Déconfiner l’action publique en mode antifragile

Réseau
Le 18 juin 2020

Dans cet article je voudrais esquisser ce que serait une action publique antifragile, en référence au célèbre livre de Nassim Nicholas Taleb. Après avoir pointé les différences entre résilience et antifragilité, j'explore dans le contexte pandémique que nous traversons l'hypothèse d'une action publique antifragile et comment elle peut aboutir à la notion de subsidiarité distribuée. En un mot : comment déconfiner l'action publique ?

Résilience & Antifragilité, de quoi parle-t-on ?

Cette page du site de la Ville de Paris liste les risques majeurs pour capitale : terrorisme, canicule, crues, grand froid, etc. Pas d'épidémie, encore moins de pandémie. Nous n'avons rien vu venir. La capitale dispose pourtant d'une stratégie de résilience urbaine fort complète et même passionnante pour qui s'intéresse à l'action publique. Mais qu'entend-t-on par résilience urbaine ?

La résilience urbaine est la capacité des personnes, communautés, institutions, entreprises et systèmes au sein d’une ville à survivre, s’adapter et se développer quels que soient les types de stress chroniques et de crises aiguës qu’ils subissent.

La résilience se distingue donc de la gestion des risques, entendue comme la mise en œuvre de Plans de continuité d'activité dans les organisations, de manière à anticiper, réagir à partir de risques plus ou moins identifiés pour garantir la continuité de l'action publique. Autrement dit, la résilience comme la gestion des risques visent à gérer une situation et chercher à organiser un retour à la normale, là ou l'antifragilité consiste à rebondir sur une situation de crise pour transformer la situation initiale. Le terme antifragile se distingue du contraire de la fragilité, la robustesse. Un système résilient peut-ainsi être robuste, mais pas antifragile ! Une action publique antifragile serait donc un ensemble de dispositifs qui adopte des traits antifragiles pour "transformer positivement" à la suite d'un choc. Voici les 3 points ce sur quoi je m'appuierai pour approcher l'action publique par l'antifragilité.

  • Les systèmes antifragiles ne cherchent pas à prévoir ce qui est par nature imprévisible. Ils cherchent au contraire à se servir de ce que les crises majeures provoquent pour transformer
  • Les systèmes antifragiles ne cherchent pas à diminuer le risque, à le circonscrire, mais au contraire à provoquer de l'inattendu pour apprendre des situations nouvelles
  • Les systèmes antifragiles ne cherchent pas à faire passer à l'échelle des solutions qui marchent, mais à créer ou maintenir des redondances entre de nombreuses solutions qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients

A priori, ces trois éléments sont très éloignés d'une action publique telle que nous la connaissons. L'administration planifie, cherche à tout prévoir et cherche à modéliser en évitant le saupoudrage !

Ancien trader, l'auteur d'Antifragile n'est pas tendre avec l’État et encore moins avec les fonctionnaires, monde qu'il connaît visiblement très mal. Ce qui m'intéresse ici n'est pas l'intégralité de son approche (je laisse de côté le débat pour savoir si la crise du Covid-19 est un cygne blanc ou un cygne noir) et les partis pris idéologiques de l'auteur décliné sur tous les sujets. Loin d'être une recette ou un concept-solution dont les mauvais consultants abusent, l'antifragilité semble cristalliser suffisamment d'indices de transformations souhaitables ou déjà à l’œuvre pour être examinée avec attention. Que peut-on donc retirer de cet examen ?

Prendre conscience de notre obsession planificatrice

L'action publique consacre énormément de ressources à planifier. La pratique du plan a pris ces dernières décennies une ampleur inédite. Qu'on en juge : la loi Notre a même créé le SRADDET, le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires qui est un... plan de plans !

Force est de constater qu'entre les plans, les schémas directeurs et les feuilles de routes diverses et variées, la fonction publique aujourd'hui passe plus de temps à planifier ce qu'elle va faire que de le faire vraiment et d'évaluer son action. En un mot elle est confinée dans ses plans d'actions.

Loin de moi l'idée d'endosser la critique sans nuance de l'Etat bureaucratique que porte l'antifragilité telle que présentée par son auteur, mais la période pose brutalement la question : comment se fait-il que nous soyons à la fois si planificateurs et si mal préparés ? Comme l'expliquent les auteurs de cet article sur les leçons à tirer de la gestion de crise du coronavirus, le plan de lutte contre les pandémies existait, mais n’a pas été appliqué.

Comment expliquer que malgré la richesse des plans de protection de la population en cas de crise, personne n'ait, par exemple, anticipé les alliances possibles entre hôpitaux publics et privés pour mutualiser et augmenter les capacités de réanimation en cas de crise ?

Comment expliquer qu'aucune collectivité ne dispose aujourd’hui d'une démarche de résilience alimentaire locale ?

Ce n'est qu'en fin d'année dernière qu'une sénatrice a déposé une résolution sur le sujet sous l'impulsion d'un conseiller en développement local, Stéphane Linou. Ce dernier souligne que nous avons tout simplement "oublié" le risque alimentaire !

Une partie de la réponse à cette impréparation est surement dans le fait que nous ne croyons plus dans nos plans même quand ils sont bien faits ! D'un côté l'administration planifie - souvent sous contrainte légale - et de l'autre les exécutifs ne croient pas toujours aux risques et n'ordonnent pas toujours les mesures planifiées...  C'est ce que constatent les designers qui ont travaillé sur la pratique de la planification dans l'action publique. Tout se passe comme si la planification était une fonction phatique de l'administration, elle sert à créer des liens entre des parties-prenantes, à construire des discours mais n'est pas orientée vers l'action. A mon sens qu'il faut repenser profondément la pratique pour l'orienter vers notre capacité de réaction.

Selon les travaux de Grégoire Alix-Tabeling et Yoan Ollivier, designers (Vraiment Vraiment) et Nicolas Rio (Partie Prenante) il nous faut déplacer les efforts de l‘amont (la construction du document) vers l’aval (les conditions de sa mise en œuvre). 

Répondre vite versus anticiper des risques

Du point de vue antifragile, la démarche de planification qui consiste à lisser au maximum toutes les variations de son environnement est un facteur de fragilité car il est par définition impossible d'anticiper les crises majeures. Que faut-il faire alors ? Développer une action publique antifragile revient à détecter ou provoquer des réactions spontanées et légères des territoires (réactions hors plans la plupart du temps).

Les collectivités qui sauront comment s'allier aux populations ou mettre en place des réactions rapides sauront résister à des catastrophes et passer les cygnes noirs à la casserole....

La notion d’effectuation (proche de l'innovation frugale) permet de comprendre combien cette logique se distingue de celle de la planification (approche causale). Un schéma pour mieux comprendre :

extrait de https://www.cazals.fr/webinaire30avril/
Extrait de https://www.cazals.fr/webinaire30avril/
©François Cazals

Ceux qui ont réagit le plus vite pour protéger la population et les soignants, ce sont les citoyens auto-organisés qui ont pris des options. Partout les couturiers ou les couturières, les makers ont produit des tutos en masse, se sont organisés pour créer une capacité de réponse distribuée. À ce sujet, je vous renvoie à cet article du Monde qui pointe que la fabrication distribué n'est plus une gentille niche utopique, mais une réalité visible. Il nous faut comprendre que la spontanéité n'est pas l'absence d'organisation, mais son point de départ ! Il faut saluer l'initiative du laboratoire d'innovation publique du CNFPT riposte créative territoriale qui a parfaitement compris l'importance de la documentation des réactions.

Il s'agit de passer d'une gestion de crise à une l’accélération des redondances de crise.

Pour le dire trivialement, passer l'éternelle liste au Père Noël (les plans d'action) au bricolage des cadeaux de noël reçus pendant le confinement (les options). Là où le discours sur les communs est souvent présenté comme une manière vague de "faire commun" (titre pour programme électoral), on peut voir certaines de ces initiatives comme un terreau d'antifragilité en communs auquel il s'agit de s'articuler. Agir en communs c'est précisément créer des règles dans une communauté à partir des capabilités des acteurs. Les initiatives sont diverses, hétérogènes, difficiles à saisir, parfois contradictoires et plus ou moins efficaces et durables. Ensemble, elles constituent un potentiel antifragile. Il paraît même qu'Elinor Ostrom au eu en 2009 le prix Nobel d'économie pour avoir démontré que la gestion en communs est très loin d'être tragiquement inférieure à celle du privé ou du public. Mais comment capter ces signaux ?

Pour une subsidiarité distribuée

Point de vigilance antifragile : articuler communs issus de la crise et action publique signifie qu'il nous faut penser les territoires non plus comme des terrains à administrer mais comme des organismes vivants à accompagner. Dans la nature, les redondances permettent de réagir à des situations de crise. Il serait fragile que les acteurs publics tentent de centraliser et d'optimiser des actions distribuées par nature redondantes. Les réactions d'un territoire antifragile ne correspondront jamais à un schéma unique. Pire, il est des moments où l'acteur public, au lieu de s'augmenter de cette volatilité des réponses vient se substituer à la force d'auto-organisation des territoires pour replanifier après coup... ce type de réaction est destructeur de l'innovation sociale, en langage communs il s'agit d'enclosure. De ce point de vue la normalisation peut stériliser l'action en la complexifiant tellement qu'elle devient inaccessible en dehors d'une logique industrielle jugée a priori plus efficace.

Et s'il fallait, pour déconfiner l’action publique, passer d'une logique de planification à une logique de subsidiarité distribuée, entendue comme la capacité d'un acteur public à identifier et s'articuler aux redondances permettant une réponse antifragile à un choc majeur ?

Pour en savoir plus :

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