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Dante Edme-Sanjurjo : « Ce qui me fait vibrer, c’est la façon dont on décloisonne la société »

Dante Edme-Sanjurjo
Dante Edme-Sanjurjo, cofondateur de la monnaie locale eusko et directeur général de l’association Euskal Moneta, revient sur la success story de la plus importante monnaie locale d’Europe. Avec plus de 2 millions d’euskos en circulation, la monnaie locale basque devient la première de cette importance en Europe, devant le chiemgauer en Allemagne ou encore le bristol pound en Angleterre.
©DR
Le 29 avril 2021

Co-fondateur de la monnaie locale eusko et directeur général de l’association Euskal Moneta, Dante Edme-Sanjurjo revient sur la genèse et l’évolution de l’eusko, la monnaie locale complémentaire au Pays basque, devenue la plus importante monnaie locale d’Europe. La création de cette monnaie locale agit notamment comme un outil de relocalisation de l’économie et de renforcement de l’emploi local et du lien social.

Résumé

À l’heure où nos vulnérabilités, nos inégalités et nos divisions sont exacerbées, la monnaie complémentaire du Pays basque fait le pari du passage à l’action par la solidarité et l’échange. La relocalisation opérée par l’eusko se fait par une réorientation des pratiques économiques avant tout basée sur le « lien » pour un développement du territoire, une sauvegarde de la langue basque et la transition écologique… une monnaie qui relie et qui a du sens !

2 millions d’euskos circulent entre les porte-monnaies, les comptabilités privées et publiques d’adhérents que sont les particuliers, les entreprises, les associations et même les collectivités locales du territoire. Dante Edme-Sanjurjo, cofondateur de la monnaie locale eusko et directeur général de l’association Euskal Moneta, revient sur la success story de la plus importante monnaie locale d’Europe.

Aujourd’hui plus que jamais, les territoires – tout comme les gens – ont envie de prendre leur destin en main.

Quels ont été les éléments déclencheurs de cette aventure ?

Né au Pays basque, c’est après avoir grandi à Paris et fait des études de journalisme que je découvre le sujet des monnaies locales à l’occasion d’articles pour les pages économie sociale et solidaire de l’hebdomadaire Politis. De retour au pays en 2010, je suis des cours du soir pour apprendre le basque et c’est là que je rencontre celles et ceux qui deviendront mes complices de la monnaie complémentaire appelée « eusko ». Certain·es sont engagé·es dans l’association Bizi !, à l’origine du mouvement Alternatiba.

La vertu sociale de l’eusko, c’est qu’elle permet de passer à l’action collectivement, c’est un outil contre le désœuvrement !

Ensemble, nous partageons un questionnement sur le développement des territoires : voulons-nous un développement exogène, une dépendance au tourisme, être le maillon d’une chaîne industrielle aux donneurs d’ordre lointains ? Aujourd’hui plus que jamais, les territoires – tout comme les gens – ont envie de prendre leur destin en main. La monnaie locale est ainsi pensée comme un outil de ce changement pour « passer à l’action ». Elle permet d’orienter les pratiques économiques au bénéfice du territoire et sur l’enjeu de transition écologique. Elle s’accompagne d’une pédagogie qui rappelle le pouvoir qu’on a à tout moment, dans nos choix et lieux de consommation.

Développement local, transition écologique et langue basque forment ainsi le socle initial de ce projet qui s’est inspiré d’expériences à l’étranger (Chiemgauer en Allemagne) et a vu le jour en 2013. Bizi ! a servi d’incubateur pour apporter les forces et – composante essentielle – la méthodologie associative, notamment de prise de parole et de démocratie interne. Cette matrice se transmet aujourd’hui au sein de l’Institut de formation des monnaies locales1 créé depuis 2019. Co-président bénévole puis directeur général salarié de l’association Euskal Moneta2, cela fait dix ans que je suis engagé dans le développement de l’eusko. Désormais, il faut se tourner vers les non-convaincu·es. On a le bon sens de notre côté aujourd’hui. Les nouveaux·elles adhérent·es à l’eusko, non militant·es ou sans idéologie politique au départ, comptent finalement parmi les plus fervent·es partisan·nes de la monnaie locale. Ils·elles y trouvent le moyen de résoudre une contradiction dans leur vie courante, un moyen d’agir. Donner aux gens le sentiment que « c’est possible » en passant par l’action est extrêmement précieux.

Quelle est l’identité de cette monnaie locale complémentaire ?

Juridiquement nous sommes un titre de monnaie locale complémentaire à l’euro. « Complémentaire », car l’euro fait beaucoup de choses que l’eusko ne sait pas faire, mais l’eusko fait une chose que l’euro ne sait pas faire : renforcer le territoire et le lien sur le territoire. « Locale », car c’est un territoire et une communauté qui l’utilise avec un projet. La monnaie a aussi une portée symbolique forte, car elle est un marqueur social, celui de la société à laquelle on souhaite appartenir ou contribuer. Passer du supermarché au magasin bio permet de changer d’univers, c’est important, mais quand on touche à la monnaie, on touche à des symboles très forts, à l’État, à la langue qui nous constituent dans notre multi-identité. La langue basque est un élément d’identité central de l’eusko et les habitant·es en souhaitent sa sauvegarde, qu’ils·elles la parlent ou non. L’eusko est donc une monnaie écolo, une monnaie pour le territoire, une monnaie qui relie plutôt qu’une monnaie d’enrichissement personnel ; ça influence et ça a du sens.

Certains ajoutent « monnaie locale et citoyenne » pour marquer l’origine de l’initiative et son type de gestion, notamment face à la crainte d’une récupération politique. Cette crainte est vite dissipée dès lors que l’on connaît les acteurs publics qui la soutiennent et partagent ses valeurs. La gestion citoyenne est garantie par la gouvernance de l’association. Organisée de façon démocratique selon le principe « 1 structure/personne = 1 voix », son organisation en collèges garantit l’équilibre de représentation des différents types adhérent·es. Finalement, il s’agit d’un commun qu’on gère collectivement.

Que signifie pour vous relocaliser ?

La relocalisation que permet l’eusko a très peu d’impact en termes de production, si ce n’est peut-être au niveau agricole. L’eusko permet avant tout la relocalisation des échanges et c’est en cela qu’elle est un outil puissant pour le développement du territoire. Au lieu de commander les ramettes de papier chez le grossiste, on va dans la PME du coin ! Relocaliser contribue à dynamiser l’économie locale et crée des cercles vertueux, les gens travaillent ensemble.

Ce qui me fait vibrer, c’est la façon dont on décloisonne la société. La monnaie est un objet social : chacun trouve son intérêt propre, mais aussi une « volonté commune ». Par exemple, je suis militant de l’écologie alors j’utilise l’eusko, le boucher d’à côté lui l’utilise pour la langue, le club de foot parce que les 3 % de l’eusko vont financer les maillots de foot, les pouvoirs publics parce qu’ils ont ainsi la garantie que l’argent public dépensé localement reste localement, etc. Les gens jouent le jeu, ça crée de la confiance. La vertu sociale de l’eusko c’est qu’elle permet de passer à l’action collectivement, c’est un outil contre le désœuvrement !

Il n’y a pas de discours politique ou idéologique sous-jacent : du côté des collectivités locales, on remarque que le soutien à l’eusko se fait toutes tendances politiques confondues. L’esprit de territoire et la culture basque concourent évidemment à conforter l’assise identitaire de la monnaie locale en Pays basque. On le constate par l’appui de la communauté d’agglomération du Pays basque tout autant que par le soutien croissant des communes, passant de vingt-six à bientôt quarante-six depuis les dernières élections municipales de 2020.

L’eusko, comment ça marche ?

L’eusko est un titre de monnaie locale complémentaire (MLC) tel que défini depuis 2015 par le Code monétaire et financier (CMF) en ses articles L. 311-5 et L. 311-6.

Une note reçue de la direction générale des Finances publiques (DGFIP) en octobre 2016 autorise l’utilisation de l’eusko en paiement dans les régies municipales.

Il s’agit d’un outil de relocalisation de l’économie ; de défense du commerce de proximité ; de promotion de l’agriculture paysanne ; de renforcement de l’emploi local et du lien social ; de protection de l’environnement ; de soutien à l’euskara (langue basque).

L’eusko n’est valable que sur le territoire du Pays basque et auprès d’adhérents volontaires (3 800 particuliers) et agréés : 822 entreprises, 241 associations et collectivités locales (23 communes, 1 communauté d’agglomération), 2 comités d’entreprise, 4 offices du tourisme.

1 eusko est égal à 1 euro. Il prend la forme de coupons billets de 1, 2, 5, 10 et 20 euskos. La numérisation permet la création de comptes en ligne, l’utilisation d’une carte de paiement (euskokart) et d’une application de paiement pour smartphone (euskopay). En novembre 2020, près de 2,14 millions d’euskos étaient en circulation.

Les euros convertis en euskos sont placés en réserve sur un fonds de garantie dans des banques écologiquement et socialement responsables (La Nef ou le Crédit coopératif).

Les adhérents professionnels doivent relever deux défis3 pendant les deux années de leur agrément :

  • intégrer au moins trois produits locaux dans son activité ou faire travailler trois membres du réseau eusko ou mettre en place un tri des déchets dans son entreprise ;
  • mettre en place un affichage bilingue en langue basque dans son commerce, ses produits ou sa communication ou faire prendre à ses salariés vingt heures de cours de basque.

Les adhérents publics utilisent l’eusko, d’une part pour les encaissements dans leurs services publics locaux en régie de recettes (piscine, centre de loisirs, cantine, stationnement, droits de place, etc.), d’autre part pour les paiements de leurs créances (indemnités des élu·es, factures des entreprises, subventions aux associations, etc.). Ils s’acquittent d’une cotisation annuelle de 0,10 euros par habitant jusqu’au 5 000e habitant et de + 0,05 euros par habitant à partir du 5 001e habitant. Enfin, les adhérents publics s’engagent sur des éco-gestes et l’utilisation de la langue basque.

Le bonus d’émission est de 3 %. Lors de son adhésion, chaque adhérent particulier désigne une association qu’il souhaite soutenir et qui reçoit une fois par an un don en eusko équivalent à 3 % des sommes échangées par cet adhérent au cours de l’année écoulée.

Commission de 5 % se met en place : les commerçants détenteurs d’eusko, soit les réutilisent auprès de fournisseurs acceptants l’eusko, soit les reconvertissent en euros moyennant une commission de 5 %.

L’eusko est donc une monnaie écolo, une monnaie pour le territoire, une monnaie qui relie, plutôt qu’une monnaie d’enrichissement personnel ; ça influence et ça a du sens.

Pour les collectivités locales, comment ça marche l’eusko ?

L’adhésion des collectivités locales à l’eusko s’est faite en plusieurs étapes. On fait et après on montre que ça marche ! La première étape (2011-2013) a d’abord consisté dans le lancement de la monnaie citoyenne, avec une approche très participative. La deuxième phase a reposé sur un travail en réseau, par relations affinitaires. C’est en montrant qu’on avait vocation à aller au-delà d’un projet militant, pour le territoire, pour la population et au service des gens qu’on a reçu le soutien de premières collectivités. Entre 2015 et 2017, les efforts se sont consacrés au développement de la dématérialisation de la monnaie, son passage au numérique. C’est lorsque la municipalité d’Hendaye a voulu adhérer à l’eusko que s’est mis en place un groupe de travail avec les élu·es et fonctionnaires territoriaux de huit communes afin de défricher ce qu’impliquait une monnaie complémentaire pour une collectivité locale. Ce travail a permis de poser trois conditions centrales pour l’adhésion d’une collectivité à l’eusko :

  • conditions d’adhésion : le groupe de travail a permis de se mettre d’accord sur une grille de cotisations (voir encadré, p. 57). Les régies qui adhérent sont des structures particulières (par exemple, les piscines) auxquelles on n’impose pas les mêmes défis qu’aux entreprises mais elles s’engagent sur des écogestes et l’utilisation de la langue basque ;
  • conditions d’encaissement : on a écrit de A à Z toutes les règles d’encaissement avec les fonctionnaires territoriaux puis la direction départementale des finances publiques (DGFiP) de Paris les a validées. Ce travail avec les agents de terrain et validé ensuite par Paris dit beaucoup de notre façon de travailler ;
  • conditions de paiement : malgré la reconnaissance des monnaies locales dans la loi de 20144 relative à l’économie sociale et solidaire, les collectivités locales ne peuvent pas « disposer d’un compte en monnaie locale, qui pourrait alors être débité ou crédité en fonction de leurs recettes et dépenses opérées avec ces moyens de paiement. Les trésoriers payeurs ne sont pas non plus en capacité d’ouvrir et gérer un compte en monnaie locale pour les collectivités qui le souhaiteraient5 ».

Si on ne peut pas par le haut, on essaie en expérimentant par le bas ! Cette situation de blocage a amené, en 2017, la ville de Bayonne à voter à l’unanimité un texte permettant à la mairie d’accepter les paiements en euskos mais aussi de régler elle-même ses dépenses en monnaie locale. La bataille judiciaire entre la préfecture des Pyrénées-Atlantiques et la mairie aboutira finalement, aux portes du pourvoi en cassation, à la signature d’un accord reconnaissant à la municipalité la possibilité de régler les destinataires de ses dépenses à condition de passer par l’intermédiaire de l’association Euskal Moneta, qu’elle créditera en euros et qui reversera aux créanciers en euskos. Refusant de modifier le droit, le législateur se réfère désormais à cette pratique de délégation de la gestion des paiements en monnaie locale à des associations de monnaies locales. Cela implique une autorisation préalable des usagers que l’association reçoive les fonds en leur nom et la garantie du caractère libératoire des paiements.

Quel bilan peut-on tirer de l’eusko ?

Le développement de l’eusko en lien avec les collectivités locales est à la fois enthousiasmant et prometteur. Le rassemblement des élu·es, des agent·es territoriaux·ales, des associations et des particulier·éres autour de cette monnaie locale témoigne de communautés de projets favorables au territoire du Pays basque. Il est impératif de créer des coopérations territoriales pour l’écologie. La crise du covid-19 a confirmé ce savoir-faire du travail en réseau et de la solidarité, notamment avec les paysans. 2020 a été l’année où le moins d’entreprises ont quitté l’eusko et où l’association a vu le plus d’ouvertures de comptes en ligne et de cartes bancaires, notamment juste après le premier confinement. La crise sanitaire a eu un effet mobilisateur et de prise de conscience qui a contribué à la densification du réseau plus qu’à son développement.

Avec plus de 2 millions d’euskos en circulation, la monnaie locale basque devient la première de cette importance en Europe, devant le chiemgauer en Allemagne ou encore le bristol pound en Angleterre. Ce volume représente aujourd’hui 0,54 % des flux d’échanges du Pays basque. Pour atteindre l’objectif de 1 % de dépenses en eusko, nous devons développer davantage l’autonomie financière du projet qui prévoit une capacité d’autofinancement de 63 % en 2021 grâce aux cotisations. Une monnaie locale, c’est un changement, comme le tri des déchets, l’objectif véritable est celui de l’intensification de l’usage. Pour cela, il faut aller chercher les gens.

Ces mêmes démarches de création de monnaies locales complémentaires se multiplient en France qui en comptabilise quatre-vingts autres. Nous sommes internationnalistes, la transition écologique ne vas pas se jouer au Pays basque ! Il faut faire des monnaies locales un outil de transition à la disposition des citoyens et des entreprises au même titre que le panier solidaire, le tri des déchets. Il faut le mettre à la disposition des gens. C’est en ce sens que l’association Euskal Moneta, en partenariat avec l’organisme de formation Bihar-Institut de la transition écologique, économique et sociale, a créé en 2019 l’institut de formation inter-associatif des monnaies locales. Je suis également co-président du mouvement Sol, qui est un formidable réseau pour fédérer des échanges, faire du plaidoyer et accompagner les associations de monnaies locales citoyennes dans leurs développements sur les territoires.

Biographie

Dante Edme-Sanjurjo est journaliste de formation. Il a été rédacteur des pages économie sociale et solidaire de l’hebdomadaire Politis. Co-fondateur de la monnaie complémentaire locale du Pays basque eusko (en 2013), après avoir été co-président de l’association Euskal Moneta, il en est depuis 2017 son directeur général. Il a contribué à la création de l’Institut de formation inter-associatif des monnaies locales en 2019. Il est également co-président du mouvement Sol qui fédère et accompagne les associations de monnaies locales en France.

  1. https://institut-des-monnaies-locales.org/
  2. https://www.euskalmoneta.org/
  3. Règles de fonctionnement, art. 24, https://www.euskalmoneta.org/regles-de-fonctionnement-de-leusko/
  4. L. n2014-856, 31 juill. 2014, relative à l’économie sociale et solidaire.
  5. QE n31867, M. Jean-Marc Zulesi, https://questions.assemblee-nationale.fr/questions/detail/15/QE/31867
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