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Droit et innovation, le temps du rapprochement ?

Le 4 octobre 2019

Le droit constitue-t-il un frein à l’innovation ? Dans les administrations, les services juridiques, soucieux de ne pas être accusés d’une coupable absence de vigilance dans la passation des marchés, ont-ils les yeux braqués sur la légalité, à défaut d’élargir leur champ de vision ? Dans le même temps, les acteurs de l’État, qui parlent quotidiennement d’innovation en tribunes, montrent-ils réellement la voie à suivre ? Les termes du débat sont posés… Pour autant, à l’avant-garde, le binôme juristes-innovateurs marque de plus en plus de son empreinte les politiques publiques les plus ambitieuses. Le rapprochement entre ces deux secteurs aux relations passées abrasives est en marche.

Droit et innovation… Longtemps, les deux mots ont connu des relations conflictuelles. Sans doute était-ce lié au fait que l’innovation suggérait le dépassement d’un état donné et que le droit était censé ramener de l’ordre normatif. Avec la mondialisation, ce bras de fer a changé de dimension, n’ayant pas résisté aux multiples révolutions industrielles et technologiques, qui confortent nécessairement l’innovation au cœur de tous les progrès qu’elles promeuvent. La mondialisation économique, qui repose sur une adaptation permanente à la concurrence dans des délais très courts, impose aux juristes de changer d’approche : plus d’accompagnement, plus de prise de risque, moins de frilosité. Le développement des start-up et donc de la propriété intellectuelle ajoute à cette nécessité d’accélérer le processus d’adaptation. Cette capacité d’harmonisation du droit à l’innovation est devenue un enjeu majeur d’attractivité des pays. Le secteur public, souvent accusé d’avoir un temps de retard sur la marche en avant numérique de la société, s’accroche comme il peut à cette révolution. Rien n’est simple, à vrai dire : entre les services juridiques et prescripteurs dans les trois fonctions publiques, l’innovation reste un sujet de débat permanent, voire de déchirement. Et le temps perdu à décider d’y aller, l’innovation ne l’est déjà presque plus ! Pour autant, dans certaines collectivités, juristes et innovateurs ont pris l’habitude de travailler ensemble, pour le plus grand bonheur des politiques publiques…

Entre les services juridiques et prescripteurs dans les trois fonctions publiques, l’innovation reste un sujet de débat permanent, voire de déchirement. Et le temps perdu à décider d’y aller, l’innovation ne l’est déjà presque plus !

« La Direction des affaires juridiques de l’État a publié un guide pratique de l’innovation parce que l’innovation est difficile à caractériser et qu’il faut former les services publics à l’innovation, si indispensable à leur efficacité », explique Christophe Delaisement, juriste chez Parme Avocats.

Pour la CNIL, concilier « innovation et libertés »

Pour commencer ce tour d’horizon de cette vaste question à portée philosophique, autant demander directement l’avis de la Commission nationale informatiques et libertés (CNIL). Régis Chatellier, chargé d’études prospectives au pôle innovation, études et prospective de la CNIL, réfute l’idée selon laquelle la commission serait un frein à toutes démarches novatrices dans le secteur public, tant s’en faut : « L’existence de notre laboratoire d’innovation numérique (LINC) en est la meilleure preuve. Son objectif est, d’une part, d’explorer le futur de la société numérique, pour mieux anticiper l’impact de l’usage des innovations technologiques sur la vie privée et les libertés, à travers des publications, et, d’autre part, d’explorer et d’accompagner l’innovation respectueuse de la protection des données et des libertés des individus. À ce titre, elle entretient des relations étroites avec le secteur de la recherche, et a développé une stratégie d’accompagnement des start-up avec l’organisation d’ateliers à destination de celles-ci, ceci afin de les outiller pour produire des services innovants et respectueux des données », assure-t-il. Une stratégie qui se déploie aussi en direction des acteurs publics : « Nous avons pu accompagner dans le passé la mise en place de services innovants et conformes du point de vue de la protection des données, par exemple, France Connect. Plus largement, la CNIL accompagne les projets portés par le service public et agit en tant que conseil pour accompagner ces acteurs dans la conception de certains services. » Le maître mot est de concilier « innovation et libertés ». Car « la protection des données est un droit fondamental non négociable, et une forme d’innovation en soi, mais elle n’empêche en rien l’innovation dans le secteur public comme dans le secteur privé. C’est une contrainte, mais l’innovation se produit toujours sous contraintes. La protection des droits des individus et l’innovation ne s’opposent pas mais vont de pair. Il faut rechercher en permanence le juste équilibre entre le droit des individus et celui des entreprises pour construire un monde numérique durable », précise-t-il.

L’avocat « tant pis » versus l’avocat « preneur de risques »

Ancien étudiant du DU Transformation digitale du droit et LegalTech de Paris 2, ancien acheteur public, aujourd’hui juriste spécialisé dans les smart cities chez Parme Avocats, Christophe Delaisement a souvent exploré ces espaces intermédiaires où le droit et l’innovation apprennent à se connaître et à avancer ensemble. « D’abord, dans la fonction juridique quotidienne, l’innovation est tout simplement la source d’une plus grande efficacité. Elle permet de mieux gérer l’information mutualisée dans les cabinets, en mettant en place une base de données partagée. La LegalTech révolutionne la relation clientèle en offrant du droit à des personnes qui n’en avaient pas jusqu’ici les moyens financiers. » Les juristes ne peuvent passer au-delà de la volonté du décideur public, du maire au directeur d’hôpital en passant par le directeur général de service (DGS)… « Le grand changement, c’est qu’au lieu d’être un empêcheur d’innover en rond, le juriste se positionne comme une force de propositions. »

Les marchés publics d’innovation en apportent la preuve : sur 3 ans, sur un marché de moins de 100 000 euros, les règles classiques s’assouplissent et offrent ainsi la possibilité d’un échange constructif avec, par exemple, une start-up. « Prenons le cas des villes intelligentes, elles ne se feront qu’avec le droit ou ne se feront pas. Dans une collectivité, chaque service, de l’éclairage aux transports, en passant par le social, etc., dispose de ses propres données. Pour construire une ville intelligente, ces données doivent être croisées et l’éclairage juridique permet de créer les conditions d’une convergence. L’échange de données va permettre de mesurer comment fonctionne l’organisme vivant qu’incarne une ville, et donc apporter aux habitants des réponses efficientes à leurs besoins. » La protection des données à l’échelle européenne n’a rien à voir, tant s’en faut, avec le contrôle individualisé made in China… « La donnée arrive anonymisée. Il faut sortir des fantasmes. »

Quinze grosses collectivités territoriales françaises explorent, à ce jour, le formidable potentiel de la smart city. « La connexion de toutes ces données doit relever du seul intérêt général, poursuit le juriste. Le droit n’interdit jamais rien. Il pose des barrières. Cela étant, il revient aux juristes de s’adapter. Il y a les juristes “tant pis”, qui ne perdent jamais de procès puisqu’ils ne prennent pas de risques et sont uniquement mus par une stricte observance de la légalité. Puis il y a les autres, qui cherchent à interpréter la loi, surtout lorsqu’elle ne s’est pas prononcée. Face à nos clients publics, notre seul rôle consiste à proposer une analyse du risque, puis à le prendre ensemble, dans une démarche proportionnalisée. » On fait appel à l’avocat « quand on touche la frontière de l’incompréhension », constate Christophe Delaisement, à qui il revient de « dégager le paysage des possibles » avec les décideurs publics. « Il y a le droit banal, celui des familles, très normé, sans incertitudes. Puis le droit qui se fait en marchant, notamment sur le marché de l’innovation, dans l’attente de la réponse jurisprudentielle. La Direction des affaires juridiques de l’État a publié un guide pratique de l’innovation, parce que l’innovation est difficile à caractériser et qu’il faut former les services publics à l’innovation, si indispensable à leur efficacité », conclut-il.

De la nécessité de « préqualifier » le marché innovant

Cheffe de mission achat Lab à la direction des achats de l’État (DAE), Samira Boussetta affirme « tout de go » que « la problématique n’est pas juridique ». Le Manuel d’Oslo de l’OCDE rassemble les « principes directeurs proposés pour le recueil des données sur l’innovation », pour reprendre la qualification de Wikipédia et « nous partons de cette définition internationale dans nos textes », précise-t-elle. « La difficulté est ailleurs : quel type de montage juridique doit-on imaginer pour acheter de l’innovation ? Et le relèvement du seuil des 100 000 euros ne règle pas le problème contractuel. Par exemple, le service en ligne Doctolib était une innovation en 2013 mais l’est-il encore aujourd’hui ? L’innovation meurt lorsque les usages qu’elle a permis sont devenus courants. » Il est donc essentiel de « préqualifier » le marché, pour « réellement aller chercher quelque chose de nouveau, parce que le marché innovant permet de discuter avec l’entreprise en amont, de gré à gré, et donc de coconstruire en intelligence avec elle le projet ». C’est donc le service juridique qui bloquera le service prescripteur en réclamant des garanties solides d’innovation, si l’on suit le raisonnement de Samira Boussetta.

« Il revient au secteur public de se mettre en route, de benchmarker, d’aller chercher l’innovation où elle se trouve, sans se demander en permanence si elle colle avec la loi. Je trouve que la prise de risque juridique dans le secteur public n’est pas assez forte et je n’ai pas vu, pour l’heure, de contentieux liés à des marchés abusivement innovants. Il est vrai que lorsque le décret du 26 décembre 20181 est sorti, qui permet, au titre de l’innovation, de passer un marché public négocié sans publicité ni mise en concurrence préalable sous la barre des 100 000 euros, certains avocats, craignant une concurrence déloyale, ont assuré qu’ils regarderaient ça de près. On ne peut pas dire qu’ils aient eu à s’employer énormément, sachant que peu de marchés de ce type ont été initiés. » Où est le problème alors ? « Les services juridiques freinent des quatre fers parce qu’ils n’ont pas la culture de l’innovation. Ils ne sont que dans le contrôle de la légalité et pas dans le management du risque. C’est dommage », assure-t-elle.

Le juriste est là pour proposer des solutions juridiques durables afin de trouver un équilibre gagnant-gagnant, en étant associé en amont, dès le début du projet, selon les équipes de l’Agence du patrimoine immatériel de l’État.

La propriété intellectuelle, un cadre structurant pour l’innovation

Du côté de l’Agence du patrimoine immatériel de l’État (APIE), l’agence chargée de valoriser le patrimoine immatériel de l’État (marques, savoir-faire, innovations, etc.), on reconnaît que « le formalisme du droit de la propriété intellectuelle peut être perçu comme un frein ». En réalité, le droit impose de définir les utilisations et réutilisations qui pourront être faites de l’innovation. « Il conduit donc à se poser les bonnes questions quant à la stratégie d’un projet », indique Sylvia Israël, chef de projet en propriété intellectuelle. Par exemple, faut-il demander tous les droits attachés à une solution innovante, autoriser la commercialisation de la solution innovante, obtenir le droit de mutualiser avec d’autres services publics, placer la solution innovante sous licence libre ? C’est ainsi que la préfecture d’Île-de-France a choisi de recourir aux licences libres pour son chatbot et d’encourager par ricochet l’innovation entre les administrations mais également avec les acteurs économiques. « Nous sommes là pour simplifier le rapport entre le droit et l’action qu’il permet. C’est le cas, notamment, en matière d’achat innovant où l’innovation naît d’une plus grande participation des acteurs et où la diversité des projets nécessite d’être souple et notamment dans les partenariats d’innovation, exemple d’une synergie positive entre droit et innovation, en permettant à l’acheteur public de se concerter avec l’entreprise pour favoriser la recherche et le développement avant l’achat. » Le juriste est là « pour proposer des solutions juridiques durables afin de trouver un équilibre gagnant-gagnant », en « étant associé en amont, dès le début du projet ».

Pour Samira Boussetta, cheffe de mission achat lab à la direction des achats de l’État, « il revient au secteur public de se mettre en route, de benchmarker, d’aller chercher l’innovation où elle se trouve, sans se demander en permanence si elle colle avec la loi. Je trouve que la prise de risque juridique dans le secteur public n’est pas assez forte et je n’ai pas vu pour l’heure de contentieux liés à des marchés abusivement innovants. »

Dijon donne l’exemple

Elle est souvent présentée comme la commune de France la plus avancée en matière de smart city ou ville intelligente. Et elle l’est encore plus depuis l’installation en 2019 d’un poste de pilotage des services publics connectés. Objectif ? Tout miser sur l’open data pour renouveler la démocratie participative, développer un écosystème de start-up et faire des usages des habitants un point de départ pour améliorer le fonctionnement de la ville.

Car, dans la ville intelligente, tout est potentiellement informatif. Éclairage, transports, ordures, eau, sécurité, etc. Depuis quelques semaines, les équipements publics des vingt-quatre communes constituant Dijon métropole sont reliés à un poste de commandement unique, contre six auparavant. Ce qui permet de piloter en temps réel et avec une grande réactivité les services publics de la cité. L’objectif : mieux anticiper le renouvellement des équipements, améliorer la coordination des équipes en cas d’incident et renforcer la sûreté publique.

La réalisation de ce centre et des équipements urbains connectés, confiée à un consortium composé de Bouygues Energies et Citelum, filiale d’EDF, avec Suez et Capgemini, doit permettre de réaliser 65 % d’économies d’énergie en douze ans. Un gain de plusieurs dizaines de millions d’euros est attendu, notamment en équipant en LED 34 000 points lumineux. Des millions d’euros économisés et réinjectés dans le projet sous forme d’investissements, comme le déploiement de 140 kilomètres de fibre optique. « Prenons l’exemple du stationnement. À Dijon, la “ville intelligente” guidera le conducteur vers une place libre », précise Xavier Lenoir, responsable du service DSI à la ville de Dijon et à la métropole, en charge de mettre en place ce grand chantier. Même principe avec l’intensité de la luminosité : « Une lumière blanche haute donne plus de sentiment de sécurité aux conducteurs, qui rouleront plus vite, au contraire d’une lumière plus jaune et plus basse, qui fera baisser la vitesse des véhicules », précise le responsable.

1. D. no 2018-1225, 24 déc. 2018, portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique.

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