Élaborer l’éthique du numérique éducatif, un enjeu collectif 

Air 2022 CNIL éthique numérique éducatif
Les données scolaires ne sont pas des données comme les autres. Elles concernent principalement des mineurs et sont révélatrices de nombreuses informations sur leur vie privée. On pense tout de suite aux données « froides » (nom, numéro) mais le plus souvent, elles touchent l’intimité de l’élève : son évaluation, sa santé, sa famille, ses goûts, etc.
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Le 21 février 2023

Comment permettre l’égalité de tous les élèves face au numérique et s’assurer que l’évolution du numérique à l’école se fait en tenant compte de principes éthiques ? Quelle place dans le paysage éducatif pour les Edtech, ces entreprises spécialisées dans les technologies de l’éducation ?  Comment protéger la donnée scolaire qui touche à la vie privée de l’élève en assurant l’accès de tous à la connaissance ?

 

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) organisait en novembre dernier une rencontre sur le thème : Élaborer l’éthique du numérique éducatif- Un enjeu collectif, qui rassemblait des acteurs politiques, scientifiques et de terrain. Elle remplit ainsi la mission que lui a confié la loi de 2016 pour une République numérique : conduire une réflexion sur les enjeux éthiques et les questions de société soulevés par l’évolution des technologies numériques.

La crise sanitaire, une aubaine pour les Edtech

Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL, ouvre la séance. Pour elle le numérique dans l’éducation est un sujet d’avenir essentiel, lié à notre souveraineté, et les données d’éducation représentent un enjeu stratégique national. Il est urgent de mobiliser une conscience collective, en permettant aux plus jeunes de devenir des « citoyens numériques » à part entière.

L’utilisation des outils éducatifs numériques n’est pas nouvelle – tout le monde se souvient de l’apparition des espaces numériques de travail (ENT) – mais a pris une ampleur inattendue avec la pandémie, en entraînant un changement profond dans la manière d’enseigner. En effet, la crise sanitaire a accéléré et amplifié l’irruption du numérique à l’école et dans les familles. Le confinement et une école fortement perturbée ont ancré les mineurs dans l’utilisation quotidienne des appareils connectés, mais trop souvent sans aucune médiation.  Sans modèle sur lequel s’appuyer, les parents ont laissé leurs enfants consommer et produire des contenus le plus souvent sans contrôle.

Ainsi, la question de la protection des données a été mise en retrait face à la nécessité d’enseigner et de maintenir un lien.

Cette situation subie a profité aux plateformes d’apprentissage en ligne, les Edtech. Elles ont développé leurs activités et leurs outils en exploitant les données personnelles des enfants (et souvent des enseignants). En effet, les logiciels utilisés peuvent collecter, stocker, analyser, permettre la visualisation et le partage, l’interopérabilité des données et des traces d’apprentissage.

Or, les données scolaires ne sont pas des données comme les autres. Elles concernent principalement des mineurs et sont révélatrices de nombreuses informations sur leur vie privée. On pense tout de suite aux données « froides » (nom, numéro) mais le plus souvent, elles touchent l’intimité de l’élève : son évaluation, sa santé, sa famille, ses goûts, etc.

Tous les acteurs de la sphère éducative, l’État, les collectivités territoriales, les entreprises du secteur, les enseignants, les familles, l’élève lui-même, doivent être sensibilisés à cette question.

Le numérique et l’éducation : un rêve ou un vertige ?

La parole est à Édouard Geffray, directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

Pour lui, la lucidité et la nuance s’imposent quand on évoque le numérique scolaire : « notre représentation du rapport entre le numérique et l’éducation se partage entre le rêve de tutoyer les sommets et le vertige du gouffre. »

Le rêve, c’est l’idée que le numérique permet de renouveler profondément le rapport au service public de l’éducation, ce qui renvoie aux lois de Rolland qui organise tout service public à partir de trois grands principes : la neutralité et la continuité du service public, l’égalité devant le service public. La crise sanitaire a montré que l’accroissement du recours au numérique éducatif a rendu possible le maintien de cette triple promesse : globalement, la continuité et l’égalité de l’accès au savoir, la neutralité de l’enseignement, ont été respectées.

Avec ce constat, le numérique apparaît riche en promesses : l’intelligence artificielle, la capacité de remédiation, de personnalisation ouvre des voies encore largement inexplorées.

Le vertige du gouffre, c’est le cortège d’angoisses. Les données scolaires touchent à l’évaluation des compétences, à la maîtrise des savoirs, ce qui laisse entrevoir des choses inquiétantes comme le profilage, les courbes de niveau, les phénomènes de tri.

Le numérique, un outil au service de la politique éducative

Edouard Geffray met en garde de ne tomber ni dans l’onirisme, ni dans le vertige angoissant d’une espèce de transhumanisme scolaire. Les données personnelles ne sont pas une fin, mais un moyen au service d’une politique éducative qui vise trois objectifs fixés par Pap Ndiaye, l'actuel ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse de France: l’excellence, la réduction des inégalités et le bien-être de l’élève. Il ne faut pas penser le numérique de manière autonome, mais comme un outil subordonné à ces trois objectifs.

S’agissant de l’excellence et de la réduction des inégalités, les potentiels du numérique sont nombreux : par une connaissance plus fine de l’élève, de ses difficultés, de sa trajectoire, on peut se rapprocher le plus possible d’une individualisation des apprentissages, avec des outils comme la remédiation. Un exemple simple : face à un élève qui effectue un exercice de maths, on adapte la question qui suit à la réponse de la question qui précède.  C’est un facteur de réduction des inégalités qui pousse les élèves vers le haut.

Il s’agit de permettre à l’élève de retrouver la maîtrise du soi, de maîtriser sa parole, ses données, et de prendre conscience de l’impact que peuvent avoir d’autres acteurs sur sa propre trajectoire.

Pour y parvenir, trois enjeux :

  • avoir un numérique responsable suppose de partager un cadre éthique commun, construit autour de la personne de l’élève ;
  • travailler ensemble sur la question de la donnée, c’est détecter les difficultés pour sortir d’une tension fondamentale entre la logique de protection des élèves dont l’institution a la charge, et la nécessité d’emmener ces mineurs à la réussite ;  
  • de la même façon, trouver le bon équilibre dans l’exposition aux écrans en tant que mode d’accès à la connaissance est essentiel.

Edouard Geffray rappelle que le ministère s’est armé de plusieurs outils pour s’engager sur ce chemin de crête.

PIX, le service public d’attestation et de certification numériques, permet aux élèves de se familiariser progressivement avec le numérique, y compris quant à la gestion de des propres données personnelles. Il est obligatoire en 3e et en terminale et en cours d’expérimentation en 6e. L’autre enjeu est de cultiver la fibre numérique des élèves qui ont envie de poursuivre dans ce chemin : une spécialité numérique et sciences informatiques a été créée au bac, ainsi qu’un Capes et une agrégation numérique et sciences informatiques. Enfin, il faut rééquilibrer le triptyque matériel, logiciel, formation, ce dernier point – la formation des enseignants – étant le plus sensible, comme nous le verrons un peu plus loin

« Comment osent-ils épier ma vie privée ? »

En mai 2022, l’ONG Human Rights Watch, représentée ici par sa directrice France, Bénédicte Jeannerod, publiait un rapport intitulé « Comment osent-t-ils épier ma vie privée ? », qui révélait que la plupart des plateformes d’apprentissage en ligne utilisées par les établissements scolaires avaient accordé un accès aux données des enfants à des entreprises de technologie publicitaire.

vie privée enfants Ed Tech

Sur les 163 produits EdTech examinés, 145 (89 %) surveillaient ou avaient la capacité de surveiller les enfants, en dehors des heures de classe et au cœur de leur vie privée.

L’enquête mondiale a été réalisée entre mars et août 2021. Les organisateurs ont examiné 163 produits Edtech officiellement approuvés par 49 gouvernements parmi les pays les plus peuplés du monde, de l’Australie au Brésil en passant par les États-Unis et la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Afrique du Sud. Ils ont procédé à une analyse technique des pratiques mises en place par ces Edtech, pour chercher à connaître :

  • le type de donnée collectée auprès des enfants ;
  • comment les produits Edtech les collectaient ; 
  • et comment ils les utilisaient.

Ils ont réalisé des interviews avec des enfants associés à l’étude de ces produits, pour savoir comment ils avaient vécu ces expériences, ainsi qu’avec des enseignants et des parents.

Plus de 90 % des produits d’apprentissage étudiés comportaient un risque ou enfreignaient les droits de l’enfant. Il est prouvé que l’écrasante majorité des produits surveillaient les enfants, à l’insu des enfants et des parents, et collectaient des informations sur un grand nombre d’aspects de la vie des enfants : identité, géolocalisation, activités en cours et au-delà des cours, identité de leur famille et de leurs amis.

Les plateformes ont installé des technologies de tracking de manière invisible à l’aide de technologies avancées.  Il était impossible de se soustraire à cette surveillance sans priver les enfants de l’accès à l’éducation. La plupart des Edtech ont envoyé les données à des sociétés publicitaires, notamment à des sociétés spécialisées dans la publicité comportementale.

Le rapport émet un très grand nombre de recommandations aux gouvernements, aux autorités régulatrices, aux entreprises Edtech elles-mêmes :

  • exiger des audits sur la confidentialité des données ;  
  • fournir un recours aux enfants et demander à Google Analytics d’identifier et de supprimer toutes les données relatives aux enfants ;
  • s’assurer que les institutions éducatives concluent des contrats écrits avec les fournisseurs Edtech qui incluent explicitement la protection des données.

Les Edtech, un eldorado ?

Dans la salle, un participant réagit. Il est le fondateur d’une plateforme qui traite des données pour 10 000 écoles primaires, et il regrette que l’on puisse penser que les entreprises gagnent de l’argent en vendant les données. Il rappelle qu’elles gagnent leur vie en vendant des abonnements et des services, pas en vendant les données des élèves. En réponse à la table ronde intitulée « Les données d’éducation : chasse gardée ou nouvel Eldorado ? », lui pense plutôt à un « Elpauvrado » en évoquant le chiffre d’affaires des Edtech au niveau mondial.

Anne-Charlotte Monneret, déléguée générale de l’association EdTech France qui regroupe 450 entreprises spécialistes du secteur, affirme que la filière française est extrêmement vertueuse. Moins de 2 % des entreprises monétisent les données d’éducation et la plupart sont bien dans l’obligation de signer des contrats. Elles créent 10 000 emplois sur le territoire français, on assiste à une création record d’entreprises depuis la crise.

Il est certain que les Edtech sont un exemple emblématique de la capacité du privé et du public de travailler ensemble. Positionnée sur un secteur régalien, l’Edtech doit concilier impact sur le lien social et rentabilité économique.

Jean-Yves Hepp, président et fondateur de la société Unowhy, première Edtech de France, explique sa conception. Face à la vision américaine ultralibérale des GAFAM où l’enjeu est de collecter un maximum de données pour recruter au plus vite des consommateurs, face à la vision chinoise des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaom) un numérique ultra totalitaire où l’enjeu est d’utiliser la donnée pour contrôler les flux de population, il faut inventer une voie européenne, humaniste, avec le tryptique élèves, enseignants, parents.

L’éthique dans le numérique éducative : une construction collective

Unowhy a des équipes qui vont dans les établissements pour aider les enseignants à se familiariser avec le numérique. La question se pose alors : est-ce aux entreprises de former les enseignants et décider de l’école de demain ?  La réponse est unanime : il faut co-construire l’école de demain, en associant l’État, les collectivités locales, les enseignants, les parents, les élèves et les Edtech… et l’Europe.

La question de la formation des enseignants est fondamentale.

Audran Le Baron, directeur du numérique pour l’éducation au ministère, rappelle qu’en formation initiale, tous les enseignants reçoivent un premier bagage juridique et déontologique, dans le cadre de leur formation en instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) qui prévoit que « chacun doit s’approprier les droits et obligations liés à l’usage du numérique dans le cadre professionnel ».  Les enseignants peuvent se tester aux compétences numériques et se certifier grâce au PIX+EDU issu du cadre de référence des compétences numériques (CRCN), lui-même inspiré d’un référentiel européen décliné pour le métier d’enseignant.

Mais si Isabelle Dufrene, directrice de l’école primaire des marronniers de Meaux, se sent à l’aise, une étude récente de l’OCDE relève que seulement 29 % des enseignants au collège et 16 % des enseignants au primaire s’estiment bien préparés à l’utilisation du numérique à l’école.  De façon générale, les enseignants ont très peu accès aux formations. Or, on s’aperçoit que des pays comme l’Estonie ou Singapour, en tête du classement Pisa, ont largement investi dans la formation de l’enseignant au numérique. Si dans le privé, le salarié a un équipement géré par son employeur, ce n’est que très rarement le cas dans l’éducation. Les enseignants prennent l’ordinateur de leur choix, sauf dans quelques régions. Il n’y a pas de stratégie de parc de matériel, et encore moins d’aide à la prise en main des outils.

D’un point de vue pédagogique, les enseignants ont très envie d’apprendre et beaucoup d’initiatives très intéressantes existent, mais restent isolées. Il y a peu de partage entre enseignants d’établissements différents. Enfin, plusieurs orateurs insistent également sur la nécessaire formation des parents. Trop de parents n’utilisent pas les outils numériques et auraient tout à gagner à bénéficier de l’aide d’une école des parents. On n’apprend pas aux parents à bien contrôler l’usage du numérique par leurs enfants.

La question des données est éminemment politique. Jour après jour, la majorité des adultes consent sans lever le petit doigt à la fuite de ses données, sans doute par manque de recul, de formation, d’information. Tant que nous sommes dans une société démocratique, cela n’est pas trop grave, mais que demain nous basculions dans un régime autoritaire, nous ne pourrons pas nous plaindre. Il est temps d’agir pour nos enfants, de leur faire prendre conscience du danger et de prévoir pour eux un cadre d’action sécurisant. C’est ce que l’ensemble des participants à cette rencontre semblait prêt à faire. On ne peut que s’en réjouir.

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