Conseiller numérique France services : la médiation numérique toujours à la peine

Conseiller numérique france services
©DR - Affiche CCAS de Toulon
Le 18 janvier 2023

Les conseillers numériques France services (CNFS) sont examinés à la loupe par un programme de recherche national. Si le dispositif a le mérite d’exister (mais ne diffère guère dans sa finalité des médiateurs numériques), l’absence de concertation par exemple avec les opérateurs de la dématérialisation avant la mise en place des CNFS, leur formation « administrée » depuis Paris, leur niveau de rémunération et leur intégration plus ou moins réussie selon les structures d’accueil, demandent des ajustements et des modifications de trajectoires. Sous peine de rebuter les prochains candidats.

Les conseillers numériques France Services, en poste depuis 19 mois dans les territoires, afin d’offrir au public un service de médiations numériques, font l’objet d’un programme de recherche national concernant leurs déploiements. Quels sont les profils des CNFS ? Comment ont-ils été intégrés dans leurs structures d’accueil ? Pour y faire quoi ? Quels regards portent-ils sur la formation qu’ils ont reçue ? Quels publics adressent-ils ? Pour quelles types de demandes ? Quelles sont les interactions avec les opérateurs de la dématérialisation ? etc. Autant de sujets à examiner de près pour améliorer le dispositif des CNFS et, dans une perspective plus large, ajuster le pilotage des politiques publiques nationales d’inclusion numérique.

Cette enquête, fruit d’un partenariat entre l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et les chercheurs associés au #LabAccès, au Ti Lab Bretagne et à Askoria, a été menée1 via des questionnaires pour la partie quantitative et des entretiens avec des CNFS et des responsables de leurs structures d’accueils publics ou privés. Il est intéressant de noter que plus d’un tiers des CNFS en poste au moment de l’enquête (mai 2022) ont répondu. En outre, le taux de remplissage du questionnaire, dépassant déjà les 90 % pour la première vague d’envois, a quasiment atteint les 100 % sur la deuxième vague alors que le document comportait plus d’une centaine de questions !

« Les conseillers numériques France Service avaient envie de dire quelque chose », a expliqué Pierre Mazet, chercheur associé au LabAccès et pilote de ce programme de recherche.

Des choses à dire, il y en a effectivement beaucoup...Ce dispositif a certes le mérite d’exister et il a notamment eu pour effet « de générer une mise en mouvement des territoires sur les questions d’inclusion numérique », a observé Pierre Mazet dans ses conclusions. Ce qui est un bon point de départ puisque l’inclusion numérique n’est pas, en tant que telle, une  compétence des collectivités territoriales. De plus qui en assure la gouvernance : les régions, les métropoles, les départements ?

Toutefois l’initiative des CNFS s’est déroulée dans la précipitation, sans concertations, sans perspectives ni réflexions de long terme sur sa pérennité, ou encore la reconnaissance et la structuration de la médiation numérique.

Le développement des CNFS aurait pu également être l’occasion de lancer une réflexion sur ce que pourrait être un véritable service public du numérique dont il serait l’une des composantes. Au lieu de cela c’est, comme sur bien d’autres sujets, le bricolage qui a prévalu avec à la clé des déceptions, tant du côté des structures qui ont recruté des CNFS que chez ces derniers où il y a eu de nombreuses démissions anticipées. Cependant il faut noter que ce paysage un peu sombre des CNFS est fort contrasté en fonction de la taille des structures accueillantes et surtout de leur maturité dans l’inclusion numérique : une métropole qui a auparavant mis en place un guide des lieux ressources numériques, puis a créé un poste de coordination des CNFS, entretient des liens avec les opérateurs de la dématérialisation, a utilisé la Maison de l’emploi pour effectuer un pré-tri des candidats afin de mettre à disposition des communes un listing de 200 profils, n’a pas enregistré de nombreux départs de CNFS. Contrairement à des collectivités qui ont découvert l’inclusion numérique avec l’arrivée des CNFS et n’ont pas eu de réflexion en amont sur les missions qui leur seront confiées, ni sur le matériel à leur attribuer !

L’enquête relève ainsi « une arrivée sur poste (des CNFS) peu anticipée » avec des difficultés lors de la prise de poste pour 41 % des répondants, qui portaient sur la définition des missions et des interventions (71 % des répondants).

Sans oublier la manque de matériel et notamment les ordinateurs portables (70 % des répondants), tablettes et connexions stables. C’est fâcheux lorsque l’on sait que 3/4 des CNFS interviennent sur plusieurs sites, comme le précise l’étude.

Il faut dire que la demande de poste de CNFS déposée à l’ANCT par les collectivités et les associations était simplissime. Probablement trop puisque aucune présentations de projets, de prévisions, de détails des besoins n’étaient exigés ! Voilà qui n’a pas favorisé l’anticipation des acteurs locaux quant aux profils des postes des CNFS…

La formation des CNFS, le point noir du dispositif

C’est précisément pour ces collectivités locales en difficulté dans l’univers numérique que l’ANCT aurait dû prendre du temps en construisant le dispositif avec les acteurs locaux -collectivités, associations, organismes de formation, médiateurs du numérique, opérateurs de la dématérialisation etc.- qui connaissent les besoins des publics en matière de médiation numérique. Au lieu de cela c’est depuis Paris et basée sur un référentiel abstrait que la formation des CNFS a été « administrée ». Comme l’affirmait pourtant Christian Saint-Etienne dans nos colonnes en 2020 : « Il faut confier la transformation aux opérateurs de terrain et pas à cinquante types dans des bureaux à Paris ».

Que s’est-il donc passé ?

En matière de recrutement des CNFS, l’enquête menée par Pierre Mazet pointe tout d’abord un temps de latence de la plate-forme de l’ANCT ainsi que l’absence de CV qui a rendu la sélection des candidats difficile et très consommatrice de temps, tout particulièrement pour les structures publiques ou privées qui n’avaient pas d’historique dans l’inclusion numérique. Ensuite comme les CNFS devaient obligatoirement passer par un temps de formation -déterminé à l’issue de leur évaluation- certains acteurs ont privilégié de recruter des profils sur leurs qualités humaines, étant donné le domaine d’intervention des CNFS et partant de l’idée que la partie technique serait acquise durant la formation. D’autres acteurs ont au contraire privilégié des profils techniques afin de limiter au maximum le temps passé en formation considéré comme du temps perdu. En outre une contrainte de temps venait s’ajouter à ces difficultés de recrutement : à partir du moment où l’ANCT validait la demande de poste de CNFS, la collectivité territoriale ou l’association ne disposaient que d’un mois pour procéder au recrutement !

Ce qui a généré bien évidemment une âpre concurrence entre recruteurs.

Outre les difficultés sur la phase de recrutement, le point noir c’est la formation, pointe Pierre Mazet. La perception de cette formation par les CNFS est clairement négative car inadaptée à ce qu’ils rencontrent au quotidien.

Dans le monde réel, les champs d’intervention des CNFS se situent à cheval entre l’accès au droits sociaux et les compétences numériques. Or la formation dispensée par des organismes nationaux qui certes ont répondu à un marché et respecté un cahier des charges ne correspond absolument pas aux besoins du terrain. Ainsi en quoi une formation à l’impression 3D par exemple -que bon nombre de collectivités ou d’associations ne possèdent même pas !- va-t-elle aider un CNFS à accompagner une personne en détresse qui n’arrive pas à remplir un dossier CAF et souhaite qu’on le fasse pour elle ? En quoi un seul bagage technique peut-il apporter savoir-être et pédagogie sociale ? C’est d’autant plus dommageable pour le bon déroulement des missions des CNFS que, selon l’enquête conduite par Pierre Mazet, l’accompagnement individuel avec et sans rendez-vous figurent dans le trio de tête des activités qui occupent le plus de temps des CNFS...

Des collectivités territoriales, engagées depuis de nombreuses années dans la médiation numérique, ont pourtant proposé d’apporter leurs pierres, concrètes, celles-là, à l’édifice de formation des CNFS. Elle se sont vu opposées une fin de non-recevoir car ce qu’elles présentaient ne pouvaient pas s’insérer dans le référentiel de formation des organismes nationaux en charge !

« Nous avons donc pris les choses en main avec nos acteurs locaux qui connaissent l’éco-système local afin de proposer aux 48 CNFS en poste sur la Métropole de Bordeaux des modules de formation, complémentaires à la formation obligatoire, répondant à leurs besoins. Dispensée en 13 sessions en visio à raison de 2 heures par jour, cette formation, non-obligatoire- intitulée « Préparer, animer, évaluer » comporte des ateliers tels que « numérique et accès au droits » ou « numérique pratique », explique Sarah Gillery, coordinatrice du dispositif métropolitain des CNFS qui précise : «  On a aussi proposé un « hit-parade » des demandes des usagers dont l’étude est destinée à mettre les CNFS en situation pour leur éviter les problèmes liés par exemple à un manque de distance avec un usager en détresse. Il faut savoir dire non tout en apportant des solutions ».

Or, ces solutions ne se trouvent pas dans les mains des CNFS -dont certains n’ont jamais rempli de feuilles d’impôts !- mais plutôt dans leurs capacités à créer des liens, à développer un réseau avec les opérateurs de la dématérialisation -Impôts, CAF, Pôle emploi etc.- qui en sont les acteurs clés, émettent les démarches qui rebutent, effraient, voir découragent tant d’usagers d’autant plus lorsque ces démarches sont numérisées. « Les CNFS ne sont pas là pour remplir, à la place des usagers, des dossiers, demandes d’aides et autres déclarations ! Cela n’est ni leur métier, ni leur formation, d’où la circulaire de recadrage du rôle des CNFS émise par l’ANCT grâce aux remontées du terrain issues de la trentaine de coordinateurs CNFS existant en France au sein des collectivités territoriales. Même si c’est compliqué de dire « Non » à une personne en détresse il faut protéger le CNFS aussi bien que l’usager. Car le CNFS peut se tromper en remplissant une déclaration d’impôts ou une demande de prestation à la CAF avec les conséquences désastreuses à la clé », souligne Sarah Gillery. Reste que l’enquête montre bien que les CNFS sont sollicités par les usagers pour leurs démarches administratives qu’il s’agisse d’obtenir un accompagnement, de l’information ou encore de réaliser ces démarches.

Comme il n’est pas question d’opposer une circulaire à des usagers, les CNFS doivent surtout orienter au mieux les usagers vers les opérateurs de la dématérialisation. Ce qui suppose que ces derniers jouent le jeu et là encore l’ANCT n’a réalisé aucune concertation en amont avec eux pour mettre en place des ponts entre les CNFS et ces opérateurs. Aucune circulaire n’incite les impôts, la CAF ou la sécurité sociale à échanger des informations avec les CNFS. Or, c’est déjà compliqué pour les collectivités territoriales de dialoguer avec ces opérateurs...Résultat : les CNFS, comme le relève l’enquête, ont peu ou pas du tout d’échanges avec les administrations : « une fois par mois ou jamais » pour 75 % des répondants, « une ou plusieurs fois par jour » pour seulement 8 % des répondants. Comment aider les usagers dans ces conditions ?

«Les opérateurs ont des façons de travailler qui peuvent s’avérer quelque peu bloquante pour des processus d’échanges et d’ouverture. Ils nourrissent également des inquiétudes sur la fréquence de sollicitation des CNFS si des passerelles sont établies. Il ne sont pas totalement fermés mais cela demande du temps de validation et surtout il ne s’agit pas générer du temps de travail supplémentaire pour leurs agents », détaille Sarah Gillery.

N’empêche que l’obtention d’informations par la métropole bordelaise, tel que le calendrier des permanences des impôts sur son territoire, a permis de faire le lien : les CNFS peuvent désormais orienter les usagers, non vers une solution, mais vers le bon interlocuteur au bon moment.

Aider les CNFS à dialoguer avec les autres acteurs locaux tels que administrations mais aussi les associations, les maisons France services, les médiateurs du numérique fait partie de la mission de coordinateur des CNFS Or, cette fonction qui n’avait pas été envisagée au départ par l’ANCT, mais demandée par les métropoles, sert également aujourd’hui de relais pour savoir réellement ce qui se passe sur le terrain et pas l’imaginer depuis Paris.

Sur le terrain, même si l’enquête fait aussi état d’une certaine appétence pour les outils numériques de la part de certains usagers (accompagnement dans l’utilisation, être rassurés, suivi d’une formation), les professionnels du terrain racontent autre chose : « Les CNFS et les médiateurs du numériques sont de plus en plus sollicités par les usagers pour effectuer des démarches administratives à leur place car ils ont peur de commettre des erreurs avec les dossiers en ligne. Après un accompagnement sur une démarche on ne les revoit plus car l’apprentissage des outils numériques ne les intéresse pas », constate un médiateur du numérique. Si l’autonomie numérique du citoyen est très probablement une chimère des « éloignés » de la réalité quotidienne, cela signifie qu’il faut pérenniser le dispositif des CNFS tout en rouvrant des guichets avec des agents formés et bien payés.

CNFS : non reconnaissance et précarité, une « tradition » en matière de médiation numérique

S’agissant des CNFS la pérennisation annoncé dans le projet de loi de finances pour 2023 rassure un peu mais pas totalement puisque l’État, à ce stade, ne s’engage pas au-delà de trois ans et que les collectivités devront trouver des financements complémentaires. Comment (re)gagner la confiance des usagers si les CNFS qui ont essentiellement des contrats temporaires (18 mois pour les associations, 24 mois pour les collectivités) changent sans arrêt ? En outre intégrer de nouvelles personnes à ces rythmes est compliqué pour les structures. Entre les temps de formation et de définition de postes des CNFS, leur véritable prise de poste s’est souvent faite 6 mois après leur arrivée officielle. En outre la pérennisation des CNFS passe sans doute par un meilleur salaire. L’enquête fait ressortir que si les CNFS se sentent utiles socialement, le manque de reconnaissance qui ressort dans le salaire (un SMIC) fait que les démissions s’enchaînent dès qu’une opportunité dans le privé ou le public se présente. Pour Pierre Mazet : « En l’état, le dispositif (des CNFS) reconduit, plutôt que clarifie, les ambiguïtés propres à ce « champ de pratiques », historiquement instable et déstabilisé. Il s’inscrit dans ce qui marque historiquement la faible reconnaissance des personnes intervenant en situation de « médiation numérique » : une succession de « contrats aidés », l’absence de formation adaptée, de définition d’un diplôme/filière professionnelle, une même forme de précarité (CDD) et le même déséquilibre entre compétences attendues et niveau de rémunération ».

[1] Méthodologie
Enquête quantitative :  une première vague de questionnaires administrée entre le 16 novembre et le 19 décembre 2021. La seconde entre le 25 mai et le 15 juin 2022. Résultats des deux vagues identiques d’un point de vue statistique.
Enquête qualitative : 5 territoires (échelle départementale) ; 25 structures rencontrées ; plus de 75 entretiens réalisés, dont 24 CNFS.
Périodes d’enquêtes : phase exploratoire : octobre 2021 – janvier 2022
1re vague : mars-juillet 2022
2ème vague : 2ème trimestre 2023.

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