Faisons le point pendant le calme avant la tempête

Le 26 août 2020

La soudaineté, l’ampleur et les conséquences passées, présentes et futures de la crise provoquée par la Covid 19 ont conduit les uns et les autres, pendant six mois, à formuler à chaud et sans recul, de nombreux commentaires contradictoires entre eux. J’y ai pris part avec mes sept précédentes chroniques qui ont collé à l’actualité depuis mars. Ce huitième billet veut profiter du calme relatif apporté par les deux mois de vacances scolaires pour tenter de prendre du recul, tirer quelques leçons de ce qui s’est passé pendant cette demi-année, ce n’est pas rien, et réfléchir à ce qui nous attend à la prochaine rentrée scolaire. Parce qu’il y a beaucoup à dire, cette chronique est un peu longue.

La découverte de l’autonomie

En tout premier lieu, je crois que la période de confinement a eu pour principal effet sur l’enseignement scolaire de faire découvrir l’autonomie aussi bien aux élèves qu’aux enseignants, mais aussi aux parents et à l’encadrement. Pour les uns et les autres, ce ne fut pas toujours un moment de plaisir, surtout pendant les deux ou trois premières semaines, mais ensuite, graduellement, il en fut autrement. Pour une partie des élèves, pas tous bien sûr, l’autonomie fut à la longue une agréable découverte et beaucoup d’enseignants, ceux que je qualifie d’innovateurs engagés, ont trouvé là une occasion exceptionnelle d’être maîtres de leurs initiatives pédagogiques et de leurs libres collaborations avec un petit nombre de leurs collègues. La situation créée par la crise valorisait leur créativité et leur engagement. Pour ceux qui n’avaient pas l’âme de simples exécutants [1] soumis à un carcan bureaucratique comme les statuquologues en raffolent, ce fut une formidable occasion d’exprimer leur talent. Un nombre important d’enseignants se sont montrés individuellement créatifs, au sein d’un système qui l’est peu et qui redoute plus que tout l’innovation.

En écho, cela a pointé du doigt, les enseignants qui se sont contentés de proposer un service a minima, ou même, dans l’enseignement secondaire, ceux qui ont disparu des radars. Enfin, pour le « ventre mou », ce fut une autre façon d’agir, déconcertante, mais qui, à défaut de soulever l’enthousiasme, leur a donné matière à réflexion sur les apprentissages des élèves, le rôle des enseignants et, pour une partie d’entre eux, l’envie d’évoluer.

De différentes façons, les parents d’élèves se sont emparés eux aussi de cette autonomie qui leur était échue du jour au lendemain, malgré eux, avec de lourdes responsabilités. D’abord pris de court, sans se méprendre sur le rôle des enseignants, beaucoup l’ont fait avec un plaisir grandissant au fil du temps. De son côté, l’encadrement tentait d’agir comme il croyait devoir le faire, soulevant parfois des commentaires acerbes ou ironiques des enseignants (je ne suis pas le seul mocking bird). Ainsi, ai-je pu noter les propos d’un professeur de collège ravi : « depuis qu’ils nous envoient des tonnes de mails, on fait ce que l’on veut ! ».

Les réactions des enseignants furent très différentes les unes des autres, certains, les moins dynamiques, étant désarçonnés et heureux de pouvoir passer discrètement à travers les gouttes, laissant la place à qui la voulait, alors que d’autres pleins d’enthousiasme et vite appréciés des élèves et de leurs parents, se surinvestissaient, se montrant à la hauteur des personnels de santé. Tout cela sous l’œil attentif, des parents d’élèves : le roi était nu ! avions-nous dit. Le cadre normatif du système avait volé en éclats (pauvres statuquologues !).

Pour le futur qui arrive très vite, il faudra réfléchir à ce que peuvent être les normes pédagogiques en temps ordinaire (tout en sachant que c’est fini, il n’y aura plus de temps ordinaire !) et ce que peuvent être les normes en temps de crise, en sachant que malgré les discours des autorités qui tentent d’être rassurantes, la Covid 19 sera encore là longtemps.

La crise a eu d’autres effets positifs

Jusqu’à la rentrée de septembre, au total six mois de crise se seront déjà écoulés, fractionnés en trois périodes d’ampleur comparable, en gros de deux mois chacune, mais de nature différente. Il est encore trop tôt pour faire le bilan de la troisième, les « vacances apprenantes », sur lesquelles je vais être bref. La deuxième période que j’évoquerai plus loin, celle du déconfinement, fut fractionnée en trois temps distincts, chacun de trois semaines. Ce fut une catastrophe, génératrice de stress chez les enseignants et les cadres, et sans doute déstabilisante pour les élèves et leurs parents sans points de repères. En revanche, outre la découverte de l’autonomie, la première période évoquée plus haut, le confinement inattendu et total eut d’évidents effets positifs, inattendus eux aussi, plus ou moins marqués, mais dont on ignore encore s’ils seront durables et c’est bien la question : certains (vous voyez qui ?), vont tout faire pour gommer cette découverte des esprits des uns et des autres.

Une crise peut en cacher une autre, c’est classique. La plus visible, car totale et massive, fut l’immersion de presque tous (élèves, professeurs, parents et cadres) dans le monde de l’enseignement à distance sous diverses modalités et du numérique. De fait, ce total imprévu provoqua de formidables apprentissages des adultes, mais trop individuels en raison non seulement de l’impréparation générale, mais plus encore de la culture professionnelle dominante au sein du milieu pédagogique. Néanmoins, des enquêtes montrent que les relations des enseignants avec les parents d’élèves, dans près des deux tiers des cas, se sont améliorées durant la crise, ce n’est pas rien, même si a contrario pour une minorité estimée à 12%, elles se sont dégradées. Les parents (et les chefs d’établissement) pouvaient pour la première fois assister à des cours et beaucoup l’ont fait au moins une fois, avec intérêt, ce qui explique en partie la satisfaction de la majorité des parents d’élèves. Il reste à espérer que ces relations nouvelles qui reposent sur de l’estime professionnelle récemment acquise (grande nouveauté !) ne s’estomperont pas avec la fin de l’été. L’École et les élèves ne peuvent que gagner à les voir perdurer.

La crise a soudainement donné la main au local, au terrain, aux acteurs tenus de nouer entre eux des liens qui ne résultaient pas de l’application de circulaires. Une révolution !

Cette expérience sans précédent a provoqué beaucoup de réflexions chez les enseignant, désarçonnés au tout début, mais plus à l’aise à la fin de la période, au point que 85% d’entre eux considèrent qu’il faudrait maintenant, en conséquence, modifier le projet de leur établissement. Depuis sa création il y a près de 40 ans, ce banal outil de management détesté des statuquologues bureaucrates vient de prendre un sens nouveau. Pour la première fois en quatre décennies, les enseignants voient l’intérêt pédagogique de s’en saisir. C’est donc un effet positif et inespéré de la crise.

Une inattendue grande satisfaction en cache misère

Diverses enquêtes sur le ressenti des uns et des autres suite au confinement sont convergentes entre elles et confirment les propos de mes précédentes chroniques. On ne peut que se réjouir de savoir que près des trois quarts des enseignants se déclarent satisfaits de la façon dont ils ont finalement maîtrisé l’obstacle. Mais attention, cette moyenne nationale est un classique cache misère fait pour écraser les très grandes différences : dix points, en moyenne entre le primaire (où globalement cela a marché avec des enseignants quasiment tous actifs ; c’est difficile, évidemment, qu’un enseignant unique disparaisse de façon durable !) et le secondaire qui, disons-le, par euphémisme, fut beaucoup plus disparate. D’énormes différences sont notables, entre les académies (nous ne dirons pas lesquelles, mais il n’y a aucune surprise), entre les territoires (certains quartiers ou circonscriptions) et plus encore entre les établissements qui n’étaient pas égaux face aux professeurs perdus de vue. Et, on s’en doute, certaines disciplines se prêtent plus que d’autres à ces désertions, cherchez, vous trouverez. Toujours en moyenne nationale, la satisfaction tombe à 58% dans les LP ce qui laisse deviner à quel niveau elle a été dans les plus difficiles de ces établissements. Et cela tombe à 45% pour l’enseignement prioritaire. Évidemment, c’est le charme de la variété, dans d’autres établissements cela dépasse largement les 90% de satisfaits. Les moyennes nationales, sorte de chloroforme institutionnel, ne sont là que pour rassurer le ministre et le bon peuple, c’est plus que classique ! Elles servent à aveugler et à nous détourner de l’essentiel. Ce n’est pas la moyenne nationale tous degrés et tous lieux confondus qui informe le plus (que dit la moyenne des revenus d’un pays ? Rien sur les écarts et l’origine des différences de salaires !), ce sont les disparités considérables et bien dissimulées entre les établissements. Question de fond : étaient-elles déjà présentes avant la crise ? Oui, bien sûr. Tout le monde le savait, mais nul n’en parlait. Ah ! Hypocrisie, quand tu nous tiens ! La crise n’a donc été qu’un violent révélateur.

Dans l’enseignement privé catholique (en gros, 20% des élèves), les enseignants estiment s’en être bien sortis à plus de 85% ; ce qui représente 15 points de plus que dans l’enseignement public hors éducation prioritaire. Au niveau national et local ce secteur a créé des observatoires et des labos qui recueillent des initiatives du terrain à travers leurs différents réseaux (ils n’ont pas cherché à s’organiser de façon uniforme, ce n’est pas leur culture professionnelle), mais ils ont entamé dès juin (oui !) une préparation de la prochaine rentrée. Sachant cela, je ne peux que repenser à la formule que cite souvent mon ami Bernard Toulemonde : « l’enseignement privé catholique est l’enseignement public dont on rêve ! ».

L’enseignement à distance a poussé à pratiquer plus de décloisonnements disciplinaires qu’il ne s’en fait d’ordinaire ; facile : en général il n’y en a pratiquement pas ! On a vu aussi apparaître de la solidarité entre des enseignants et différentes formes de coopérations, notamment des coopérations d’enseignants avec les parents d’élèves et, aussi des coopérations entre des élèves friands d’utiliser les outils numériques qui leur sont familiers. Ils se sont souvent organisés par petits groupes de copains pour échanger et travailler entre eux aux moments qui leur convenaient.

Ce nouvel état d’esprit de coopération va-t-il perdurer dans les relations futures des professeurs avec les parents d’élèves ? Comme le demande[2] avec fraicheur Julie Magnan jeune professeur des écoles, pour les rendez-vous avec les parents d’élèves, si l’on veut qu’ils puissent vraiment y participer, pourquoi désormais ne pas les faire en visio conférences et à des heures satisfaisantes ? C’est vrai : ce serait facile à faire et efficace. Mais qui le souhaite vraiment ? Là encore, l’hypocrisie est grande.

Très loin de cela jusqu’à présent, l’enseignement français a découvert une banalité pédagogique, l’individualisation des apprentissages et l’accompagnement des élèves, Jusqu’à présent, en France, cela ne se pratiquait que pour la formation continue des adultes. Que va-t-il en rester désormais ? Un souvenir ? Je le crains.

Les catastrophiques vagues de déconfinement

La période du déconfinement (mai et juin) en trois vagues successives de trois semaines chacune a brutalement interrompu l’autonomie générale que nous venons de décrire. Les trois rentrées scolaires très partielles, successives et différentes, organisées sur à peine deux mois ont de beaucoup renforcé les liens des établissements scolaires avec les collectivités territoriales confrontées aux redoutables règles sanitaires successives. Cela va se poursuivre, au moins pendant plusieurs mois. Ce besoin de collaboration entre pouvoir organisationnel local et milieu pédagogique est un involontaire mais bénéfique effet de la crise.

À la rentrée de septembre, quel sera l’état d’esprit des uns et des autres ? Que vont-ils souhaiter ? Ont-ils suffisamment goûté à l’autonomie pour souhaiter qu’elle se poursuive, au moins un peu, au grand désespoir des statuquologues qui vont tout faire pour l’éviter ? Au sein des établissements et surtout dans les salles de professeurs, les débats seront rudes. Ils le sont déjà en temps ordinaires, alors là…

Remarquons que ce système éducatif connu pour la lenteur extrême de ses évolutions a dû en l’occurrence, faire face à trois reprises, toutes les 3 semaines, à des changements normatifs conséquents, décidés par les autorités du monde médical et impactant directement le registre pédagogique. Il se dit que pendant la crise, les ARS auraient émis 14[3] procédures, sans aucune concertation avec le terrain qui a fini par y laisser ses nerfs. Ce fut donc pour les établissements scolaires et leurs équipes une inattendue, rapide, douloureuse et intense formation à la flexibilité ! Elle a créé beaucoup de tensions et dégradé les relations entre les enseignants et leur encadrement de proximité chargé d’appliquer des directives différentes se succédant à répétition. Une enquête a montré que le niveau d’anxiété des enseignants et autres personnels se serait accru durant le déconfinement d’une façon « cliniquement significative ». Il faut dire que les acteurs sont passés d’une phase de deux mois en totale autonomie (confinement) à une phase de même durée (déconfinement), fractionnée en trois temps et surtout hyper-hiérarchisée. En juin, les chefs d’établissements de l’enseignement public (c’est rare) et les directeurs de l’enseignement privé catholique (c’est encore plus rare !) ont publiquement adressé une supplique au ministre : ils n’en pouvaient plus ! Ont-ils été entendu ? Rien n’est moins sûr. Dans toutes les fonctions publiques, les demandes de formations au management de crise explosent. Gageons qu’il en sera bientôt de même à l’Éducation nationale, car les chefs d’établissements ont besoin d’une telle formation.

Le déconfinement provoqua donc un choc très différent du précédent, moins enthousiasmant, très dur à vivre pour tous qui perdaient brutalement une autonomie assumée et devaient la remplacer par des règles nouvelles sans doute nécessaire, mais tatillonnes, contraignantes et qui ont changé toutes les trois semaines ! Pendant ce temps, certains (vous voyez qui ?) voyaient là l’occasion de louer le proche retour de la mythique « école d’avant » ! Inconscience, cynisme ou naïveté ? Les trois probablement.

La crise a sainement révélé des faiblesses du système

« Tout ébranlement finit par être salutaire pour sortir d’une routine en elle-même dangereuse » Alain Minc

Au début, dans tous les secteurs de la société civile et dans les administrations, certains refusaient de parler de crise. Ils ne voulaient pas la voir, surtout à l’Éducation nationale, où beaucoup pensaient quelle serait brève et sans conséquences. Même les pires scenarii catastrophes formulés dans le passé (j’en avais proposé dès 2009[4]), n’avaient pas imaginé ce cas extrême. En règle générale, une crise frappe les points faibles et celle-là a bien mis en lumière ceux du système éducatif français jusque-là dissimulés sous le tapis[5]. Et comme la crise n’est pas achevée, l’heure des bilans approfondis n’est pas encore venue, même si, comme je le fais, un certain nombre de remarques peuvent déjà être formulées.

Selon Alain Lambert[6] : « la crise est une occasion historique d’oser une révolution administrative copernicienne », rappelant que tout ce qui n’est pas explicitement interdit peut être expérimenté et évalué. À la rentrée, nous verrons jusqu’à quel point les enseignants français seront révolutionnaires !

Comme ils le font souvent, je crains que les statuquologues sachent écraser au marteau pilon les innovateurs engagés. Sur ce registre, la crise peut n’avoir rien changé, ou alors ce serait un miracle ! Après tout, qui sait ?

La « coordination pédagogique », peu présente dans les pratiques ordinaires de classe, a peiné à se mettre en place dans cette situation inattendue. Plusieurs semaines furent nécessaires… et encore ! Elle ne fut pas au rendez-vous, mais pouvait-elle l’être ? Qu’en sera-t-il dans le futur ? Cette question est importante. N’est-il pas temps d’en faire une priorité pédagogique ordinaire ?

Le monde associatif a-t-il été assez associé pendant la crise ? Non, bien sûr, pas dans la phase de confinement. Il est arrivé timidement sur le devant de la scène avec le déconfinement et les fameux 2S2C[7]. Qu’en sera-t-il à la rentrée et par la suite ? Comment mieux en faire un véritable partenaire ?

Le temps des vacances apprenantes

Après les deux mois de confinement puis les trois vagues successives de déconfinement est alors venu le temps dit des « vacances apprenantes » sur lesquelles j’ai fait des commentaires dans ma précédente chronique, notamment sur cette appellation frisant le marketing. Au total, en six mois, on aura donc été en présence d’un ensemble peu ordinaire de trois périodes de nature très différentes : confinement, déconfinement, vacances apprenantes, chacune de deux mois qui a de quoi déstabiliser l’École et les élèves.

Ce plan pour les vacances apprenantes, annoncé tardivement par le ministre (mais pouvait-il en être autrement ?) vise en priorité à aller rechercher les 30% d’élèves décrocheurs ou susceptibles de le devenir, notamment ceux non revenus à l’école pendant au moins l’une des trois vagues de déconfinement et ils sont nombreux. Aux dires du ministre, le plan en question vise 1 million d’élèves, ce qui peut sembler considérable car c’est un vrai défi de l’organiser. Pourtant, les effectifs attendus ne représentent que 8% des élèves. Ce plan est lui-même composé de plusieurs dispositifs[8] qui supposent que de l’aide soit apportée par l’État, les collectivité territoriales et par les associations qui s’estiment sollicitées bien tard, sans concertation et sans un appui financier suffisant de l’État. Notons qu’en plein mois d’août, le Premier ministre est venu par une visite dans une « colo apprenante », apporter son appui à ce plan, en avançant même l’idée que dans le futur, il pourrait être développé.

De leur côté, les parents d’élèves qui veulent à tout prix compenser les retards scolaires de leurs enfants se sont livrés à un incroyable achat massif de cahiers de devoirs de vacances : plusieurs millions, 60% de plus que l’an dernier ! Ils font aussi appel aux services de diverses officines marchandes de soutien scolaire dont les résultats commerciaux sont au zénith. Quant aux résultats globaux de ce plan de vacances apprenantes, nous verrons seulement à la fin de l’été ce qu’il faudra en retenir.

L’intéressante chronologie du mois de juillet

Victoire ! En France, malgré la crise et ses multiples conséquences, la totalité des vacances des enseignants a été préservée. Quel pays dit mieux[9] ? Aucune préparation de la rentrée scolaire n’a été proposée dans l’enseignement public ; on attend la rentrée des élèves pour cela. Sans aucune honte (c’est une honte de ne pas avoir honte !), un syndicat d’enseignants vient de demander un report d’une semaine de la rentrée scolaire afin de faire le travail nécessaire. Le professionnalisme et un peu de courage aurait dû le pousser à proposer d’avancer le retour des enseignants de 3 ou 4 jours (sur 112 jours de vacances), je crois que les élèves valent bien cela ! Cette rentrée nécessite un extraordinaire et sans précédent travail d’ingénierie pédagogique collective qu’ils vont à assurer sur le temps des élèves.

La chronologie des événements de cet été à partir du 4 juillet, date du début des vacances des élèves, est à remarquer par son intensité. Tout se passe comme si le ministre, un peu mocking bird lui aussi, s’était rappelé que les organisations syndicales affirment que les enseignants consacrent une vingtaine de jours de leurs 16 semaines annuelles de congés pour la préparation de leurs enseignements et cette année ils ont de quoi faire. Il a donc voulu leur donner, ainsi qu’à l’encadrement de proximité, suffisamment de matière nécessaire. Jugez-en :

  • 4 juillet : vacances des élèves
  • 6 juillet : annonce de la composition du nouveau gouvernement
  • 10 juillet : circulaire de rentrée et décret consacré aux mesures générales pour faire face à l’épidémie
  • 15 juillet : priorités pédagogiques et outils de positionnement
  • 16 juillet : règles sanitaires plus souples que celles de juin
  • 17 juillet : plan destiné aux cadres sur la continuité pédagogique
  • 26 juillet : nomination de deux secrétaires d’État (éducation prioritaire ; jeunesse et engagement)
  • 27 juillet : décret sur les mesures générales pour faire face à l’épidémie
  • 29 juillet : nouvelle modification du protocole sanitaire
  • 30 juillet : modification des programmes de maternelle
  • Fin juillet, en plusieurs fois, une cascade de nominations : nouveau cabinet du ministre, cabinets des 2 secrétaires d’État, nouveaux recteurs
  • 4 août : autres nominations dans les cabinets, publication de décrets (Céreq et CIEP[10]) et d’arrêtés
  • 5 août : nouvelle version du protocole sanitaire (assouplissement des règles de distanciations) annoncée comme étant la dernière… avant la prochaine, bien sûr !
  • 6 août : circulaire pour inviter les universités à préparer la « continuité pédagogique » grâce à de l’enseignement en ligne[11].
  • 7 août : arrêté modifiant les masters MEEF[12] et nouvelles nominations dans les cabinets.
  • 13 août : décret sur les statuts des personnels de direction (sans rapport avec leurs états d’âme du mois de juin !)
  • 15 août : attributions des secrétaires d’État
  • 17 août : pour les entreprises, masque obligatoire et encouragement au télétravail
  • 17 août : rentrée scolaire à la Réunion avec 1/3 des écoles fermées (absentéisme non communiqué)
  • 20 août : Nouvelles consignes sanitaires plus strictes (port du masque obligatoire…)
  • 21 août : confirmation par le ministre de la date de rentrée et de l’ouverture des cantines
  • 24 août : publication sur Éduscol des priorités pour la période de septembre-octobre et augmentation du nombre d’heures d’accompagnement en seconde jusqu’en décembre

Au moment où j’écris ces lignes[13], d’autres ajustements sont encore annoncés avant la rentrée des élèves ; comme tout le monde, je les attends avec une vive impatience. Sur quoi vont-ils porter ? Sur quelle base devra vraiment se faire la rentrée… une fois les élèves accueillis ? Nous serons éclairés par la conférence de presse de rentrée du ministre annoncée pour le 26 août. Quel été !

Deux paradoxes remarquables

Je semble m’écarter du sujet, mais je ne peux pas résister au plaisir de citer deux paradoxes de ce riche été. Certes, plus on décide, plus on court le risque d’afficher des positions paradoxales et là, pour le ministre, c’est le cas. Deux paradoxes ne m’ont pas échappé et méritent d’être mis sous les projecteurs ; ils concernent, l’un et l’autre, l’une des nominations de fin juillet.

L’ancien directeur de cabinet du ministre a été nommé recteur ; ce n’est pas une première, il y a eu des précédents. Mais cette nomination concerne le rectorat de l’académie de Paris, qui n’est pas un rectorat comme un autre, avec un potentiel universitaire remarquable, considérable, unique en France, incluant les universités françaises les mieux placées dans les classements internationaux, de prestigieuses grandes écoles, et de Grands établissements comme le Collège de France. Paradoxe : le nouveau chancelier des prestigieuses universités parisiennes, contrairement à l’usage, n’est pas un universitaire de grand renom dans son domaine, ni même un simple docteur. C’est donc là une injure délibérée faite à la communauté universitaire et aux chercheurs, une sorte de mépris exprimé.

S’ajoute un second paradoxe concernant la même personne : elle est connue pour être un membre influent du Conseil scientifique d’un think tank ultralibéral très médiatique et qui a même suggéré … de supprimer les rectorats ! Après tout, pourquoi pas ? Aucune institution, fut-elle créée par Napoléon, n’a vocation à être éternelle si l’on sait pourquoi on veut la changer, mais là, rien de tel. Ce second paradoxe me semble plus que savoureux !

Une redoutable rentrée non préparée s’annonce donc

Le maintien à son poste de Jean-Michel Blanquer dans le nouveau gouvernement est un signal fort. En trois ans, il a peu à peu mis le système éducatif en mouvement. Il va poursuivre avec son rythme de mesures tous azimuts et sa méthode très personnelle. Comme il l’a dit à des journalistes, pourquoi pas aussi pendant un deuxième quinquennat ?

La promesse d’une rentrée normale s’éloigne et les redoutables clusters se multiplient. Ils obligeront les préfets les maires à fermer certains établissements. L’école devra rapprocher ses pratiques de celles des autres secteurs de la société. Tout le monde se pose une question naturelle et essentielle : sommes-nous prêts pour assurer cette rentrée exceptionnelle qui devra cohabiter avec la crise ? La réponse est claire : non. Le contraire serait un miracle puisque rien n’a été préparé avec un consensus de tous les acteurs et décideurs pour attendre la rentrée des élèves et ne rien sacrifier aux précieuses vacances des enseignants. Pauvres élèves !

Malgré les discours de certains, pendant ces six mois, en incluant la période des vacances apprenantes, les élèves ont appris, mais plus ou moins, pas les mêmes choses, pas au même rythme, alors que, au départ (et encore aujourd’hui pour certains statuquologues), une partie des enseignants doutait qu’il pût en être ainsi. On ne peut apprendre qu’à l’école disaient-ils avec force ; naïfs ou niais ? Seront-ils capables de reconnaître leur erreur ? Pas sûr : on ne renonce pas facilement à un dogme, même lorsqu’il est manifestement battu en brèche. Pour la rentrée qui vient, le problème principal est de repérer les acquis de chaque élève (et non pas des élèves) et de pratiquer une pédagogie différentiée, en termes de parcours, comme cela n’a jamais encore été pratiqué en France, sauf un peu pendant la période de confinement.

Certes, début juillet, le professeur Delfraissy[14] déclarait que la rentrée scolaire sera plus normale qu’en juin. Le dit-il encore ? Il me semble soudainement bien discret ! Il n’a rien précisé depuis juillet. Les informations internationales et nationales infirment la venue de cet illusoire « temps normal » qui n’est qu’un mirage pour statuquologues. C’est même le contraire qui semble s’annoncer. Je note que le Directeur général de l’enseignement scolaire[15] Édouard Geffray, plus réaliste, estimait même, deux semaines plus tard, « qu’une logique de clusters est la plus probable » et c’est ce qui va se passer, soyons en assurés, il faut donc s’y préparer.

L’unique scenario explicite de « rentrée normale » évoqué fin juin par les autorités françaises avec une grande hypocrisie (tous complices ! Il fallait sauver les vacances), est là pour faire comme si tout allait bien se passer, comme s’il ne faudrait pas, quasiment au jour le jour, prendre des initiatives locales, jongler entre présentiel, distanciel et systèmes hybrides. L’idée retenue est claire : les enseignants ont su improviser massivement une première fois dans les pires conditions. Désormais, entraînés par cette expérience, cela sera plus facile pour eux, plus naturel pour les élèves et normal pour les familles. Un peu cynique dites-vous ? Cela y ressemble. Je note que le 21 août (il était temps), le ministre a donné pour la première fois des indications sur trois scenarii probables, incluant des confinements partiels, des possibilités d’accueil des élèves par roulements et de l’enseignement à distance. Tout cela s’organisera établissement par établissement. On progresse, mais c’est bien lent !

Très discrètement, à travers les évolutions successives des protocoles sanitaires, on vit donc arriver en filigrane d’abord, puis plus explicitement, l’hypothèse de plusieurs scenarii. La continuité pédagogique devra donc être préparée en conséquence, mais seulement après la rentrée puisque nous sommes en France ! On devine que la difficile préparation du tout présentiel, qui sera, en fait, impossible à organiser dans beaucoup de cas pour des raisons sanitaires et matérielles, sera très vite à compléter par des formules hybrides puisées parmi celles expérimentées en mai et juin, auquel devra s’ajouter de l’enseignement à distance pour les élèves des établissements en zones confinées suite à l’apparition de clusters. Seront aussi à prendre en compte les enfants dont les familles vont refuser le retour à l’école pour des raisons diverses, sanitaires et pédagogiques. Combien d’élèves seront en classe à la rentrée et surtout combien seront encore présents après la Toussaint ? Gageons que dans les faits, nous serons très proches des scenarii annoncés dès le mois de juin en Wallonie.

Les enseignants vont devoir (pas nécessairement de bonne grâce, ce n’est pas dans la culture pédagogique française) procéder à des évaluations des acquis de chaque élève durant la deuxième quinzaine de septembre pour les CP, CE1, 6e et 2nde. Les professeurs des autres classes qui le souhaiteront pourront faire de même en utilisant les outils mis à leur disposition par le ministère. Rien de plus normal aux yeux des parents.

Sur le terrain, avec les confinements locaux, partiels, ciblés et parfois répétitifs, l’Éducation nationale va devoir apprendre la flexibilité, la réactivité et le « pilotage aux signaux faibles » pour sortir de son traditionnel et très ancien enkystement.

Les chroniques d'Alain Bouvier sont librement accessibles sur les sites d’Horizons publics : https://www.horizonspublics.fr/ , de la Mission laïque française, https://www.mlfmonde.org/ ; d’Éducation et Devenir, https://www.educationetdevenir.net/. et plusieurs sites francophones.

[1] Au sens où l’évoquaient récemment les Cahiers pédagogiques
[2] Sur le site d’Horizons Publics
[3] Je n’ai pas fait le décompte précis.
[4] Dans une interview accordé au journal Le Monde
[5] Alain Bouvier (2019) : Propos iconoclastes sur le système éducatif français, collection Au fil du débat, Paris, Berger-Levrault.
[6] Ancien ministre et l’un des deux pères de la LOLF.
[7] Cf ma précédente chronique.
[8] Pour des détails, Cf. ma précédente chronique.
[9] Le numéro 84 (à paraitre) de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, publie deux articles donnant des éléments sur de nombreux pays.
[10] Devenu France éducation internationale (FEI).
[11] À cette date-là, encore rien de tel n’était explicitement formulé pour l’enseignement scolaire qui attend…
[12] Pour la formation des enseignants.
[13] 25 août 2020, avant la conférence de presse de rentrée du ministre.
[14] Président du Haut conseil de la santé publique
[15] DGESCO

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