L’anticipation des innovations technologiques permet de ne pas se laisser dépasser par la concurrence. Le groupe ACOME, spécialisé dans la conception de câbles à haute valeur ajoutée pour l’automobile, les télécoms et le bâtiment, a mis en place, il y a cinq ans, une cellule prospective. Anne Lucas en est la coordinatrice, et son objectif est d’accroître la performance de l’entreprise tout en préservant les 2 000 emplois du groupe. Sa démarche et ses problématiques sont similaires à celles que l’on trouve dans le public : l’attachement au territoire, des moyens modestes, des mentalités à faire évoluer et une projection à long terme parfois délicate. Si une collectivité veut travailler sa prospective d’aménagement du territoire, par exemple, elle doit le faire avec les acteurs du territoire et donc les entreprises qui y sont implantées.

Comment fonctionne votre cellule prospective ?

Elle est composée de huit personnes, toutes d’origines transverses. Ce sont des directeurs ou encore des personnes qui font partie de la direction de la stratégie et des programmes. Personnellement, j’ai un poste de technicienne de la documentation. À mes missions de départ, d’autres se sont agrégées, cela va de la stratégie, à l’innovation et à la prospective. Personne n’est à temps plein sur cette cellule. Depuis deux ans, nous essayons d’inclure plus de monde dans nos travaux, chacun d’entre nous doit aller chercher une recrue à l’extérieur de la cellule. Ainsi, nous créons des binômes pour travailler sur différentes thématiques.

Je suis convaincue que la prospective est une culture qui doit s’acquérir.

Certains me disent que, depuis cinq ans, cette gymnastique mentale de penser plus loin leur est utile au quotidien. Ces paroles me confortent dans l’idée qu’il faut intégrer davantage de personnes dans cette réflexion.

Quels sont les outils de prospective que vous utilisez ?

En tant qu’industriel, la prospective n’est pas notre métier. Nous nous entourons de professionnels et nous nous appuyons sur des publications qui nous paraissent être des sources de référence. Notre méthodologie est inspirée des travaux de l’association Futuribles1, spécialisée en prospective. Nous avons tous suivi des formations de leur part. Il faut être organisé. Il y a un minimum d’approche et de structuration. Il faut faire des choix, par exemple, la transition énergétique et écologique n’est pas notre problématique. Nous y sommes sensibilisés. Nous allons pouvoir agir un peu en mettant en place des actions pour ne pas accentuer les difficultés mais notre questionnement, c’est la performance de notre entreprise. Nous avons pris beaucoup de temps pour le choisir.

Notre axe principal de réflexion est la révolution numérique et l’industrie du futur : l’usine 4.0. Dans la cellule, notre mission est d’éclairer et de comprendre les évolutions technologiques qui arrivent.

Comment anticipez-vous et prévoyez-vous les futures orientations de l’entreprise ?

Nous sommes une société coopérative bien implantée dans notre territoire et notre objectif est de pérenniser nos emplois en France. Nous devons donc nous adapter à cette révolution industrielle portée par la numérisation. Notre axe principal de réflexion est la révolution numérique et l’industrie du futur : l’usine 4.0. Dans la cellule, notre mission est d’éclairer et de comprendre les évolutions technologiques qui arrivent. Elles sont multiples, on retrouve de la réalité virtuelle, l’impression 3D, les objets connectés, etc. Nous avons un puzzle de tendances identifiées qui nous paraissent pertinentes pour l’avenir de notre compétitivité. Ce sont des facteurs d’opportunité, mais aussi de risque et de menace pour certains emplois. Nous savons que ces nouvelles technologies touchent les emplois à faible valeur ajoutée. Notre préoccupation principale est d’anticiper pour ne pas perdre notre main-d’œuvre et l’accompagner vers de nouveaux métiers, avec un peu plus de valeur ajoutée, et plus de sens aussi pour les personnes dans leur travail. Nous sommes particulièrement vigilants à ces évolutions. Plutôt que de les subir, nous les regardons de près. Nous sommes dans un monde qui bouge, il faut bouger avec lui, mais pas au prix du sacrifice nos valeurs coopératives.

Comment faites-vous pour préparer vos équipes aux changements et aux nouveaux outils ?

Dès que nous détectons une tendance, nous essayons de la promouvoir à l’intérieur de l’entreprise pour déclencher une expérimentation. Ainsi, nous donnons du concret et nous préparons les consciences. Par exemple, il y a quelques années, nous avons commencé à parler de la robotisation et des exosquelettes. L’idée était refusée en bloc. Au sein de la cellule prospective, nous nous sommes beaucoup alimentés auprès de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et nous avons tendu la main, plutôt que d’imposer. Nous avons discuté avec le service hygiène sécurité environnement et le service médical pour connaître leur vision. Ils travaillaient déjà avec un ergonome avec qui nous avons aussi échangé. Résultat cinq ans après, c’est le service médical qui parle le plus d’exosquelette. Ils ont même fait venir une société spécialisée dans le but d’accompagner l’opérateur petit à petit. À travers cet exemple, nous touchons au cœur de notre démarche : ne pas imposer mais éveiller les consciences et réfléchir ensemble à ce que peuvent nous apporter ces nouvelles technologies.

Quelles actions avez-vous mis en place pour impliquer les salariés durablement ?

Nous avons créé une petite entité : un comité qui rassemble des opérationnels (la direction, la maintenance, les industriels, etc.). Ils sont les premiers atouts pour évaluer s’il y a un réel besoin dans l’entreprise. À partir du moment où ils sont d’accord, c’est presque gagné. Il faut nécessairement faire ce lien avec l’opérationnel pour lancer des expérimentations sinon ça ne fonctionne pas.

Comment concilier une vision à long terme et la gestion des situations urgentes du quotidien ?

C’est un vrai défi. La problématique principale se résume souvent ainsi : « J’ai plein de problèmes aujourd’hui donc je n’ai pas le temps de réfléchir plus loin. » Ce « je n’ai pas le temps », j’essaie de l’analyser car il peut cacher un trop-plein de mutations, de transformations. Donc est-ce que si on n’a pas le temps aujourd’hui, c’est parce qu’on n’a pas envie que les choses changent ? A contrario, il y a aussi une envie et un appétit chez certains qui ont pourtant le nez dans le court terme et dans la prise de décision. La prospective a vocation à les rassurer et leur donner une longueur d’avance.

Selon-vous, quelle est la bonne échelle de temps à prendre en compte ?

Notre entreprise va démarrer un nouveau plan stratégique sur cinq ans, 2021-2025. Avec la cellule prospective, nous avons choisi de voir au-delà : l’échéance des dix ans nous a paru être un horizon raisonnable. Ce n’est pas la peine d’aller au-delà. À échelle humaine, cette vision peut faire peur, certains seront même à la retraite. On ne peut pas faire de la prospective avec tous les tempéraments.

Nous nous sommes aussi aperçus qu’avec la crise du covid-19, ce que nous avions vu arriver en 2030 s’accélère dès maintenant.

Quels sont les autres freins qui peuvent limiter vos ambitions ?

Le frein budgétaire. Dans cette cellule, nous ne sommes pas vraiment des décisionnaires. Nous devons trouver l’impulsion pour convaincre plus haut et aller plus loin. Notre cellule sort des coulisses pour être force de propositions. Il va falloir de l’énergie pour qu’elles soient validées. Et cela ne se fait pas sans budget, moyens et ressources.

Les évolutions technologiques qui arrivent sont multiples. On retrouve de la réalité virtuelle, l’impression 3D, les objets connectés, etc. Nous avons un puzzle de tendances identifiées qui nous paraissent pertinentes pour l’avenir de notre compétitivité.

Pour lancer des expérimentations il y a deux leviers : il faut des ressources pour s’en occuper et du matériel (donc engager des frais). Si nous n’avons pas le bon dossier et les bons arguments, ça devient compliqué.

Comment collaborez-vous avec les acteurs publics pour vos futures trajectoires ?

Aujourd’hui nous ne collaborons pas mais demain pourquoi pas. Nos liens sont assez indirects. Par exemple, des employés d’ACOME sont impliqués dans le conseil économique, social et environnemental (CESE) régional. Ils participent aux travaux et réflexions. Nous rencontrons aussi des acteurs des collectivités via les pôles de compétitivité. Je sais que certains de mes collègues font partie de certains organismes et ainsi, ils alimentent la prospective des collectivités.

La prospective dans le domaine privé est similaire à celle dans le public selon vous ?

Tout à fait, je suis membre, pour ACOME, de l’association Futuribles et nous voyons bien que parmi les membres il y a énormément de représentants des collectivités. Nous nous rejoignons au niveau des problématiques. Et si une collectivité veut travailler sa prospective d’aménagement du territoire par exemple, elle doit le faire avec les acteurs du territoire et donc les entreprises qui y sont implantées.

ACOME, un groupe industriel et international au cœur des nouvelles technologies

ACOME est un groupe industriel international, innovant et reconnu dans les systèmes de câblage de haute technicité, tubes et accessoires pour les télécoms, l’automobile et le bâtiment. Les câbles sont au carrefour des grandes évolutions de la société et des nouvelles technologies : très haut débit, 5G, véhicules électriques, autonomes et connectés, etc. À la croisée de la mutation des réseaux télécoms et des nouvelles tendances du secteur automobile, ACOME est aujourd’hui au cœur de la mobilité connectée. Ses activités sont portées par une stratégie de long terme et une spécialisation dans les produits à forte valeur ajoutée technologique.

ACOME comprend trois branches : bâtiment, télécom et automobile. Sur le site de Mortain en Normandie, il y a cinq usines et 1 000 emplois (la majorité). Toutes les branches sont présentes. Ce qui n’est pas le cas des filiales, qui sont spécialisées (nouvelle usine au Maroc en 2020). Il y a une centaine d’emplois au siège social à Paris. L’objectif était de 2 000 emplois en 2020 et il est quasiment atteint. La prospective s’adresse plus à la France. Par exemple, préserver les emplois, c’est d‘abord en France et s’ils peuvent à l’étranger, ce n’est pas prioritaire. Les expérimentations sont testées uniquement en Normandie pour l’instant car c’est le site le plus complet pour créer de l’émulation entre les différentes branches.

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