Revue

Dossier

Dominique Valck : « Faire de la prospective sans prendre en compte le “sensible” ne mènera pas très loin »

Dominique Valck
Pour Dominique Valck, le praticien doit être capable d'explorer les choses les plus sensibles et les moins visibles de la société, par exemple, l'importance dans la ville des odeurs, des sons et du genre. Inclure des dimensions telles que la philosophie et l'ingénierie du sensible est une orientation intéressante pour la prospective.
Le 9 avril 2021

Président du conseil de développement durable de la métropole du Grand Nancy, Dominique Valck est à l’initiative de la plateforme Métamorphose, une aventure humaine et citoyenne pour co-construire des perspectives de vies plus dignes et plus justes dans nos territoires. Cette démarche s’inscrit dans ce que Dominique Valck appelle « une ingénierie du sensible » pour susciter l’envie et l’adhésion des citoyens à la conception des politiques publiques locales. Il défend une autre façon de faire de la prospective plus participative et plus sensible.

Quelle ambition avez-vous eu en lançant au printemps 2020 un débat national et territorial dénommé « Métamorphose » au moyen d’une plateforme électronique ?

La première ambition de l’initiative Métamorphose est d’apporter notre contribution à l’écriture d’un nouveau contrat écologique et social pour notre pays, par exemple, en redessinant collectivement, j’insiste sur ce mot, des perspectives de vies plus dignes et plus justes dans les territoires. Une telle construction a besoin de temps et mobilise l’énergie, l’intelligence et la créativité de tout un chacun et pas seulement celles de « cinquante types dans des bureaux à Paris » pour reprendre l’expression de l’économiste Christian Saint-Étienne dans vos colonnes1. Pour en jeter les bases, il nous est apparu que l’exercice du débat était le plus approprié afin de continuer d’attirer l’attention sur les signaux « faibles » émis par la société mais que nos institutions, atteintes de « surdité » et de « cécité » aiguës, n’entendent toujours pas.

Pendant sept mois au sein de notre agora électronique2, des citoyens, des représentants des collectivités, des porte-parole de collectifs, ont pu raconter leurs vécus, leurs histoires, échanger, débattre et se confronter sur des thèmes comme la santé, le système économique, la démocratie ou encore l’environnement. À côté de ces grands chapitres, nous avons souhaité ouvrir un second espace d’expression portant cette fois sur les « territoires vécus » notamment pendant le confinement. Appréciation des mesures prises par une préfecture ou une agence régionale de santé pendant la crise sanitaire, autonomie alimentaire d’un territoire, capacité de résilience, complémentarités entre deux territoires, relocalisation d’activités industrielles, etc., sont quelques exemples de sujets abordés. Nous avons ainsi contribué à susciter le dialogue entre entités qui d’ordinaire se parlent peu. En outre, nous avons organisé des débats complémentaires avec des communautés de « minorités actives », tels que les joueurs vidéo, mais aussi les Gilets jaunes, les défenseurs du référendum d’initiative citoyenne, etc., sur les réseaux sociaux, notamment la plateforme Discord.

Il nous est apparu que l'exercice du débat était le plus approprié afin de continuer d’attirer l’attention sur les signaux « faibles » émis par la société mais que nos institutions, atteintes de « surdité » et de « cécité » aiguës, n’entendent toujours pas.

Quelle est votre conception de la prospective ?

Nos travaux en matière de prospective, qui fait partie de nos domaines d’intervention, sont basés sur une approche à la fois empirique et scientifique et sur l’importance du temps. Scientifique, car le recueil, le classement et l’analyse des données ont mobilisé des chercheurs en sociologie, philosophie, anthropologie, etc., des universités de Lorraine, de Strasbourg, de Bourgogne Franche-Comté, dans un esprit d’interdisciplinarité qui, par leurs méthodes rigoureuses, leurs travaux, leurs regards différents apportent une indispensable crédibilité à Métamorphose. D’ailleurs nous faisons depuis longtemps appel aux savoirs des chercheurs ce qui évite des projections faciles sur le monde et autres « raccourcis de comptoir ». Mais pour que Métamorphose soit exemplaire en terme scientifique, nous avons fait intervenir davantage de chercheurs qu’auparavant et également engagé une community manager. Au total une dizaine de personnes ont travaillé sur Métamorphose. Quant à l’aspect temps, il faut savoir que les conseils de développement durable sont des maisons du temps long et de la mémoire des territoires. Dans cet esprit, outre les sept mois de débat, nous nous sommes accordés trois mois pour l’analyse des données recueillies.

Que recherchez-vous par la mise en place de débats ?

Au fur et à mesure de nos expériences de débats tels que celui sur l’Europe, il y a deux ans, ou dans le cadre du Grand débat avec les Gilets jaunes notamment, nous développons une ingénierie du « sensible » afin de susciter l’envie et de proposer une stratégie de l’adhésion à la conception des politiques publiques dans laquelle les gens pourront d’autant mieux se retrouver qu’ils auront vraiment participé à leurs élaborations. Le citoyen a envie de voir comment sa réflexion peut être prise en compte dans les politiques publiques, pour que son quotidien soit impactable et impacté. En outre, le débat, à condition qu’il soit apaisé, doit nous permettre de sortir de nos zones de confort, de nos certitudes, nos préjugés et nos fantasmes, en dialoguant avec l’autre, souvent méconnu, comme l’a montré la crise sanitaire, en parlant de manière ouverte et sereine de nos désaccords et d’avoir la capacité de les gérer.

C’est pourquoi nos travaux sont à l’opposé des réunions d’experts qui débattent de sujets techniques obéissant à une gouvernance par les nombres telle que décrite par Alain Supiot3. Une approche qui relève plutôt de la planification selon des visions fantasmées de la société comme pour la dématérialisation des démarches administratives qui pré-suppose que tous les Français sont à l’aise avec le numérique ! Nous nous situons également à l’inverse d’un « cours magistral » version Grand débat national où tout est écrit à l’avance.

Ces démarches n’ont pour effet que d’accroître la déconnexion entre les représentants, français ou européens, et la réalité des représentés, de nourrir la défiance qui s’exerce à présent non plus seulement à l’égard de la classe politique mais aussi, fait plus grave, à l’égard des institutions. Or, la défiance rend l’exercice de la prospective difficile !

Vous avez pris l’initiative du débat Métamorphose lors du premier confinement, moment inédit, dans un contexte de crise sanitaire et alors que s’est installé en France un climat de défiance généralisée que vous venez d’évoquer. N’est-ce pas inopportun pour parler d’avenir ?

Bien au contraire ! Métamorphose est née de la volonté de ne pas oublier les échanges nourris que la crise sanitaire a suscités et d’éviter que la « prophétie » de Michel Houellebecq, à savoir que le monde d’après « sera le même, en un peu pire » 4, se révèle exacte. Il faut capitaliser sur ce temps si particulier qui a, certes engendré de l’angoisse, de l’incertitude et de la souffrance, mais aussi des idées et des rêves dans tous les domaines, pour preuve la multiplicité des démarches autour de l’idée d’un nouveau contrat écologique et social qui marque une véritable dynamique sociétale et démocratique. En outre, Métamorphose visait à comprendre ce qu’était un territoire vécu précisément pendant le confinement, puisque l’on était contraint à y demeurer, et ce que les citoyens attendaient de ce territoire.

À propos de territoire, la crise sanitaire a mis au grand jour une réalité qu’il va bien falloir admettre et traduire dans les textes : la différenciation territoriale. Appliquer systématiquement une solution unique pour l’ensemble du pays ne fonctionne pas. Cela ne vaut pas seulement pour les mesures de couvre-feu. Ainsi que l’a souligné Christophe Demazière5, enseignant-chercheur en urbanisme et aménagement, il n’y pas grand-chose de commun entre une commune en milieu rural éloignée des centres urbains et une commune intégrée dans une métropole, ni entre une commune de la côte atlantique ou du sud de la France et une autre dans le nord ou l’est. Pourtant elles sont toutes soumises aux mêmes lois et règlements.

La prospective concerne aussi le droit : comment allons-nous traiter dans nos lois les évolutions de la société et les situations hétérogènes auxquelles cela conduit telles que l’extrême diversité des situations des collectivités territoriales et la quasi-impossibilité désormais de développer une politique nationale ?

Pourtant la territorialisation est sur toutes les lèvres…

Certes mais pour parler de territoire sans territorialité, ce qui n’a pas de sens. Les cadres de gestion et les temporalités sont partout les mêmes. Or, la standardisation, c’est la négation de l’identité, de la temporalité spécifique à chaque territoire. Sans tomber non plus dans le fétichisme territorial, un nouveau projet de société doit absolument répondre à cette question de la différenciation entre territoires et ses implications dans notre droit.

Les résultats et les analyses du débat Métamorphose sont exposés dans un livre blanc en février 2021. Que faut-il en retenir ?

Ce que racontent les données recueillies en termes d’invariants sont une colère solide, du ressentiment, de la défiance par rapport aux institutions, la demande de dignité, de justice, de reconnaissance. Par exemple, les inquiétudes sourdes, exprimées notamment au moment de la crise des Gilets jaunes par les femmes et les jeunes, plus impactés que d’autres catégories sociales par les difficultés économiques, s’amplifient car les mesures de confinement n’ont rien arrangé et personne n’a, semble-t-il, répondu à leurs attentes.

Il ressort également que la crise sanitaire, à travers les périodes de confinement, génère de grandes interrogations et une très forte envie de sens. Où allons-nous ? Quelles sont les conséquences de nos actions ? Comment sommes-nous reliés à l’autre au sein d’un territoire mais aussi au monde, etc. Un autre désir collectif est apparu : la demande de cohérence. L’exemplarité de certaines mesures sanitaires comme la fermeture ou l’ouverture de certains commerces est très contestée. À tel point que certaines préfectures ont beaucoup perdu en crédibilité ce qui entretient la défiance naissante vis-à-vis des institutions.

D’autres thèmes plus classiques en termes de prospectives ont également suscité l’intérêt des participants à Métamorphose : la nature en ville, l’accès aux parcs qui ressort très nettement du lot, le bien-être et la qualité de vie en ville ou encore le commerce de proximité versus les grandes surfaces.

Comment cette quête de sens peut-elle être prise en compte dans la prospective ?

Ce questionnement d’ordre existentiel doit être entendu car faire de la prospective sans prendre en compte le « sensible » ne mènera pas très loin. Par exemple, les élus qui envisageraient de favoriser l’implantation de data center ou de centres commerciaux devraient systématiquement penser aux conséquences de ces actions en termes d’environnement. En outre, l’urbanisation des sols est-elle compatible avec le désir d’autonomie alimentaire des territoires qu’expriment les citoyens ? De même la réalité quotidienne des habitants tels que les déplacements domicile-travail en milieu rural devrait amener à modifier les cadres de pensées traditionnelles trop étroits comme la commune pour favoriser les réflexions en termes de bassins de vie impliquant des stratégies d’alliances entre territoires.

Quelle sera la suite pour Métamorphose ?

Notre travail doit être présenté au conseil économique, social et environnemental (CESE) et au président de l’Assemblée nationale. Les exécutifs nous écoutent-ils par politesse ou bien nos travaux les interpellent-ils ? Il est encore trop tôt pour se prononcer par rapport à Métamorphose. Ce que l’on peut dire par expérience, c’est que les signaux « faibles » sur lesquels nous attirons l’attention ne se retrouvent traduits dans une politique publique locale, quand ils le sont, que trois, quatre ou cinq ans après la publication de nos rapports. Certes le temps de la prospective, le temps politique et celui du citoyen ne sont pas les mêmes. Mais il faut trouver le moyen de raccourcir ce temps de latence.

Le doute doit être une composante essentielle de la prospective car les certitudes enferment et écartent la possibilité d’être surpris et d’imaginer l’autre au sens où Roland Barthes l’entendait dans Mythologies.

Comment voyez-vous l’évolution de la prospective et de ces praticiens ?

Je pense que le doute doit être une composante essentielle de la prospective car les certitudes enferment et écartent la possibilité d’être surpris et d’imaginer l’autre au sens où Roland Barthes l’entendait dans Mythologies6. En marge des aspects statistiques, technologiques et analytiques le praticien doit être capable d’explorer les choses les plus sensibles et les moins visibles de la société, par exemple, l’importance dans la ville des odeurs, des sons et du genre. Inclure des dimensions telles que la philosophie et l’ingénierie du sensible me semble être une orientation intéressante pour la prospective. Cela permettra d’écouter la capacité de création de la société civile et de laisser vagabonder les imaginaires afin de trouver les chemins encore inconnus que nous pourrions emprunter.

  1. Gapenne B., « L’actualité vue par… Christian Saint-Étienne : », Horizons publics juill.-août 2020, n16, p. 4-5 : « Il faut confier la transformation aux opérateurs de terrain et pas à cinquante types dans des bureaux à Paris. »
  2. https://cartodebat.fr/metamorphose/
  3. Supiot A., La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), 2015, Fayard.
  4. Houellebecq M., « Je ne crois pas aux déclarations du genre “rien ne sera plus jamais comme avant” », France inter 4 mai 2020.
  5. Demazière C., « Collectivités locales : l’extrême diversité des situations fait que désormais élus locaux et citoyens doivent se prendre en charge », Décideur public – Univers numérique 27 nov. 2019, http://www. decideur-public.info/2019/11/collectivites-locales-l-extreme-diversite-des-situations-fait-que-desormais-elus-locaux-et-citoyens-doivent-se-prendre-en-charge.htm
  6. Barthes R., Mythologies, 1957, Seuil : « C’est l’un des traits constants de toute mythologie petite-bourgeoise, que cette impuissance à imaginer l’autre. […] Tout mythe tend fatalement à un anthropomorphisme étroit, et, qui pis est, à ce que l’on pourrait appeler un anthropomorphisme de classe. Mars n’est pas seulement la terre, c’est la terre petite-bourgeoise […]. »

Hervé Marchal : « La fabrication collective de solutions est un prolongement logique du débat »

Professeur de sociologie au laboratoire interdisciplinaire de recherche sociétés, sensibilités, soin (LIR3S) de l’université de Bourgogne, Hervé Marchal est responsable de l’accompagnement scientifique du débat Métamorphose.

Qu’est-ce qui vous a amené à participer au projet Métamorphose ?

La conviction, partagée avec Dominique Valck, que la prospective n’a de sens que si on laisse parler le terrain avec méthode. Saisir le monde à vif, en actes, percevoir ce qu’une personne a envie de faire comprendre, de dire par rapport aux autres notamment en termes de solidarité : telle a été notre « fabrique » de données dans le cadre de la commande que nous avait passée le conseil de développement durable de la métropole du Grand Nancy. Notre outil de « production » c’est Cartodébat, une plateforme de participation citoyenne qui permet de débattre de manière structurée sur le web à propos de projets de territoire, de politiques publiques ou de sujets de science et de société. Cet outil nous donne les moyens de recueillir tous types de données puis, de manière collective, de les qualifier en mots-clés et tags qui autoriseront la traçabilité des données et l’accès à notre cheminement. Ainsi nous avons relevé 81 annotations pour les tags « autorité », « légitimité » et « infantilisation » qui concernent surtout l’appréciation des mesures sanitaires ou encore 826 annotations pour le tag « imaginaire » qui exprime la créativité de la société civile, par exemple, en matière d’éducation des enfants à la compréhension de la nature. De la donnée sérieusement produite permet de développer une analyse solide qui s’appuie sur des éléments existants non des croyances ou des projections sur le monde issues de nos représentations. Cette façon de procéder crédibilise la prospective et génère de la confiance pour en parler.

Ne pas travailler à partir d’un panel représentatif n’est-ce pas un handicap pour cette crédibilité ?

Absolument pas. Nous avons voulu justement éviter le piège du panel représentatif qui est un concept statistique, tout comme le fétichisme de la variable, avec l’entrée par les catégories socio-professionnelles que nous n’avons toutefois pas ignorées. Mais ce « bloc », ce « corset » même, n’a guère de sens lorsque l’on considère que l’on ne connaît pas à l’avance un territoire et ceux qui y vivent – nous mettant ainsi en posture d’être surpris – et que l’on veut capter des réactions, des émotions, de la réflexivité et des rêves qui constituent notre registre analytique sur la forme. Dans cet esprit, nous avons d’ailleurs souhaité privilégier la multiplicité des formats d’expression et donc des sources de données. En effet, tout le monde n’est pas à l’aise avec l’écrit pour s’exprimer sur la plateforme Cartodébat donc l’oralité est également importante, telles que les réactions spontanées issues de débats collectifs ou d’une émission de radio. Les résultats, au regard de notre corpus, significatif et pluriel, basés sur des données dont on connaît la provenance, ce sont les tendances lourdes qui travaillent la société, ce que l’on peut en dire, et partant, ce qui est pensable et possible.

Notre travail se situe donc aux antipodes d’un panel représentatif de la population sur lequel s’appuie un sondage pour « exprimer » un pourcentage de Français n’ayant pas le moral ou inquiets de la situation et qui soulève d’ailleurs des questions en termes de méthodologie. Il s’agit d’apaiser le débat dans ce pays, pas de l’envenimer ! Sur un plan plus général, devant le déluge de statistiques, gardons à l’esprit la fameuse phrase prêtée par Mark Twain à l’ancien Premier ministre britannique Benjamin Disraëli : « Il y a trois sortes de mensonges : les petits mensonges, les gros mensonges et les statistiques. »

Quel est l’apport de Métamorphose dans votre travail de sociologue ?

Travailler sur les signaux « faibles » de la société nous permet d’interroger la possibilité de production de données et de remettre du mouvement dans nos données car les émotions ou les rêves ne s’arrêtent jamais. L’ingénierie du sensible ne fonctionne que si on lui apporte sans cesse de quoi la « nourrir ». À cet égard, la fabrication collective de solutions aux problèmes évoqués, l’émergence de communs dans les territoires sont les prolongements logiques du débat. En outre, les différentes étapes de Métamorphose ont été réalisées grâce à un travail d’équipe interdisciplinaire dont les membres venaient d’horizons différents et qui a bousculé nos pratiques, ce qui est positif. Nous nous sommes également ouverts à ce que d’autres personnes se servent de la qualification de notre base de données pour d’autres usages. Ils auront accès aux différents types de données et à leurs mises en contexte. Nous avons d’ailleurs tenu un journal de bord collectif et analytique du projet. Voilà de quoi mener une véritable sociologie de la donnée !

Pour aller plus loin

Conseil de développement durable du Grand Nancy : http://conseildedeveloppementdurable.grand-nancy.org/actualites/

×

A lire aussi