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ExpertisesDécloisonnées, désilotées et culottées : comment réinventer les Relations Usagers ?
De la concertation citoyenne aux pratiques professionnelles dynamiques, comment les services publics se réinventent-ils pour aller-vers les (non) usagers et garantir leur accessibilité ? Ces démarches proactives repoussent-t-elles les frontières traditionnelles du service public ? Sortir des sentiers battus, voilà ce qu’il est attendu de l’action publique et de ses agents ! Seulement, ne fait pas du hors-piste qui veut et encore moins sans y être préparé.
Les organisations publiques doivent naviguer dans un contexte complexe contraint et le défi de la transformation, duquel résulte en partie les démarches d’aller-vers, relève peut-être de la compréhension profonde des dynamiques non seulement politiques et administratives mais également humaines et relationnelles au service de l'intérêt commun.
“L'aller-vers[1]" englobe un ensemble de pratiques professionnelles dynamiques, telles que des actions “hors les murs”, la mobilité des agents, la logique de relais ou encore les mobilisations citoyennes. La visée est partagée : rendre les services publics plus accessibles, notamment aux populations éloignées géographiquement et/ou socialement.
Proximité géographique et couverture territoriale
Il est important de noter que l'amélioration constante de la relation avec les usagers et l'offre de services de proximité restent disparates en France. On remarque une inégalité en termes de qualité des services (accueil, offre, prise en charge, délais, espace) et d’implantation géographique[2]. Face à ce constat, les démarches d’aller vers se multiplient afin de garantir un accès plus homogène au service public. C’est dans cette optique que le gouvernement lance le réseau France Services :des services publics de proximité. Chaque usager devrait pouvoir accéder à une Maison France Services en moins de 30 minutes depuis chez lui. Cette volonté de rapprocher le service public de l’usager permettrait de proposer, jusque dans les territoires ruraux, une offre élargie de services publics[3].
Les Maisons France services, dans une visée inclusive, aspirent à garantir l’accès à tous aux services de l’État et de ses partenaires pour panser les tracas administratifs du quotidiens et proposer des médiations numériques. Les collectivités ont la possibilité d’enrichir ce tronc commun pour adapter l’offre France service au tissu local. Ces “lieux innovants et accueillants” relèveront-ils le défi de la conciliation entre une approche industrielle de l’action publique et un service “cousu main” ? S’agira t-il d’une réelle co-construction d’une offre située avec les habitants et les collectivités ?
Le calibrage de l’offre et ses expérimentations nous le révèleront.
Les collectivités n’ont pourtant pas attendu cette stratégie gouvernementale d’ampleur pour se mobiliser et ouvrir des bureaux ou points de service[4] dans des zones mal desservies ou pour mettre en place des services itinérants (une forme populaire, accessible et plébiscitée d'aller-vers) en réponse aux besoins spécifiques diagnostiqués et/ou formulés par les acteurs de terrains et les usagers.
Nous avons accompagné la mairie de la Ravoire dans la création d’une “maison” dans le quartier “oublié” de Féjaz, séparé du reste de la ville par une imposante route départementale[5].
Conçu en collaboration avec les parties prenantes (élus locaux, professionnels et habitants), ce lieu est devenu bien plus qu'une simple mairie de quartier. Comme le maire de La Ravoir a déclaré : “c’est un lieu où se mêlent les services publics et la vie associative locale”. Les assistantes maternelles y trouvent un lieu d'accueil pour les enfants, les habitants peuvent profiter du café associatif avant ou après leurs rendez-vous avec un conseiller numérique[6] ou un élu. C’est un véritable lieu de vie qui tend à faire du service public un levier pour créer du lien social et intergénérationnel.
La transformation de cette maison de quartier nous rappelle que le rôle de “proximité” attendu du service public tient également de la capacité d’une administration à faire tomber les frontières qui la tienne à distance de l’usager. Soumis à aucune labellisation et dépendant de la volonté de leurs hôtes[7], ces lieux semblent disposer de marges de manœuvres - peut-être plus malléables et sensibles que celles ouvertes par les France Service ? - pour changer le paradigme du service public.
Actions ‘hors les murs’ et partenariats locaux
Comprises dans les pratiques d’aller-vers, les actions hors les murs interrogent la sédentarisation de certains métiers.
Face au constat de la baisse de son taux de fréquentation, la bibliothèque municipale de Mansart à Dijon[8] s’est lancée en 2017 dans la modernisation de ses services en lançant une démarche de concertation citoyenne et de co-conception.
Lors d’ateliers partenariaux d’intelligence collective, les acteurs ont proposé diverses actions, comme l'installation de boîtes à livres à animer, la mise en place d’événements culturels ou l'utilisation d'un vélo-cargo pour “amener la culture aux habitants”. Mais aussi des partenariats avec une association de cinéma itinérant pour réaliser des projections dans l’agora de la bibliothèque et avec une salle de spectacle pour offrir un aperçu de la collection “Arts vivants” de la bibliothèque. Pour “ouvrir” la bibliothèque sur le quartier, l'équipe a envisagé des lectures publiques et un stand ‘Pop Up’ pour mettre en avant les nouveautés. Dans le cadre de cet atelier “sans bride”, un professionnel a même proposé un ‘parcours littéraire dans la ville’ en lien avec les différents services de transports en commun à équiper de distributeurs d’histoires courtes sélectionnées et recommandées par l’équipe de bibliothécaires.
Des expérimentations…
Dans le foisonnement des idées et opportunités d’ouvertures de la bibliothèque : le vélo-cargo et le stand Pop Up ont pu se frayer un chemin. Ils sont aujourd'hui en phase d’expérimentation[9].
Le passage à l’échelle s’anticipe au regard du niveau de maturité du projet : l'évaluation[10] doit être intégrée dans le processus de co-conception pour garantir la pertinence des services testés et les améliorer. Le résultat seul ne pouvant conclure une démarche itérative, l’évaluation implique souvent une ou plusieurs phases de réajustements.
Il est important de ne pas enfermer la transformation publique dans une logique expérimentale perpétuelle. Les acteurs publics doivent veiller à mener les expérimentations fructueuses jusqu'à leur pérennisation et à ne pas isoler ces démarches en maintenant un dialogue avec l’ensemble de la collectivité.
Les phases d'expérimentation sont également une occasion de porter des stratégies progressives et plus ambitieuses. Dans le cadre des France services par exemple, la question de la mise à l’échelle se pose continuellement. Ce sont toutes les expérimentations qui permettent de conditionner et de calibrer l’offre actuellement en cours de déploiement à partir des besoins identifiés localement. Les acteurs publics ont la responsabilité d’être en capacité de naviguer entre différentes échelles et rester vigilants face à la tentation d’échelonner les démarches de transformation. Cela implique de s’émanciper de la logique linéaire du plan d’actions et “d’oser un autre rapport au temps[11]”, de s’autoriser à faire un pas (ou plusieurs) de côté.
Les accompagnements aux démarches de transformation doivent être continues et comprendre une coordination renforcée entre les acteurs et un pilotage clair pour éviter la fragmentation des efforts. Des suivis à long terme, y compris des réunions de suivi post-projet, des rencontres et enquêtes terrain complémentaires sont nécessaires pour accompagner les acteurs publics jusqu'au déploiement de solutions identifiées et ainsi assurer un lien étroit entre la maîtrise d’usage et la maîtrise d’œuvre, au-delà des premières conclusions du projet initial.
… aux transformations plus profondes
“ Comprendre le besoin de transformation, c’est aussi se transformer”, insiste Carole Dolignon, spécialiste de l’innovation publique[12]. Or, cette transformation elle-même s’accompagne et c’est un chantier bien connu des collectivités : la conduite du changement.
Afin de favoriser l’émergence de nouvelles pratiques et postures professionnelles, les retours d'expérience peuvent être partagés afin de fédérer une communauté autour de ces changements. À titre d'exemple, la métropole de Dijon a organisé un séminaire participatif pour présenter les projets innovants des directions, dont la rénovation de la bibliothèque Mansart. Raconter, mettre en scène, donner à voir : pour mieux aller vers les publics éloignés, peut-être faut-il également savoir aller vers les-uns les-autres en interne et désiloter les systèmes administratifs ?
De tels témoignages parviennent à relever le défi de la cohésion inter-acteurs à la condition de leur totale transparence, c'est-à-dire en partageant les bonnes pratiques, les succès mais également les difficultés rencontrées.
L'évolution du métier de bibliothécaire dans le cadre de la démarche participative à soulevé des interrogations. Nous avons alors du jouer sur les imaginaires pour parvenir à créer un cadre stimulant propice à l’émancipation de schémas traditionnels parfois difficiles à envisager pour des agents.
Parallèlement, il nous a fallu veiller à instaurer un climat de confiance. En effet, lorsque nous commençons une mission nous pouvons faire face à des réticences collectives parce que les équipes sont confrontées à un exercice inconnu. “Ils ne vont pas nous expliquer notre métier[13] ! ”
Ainsi, il est important de présenter nos méthodes de manière pédagogique et d’expliquer clairement le temps et l'engagement attendu de chaque professionnel, ainsi que de communiquer sur les attentes, les limites et les marges de manœuvre. L’idée d’une charge de travail supplémentaire, pour des agents souvent déjà débordés, peut devenir un frein à l’engagement dans de telles démarches[14].
Notre arrivée se fait dans un contexte donné qu'il est primordial de prendre en compte. La bibliothèque Mansart à passé plusieurs années sans responsable, éprouvant le quotidien d’une équipe soudée dans la contestation qui avait déjà engagé seule ce travail de transformation. Nous avons donc appris à construire la démarche sur la base de ce travail. Il existe un élément facilitant : la parole de l’usager lui-même. « C’est autre chose de l’entendre de la bouche d’un usager », nous confiait ainsi Annie, agente d’accueil. La voix de l’usager aura toujours plus de force et d’impact que celle de n’importe quel prestataire extérieur[15].
Concerter les usagers et adapter le service public à leurs besoins
Pour améliorer l'équité des services publics et les aligner sur les besoins des usagers, une démarche impliquant activement les citoyens est essentielle. [...] Il est également pertinent d’aller vers les non-usagers des services publics, de les concerter afin de comprendre pourquoi il·elles se tiennent - ou sont tenus - à distance[16]. C’est ce que nous avons fait dans le cadre du renouvellement des services de la bibliothèque Mansart. Pendant trois jours et en co-animation avec les agent·es de la bibliothèque [formés préalablement à l’immersion], nous sommes allés vers les résident·es du quartier recueillir leurs aspirations et besoins.
Les vitrines de la bibliothèque sont devenues notre support pour exposer les résultats de cette enquête. Cette étape inaugurale a servi à amorcer la démarche, à lui conférer une visibilité auprès du public, et à inciter les résidents à participer aux ateliers de co-conception[17].
Même si la critique peut parfois être difficile à entendre (au regard de l’implication et des efforts déjà fournis pour délivrer le meilleur service possible), cette étape permet de rassembler les parties-prenantes autour d’un objectif supérieur commun : l’amélioration du service pour les usagers.
Aller vers est à la fois un ensemble de pratiques d'adaptation (au plus près des besoins) et d'anticipation (recueil, concertation, repérage-médiation) pour rendre les services publics plus accessibles aux populations éloignées en minimisant les obstacles socio-économiques et culturels. Des initiatives telles que des horaires de service flexibles, des services en ligne, ou des médiations (numériques, linguistiques, etc.) sont donc prisent en faveur de parents isolés, de familles avec enfants en bas-âges, de primo-arrivant·es allophones, d’actif·ves pressé·es, etc. Autant de situations et de contraintes individuelles qui doivent être prises en compte afin que le service public s’adapte aux besoins de l’usager et non l’inverse. En effet, au-delà de sa relation avec l’administration les contraintes personnelles de l’usager·ère sont nombreuses et viennent se greffer à l’équation service public = qualité[18].
Ainsi, adapter le service in situ aux besoins des usagers nous rappelle que la logique de guichet ne s'oppose pas aux démarches d’aller-vers.
Les pratiques de « guichet » et de « l’aller-vers » doivent être pensées de manière cohérente, complémentaires et consubstantielles pour éviter à la fois la redondance des services sur un territoire et leur totale déconnexion. [...] Ainsi le lieu d’accueil [peut devenir] le reflet d’une offre territoriale proactive, un relais lui-même acteur de l’accessibilité[19].
De proposer aux usager.es un service, un accueil ou un accompagnement dans des conditions chaleureuses, conviviales, affranchies de l’institutionnalisation rigide, ouvre la voie de nouveaux horizons d’usages et de récits publics. De « bien accueillir » ce n’est pas seulement répondre aux attentes et besoins immédiats, mais aussi anticiper les aspirations dans un contexte en perpétuelle transformation. Les impératifs en matière de respect des êtres vivants et des environnements doivent servir de moteurs pour revitaliser l’image des services publics. De même, les enjeux liés à la participation à la vie de la collectivité doivent être explorés pour engendrer l’émergence de nouvelles valeurs au sein des services publics, en harmonie avec les défis du présent, et surtout, avec les spécificités et les opportunités locales. Les politiques publiques doivent en effet être situées.
Ainsi, le travail portant sur l’image et les valeurs du service public ne doit pas se limiter à une simple vitrine des bonnes pratiques émergentes. Il doit découler d’une réflexion ancrée et adaptée aux particularités locales, apte à favoriser des services de proximité, en adéquation avec les réalités et les aspirations des habitant.es. En favorisant la création de nouvelles transversalités entre les services, le tissu associatif et citoyen d’un territoire, c’est se donner les moyens d’un ancrage fort qui s’engage à laisser aucun usager·ères sur le côté[20].
[1] Initiées par les acteur·trice·s de l'action sociale, ces pratiques se généralisent au sein des collectivités qui identifient la demande croissante des usagers de voir les services publics se rapprocher d'eux. Aller-vers implique à la fois d'offrir aux habitant·e·s une nouvelle proximité avec le service public, de s'adapter à leurs besoins, contraintes et horaires, d'inviter celles et ceux qui en sont le plus éloigné·e·s à en bénéficier, et ainsi de lutter contre l'isolement, l'exclusion numérique et le non-recours aux droits.
[2] Extrait du livre blanc dédié à la notion d’accueil, Bien venu·es, Co-concevoir les accueil des services publics, Agence Itinéraire Bis, septembre 2023, p.49. Le livre blanc est disponible en suivant ce lien.
[3] Ibid.
[4] Points d’Accès aux Droits (PAD) ou Espaces Publics Internets (EPI), par exemple.
[5]Mission de programmation et assistance à maîtrise d’usage de la maison de quartier de Féjaz - La Ravoire, commune membre du Grand Chambéry, Savoie, Auvergne-Rhône-Alpes.
Mission menée dans le cadre du plan des usages numériques de Grand Chambéry et son projet Transistor – incubateur numérique inclusif porté par l’Agence Alpine des territoires. Transistor proposait un accompagnement sur mesure (2021-2022) à des acteurs locaux (collectivités ou associations) pour leur projets de médiation numérique à destination des publics issus des Quartiers en Politique de la Ville (QPV) et Quartiers en Veille Active (QVA) du bassin chambérien.
[6] Dispositif Conseillers numériques France Services qui met à disposition 4 000 conseillers numériques pour accompagner les usagers vers l’autonomie dans l’usage du numérique.
[7] Dans sa double acception, l’hôte est à la fois celui qui reçoit l’hospitalité (qui est invité) et celui qui la donne (qui invite).
[8] La bibliothèque de quartier MANSART-UNIVERSITÉ appartient à un réseau composé de huit bibliothèques et une ludothèque municipales. Le projet scientifique, culturel, éducatif et social (PSCES) lancé en 2016, fixe au réseau la transformation des équipements en « troisième lieu » dans une logique de solidarité, de territoire, d'inclusion numérique en accompagnant les évolutions individuelles et collectives.
[9] Ces deux équipements permettant d’explorer de nouvelles postures professionnelles ont été prototypés aux côtés d’autres tests d’usages et d’aménagements (cabanes pour les jeunes, agora participative pour mener des débats, médiation numérique, bouturothèque/grainothèque, etc.).
[10] L’évaluation peut elle-même appeler à de l'aller vers : concerter les publics pour mener une évaluation qualitative.
[11] Propos de Carole Dolignon, directrice générale des services de la collectivité varoise de Flassans-sur-Issole et spécialiste de l’innovation publique retranscrit dans le livre blanc Bien venu·es, Op.cit., p.50.
[12]Ibid. Carole Dolignon est intervenue dans le cadre d’une table ronde “Feuille de route pour un service public plus proche de ses utilisateurs, contributeurs et usagers” organisée le 29 juin 2023 par Magali BARNOIN (auteure, formatrice, coach et animatrice engagée contribuant à diffuser activement la nouvelle culture du numérique et de l’innovation, à l'INET et au sein d'associations.)
[13] Verbatim d’agent.
[14] Retrouvez les effets bénéfiques de l’implication des agents dans les démarches de co-conception dans le livre blanc Bien venu·es, Op. Cit., p.27.
[15] Vous pouvez consulter d’autres exemples de terrain en allant consulter le livre blanc, Bien venu·es, Ibid., pp.27-29.
[16] Extrait du livre blanc, Bien venu·es, Ibid., p.29.
[17] Ibid., p. 30.
[18] Ibid., p.38.
[19] Ibid., p. 50.
[20] Ibid., p.58.