The elephant in the room

©Crédit : Boston Dynamics
Le 18 juin 2020

Difficile de se prêter à un exercice d’écriture ces dernières semaines sans se sentir obligé d’aborder le sujet. Une fois les doigts sur le clavier, il me semble tout aussi difficile de le traiter – au mieux avec intelligence, au moins avec originalité – en ayant été simple spectateur, contrairement à toutes les personnes mobilisées, de près ou de loin, visibles ou invisibles, dans la lutte contre la pandémie de covid-19.

Cela dit, en spectateur averti, j’ai quand même pris le temps de vous mettre de côté quelques morceaux choisis, tantôt distrayants tantôt sérieux, de ce que j’ai pu lire ou entendre pendant le confinement. Extraits du meilleur et du pire de ce qui a retenu mon attention de citoyen connecté et confiné.

Oui, parce que pendant cette période de crise sanitaire et notamment de confinement, tout n’a pas été mis en pause et surtout pas la bêtise. Pour preuve, en France, une étude1 réalisée en mars 2020 montre que 26 % des personnes interrogées pensent que le covid-19 a été fabriqué intentionnellement ou accidentellement en laboratoire. Un chiffre qui impressionne et qui a amené le philosophe Alain Cambier, au micro de France culture, à se demander « comment la pandémie de covid-19 alimente-t-elle les théories du complot ? » 2 – un podcast d’un peu moins de dix minutes à réécouter en ligne.

Mais de manière générale, de nombreuses initiatives, souvent grâce aux outils numériques, ont permis de continuer à accéder à la culture, par exemple, en visitant virtuellement des musées ou en continuant à faire du sport grâce à des contenus gratuits en ligne.

Côté continuité, la priorité a été donnée au travail, et pour beaucoup au télétravail. À titre personnel, je m’estime bien chanceux de faire partie de ceux qui ont connu le luxe du télétravail dans de bonnes conditions. Oui, parce qu’il était déjà difficile de trouver de nouvelles activités d’intérieur chaque weekend, je n’ose pas imaginer ce qu’il serait advenu de ma petite personne si l’inactivité professionnelle avait été totale.

Après l’avoir vécu, pourquoi ne pas le penser ? Pour un petit tour de table sur le télétravail, consultez la « Revue de presse des idées » de Matthieu Garrigou-Lagrange et Anne-Vanessa Prévost pour France culture, qui reprend les quelques réflexions de James Galbraith, Danièle Linhart ou Boris Cyrulnik sur la question.

Autre luxe, je n’ai pas non plus eu à jongler entre télétravail et école à la maison. D’ailleurs, côté éducation, ce confinement aura peut-être été un mal pour un bien. En effet, la capacité d’adaptation de certains enseignants, mais aussi de certains parents expérimentant la fameuse « continuité pédagogique » laisse supposer que les différentes tentatives de dernière minute déboucheront sur des solutions innovantes. Du moins c’est l’une des questions que se pose François Dubet dans un article intitulé « Après le virus, l’école sera-t-elle comme avant ? » 3.

En parlant d’enfant, bienvenue au fils d’Elon Musk, homme d’affaires milliardaire, dont l’excentricité ne fait plus aucun doute après la révélation du prénom du nouveau-né : X Æ A-124. Ce n’est qu’après de nombreuses spéculations des internautes que sa mère en a expliqué le sens sur Twitter ; encore faut-il maintenant savoir le prononcer…

Bref, pour revenir au travail à la maison, même en s’estimant chanceux de faire partie des télétravailleurs, ça n’est pas de tout repos. Aussi, on jalousera l’initiative d’un « codeur créatif » (creative technologist) qui a réussi, grâce à l’intelligence artificielle, à se créer un avatar numérique capable de prendre sa place pendant les interminables réunions auxquelles il assistait sur la plateforme Zoom, désormais connue de presque tous5. Oui, je précise « presque » tous parce qu’il ne faut pas oublier que 17 % de la population, soit une personne sur six, est atteinte d’illectronisme6. C’est-à-dire qu’ils ne savent pas se servir de matériel informatique, voire qu’ils n’en possèdent simplement pas7.

Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de se faire remplacer par une intelligence artificielle, j’imagine bien qu’il a dû avoir, par-ci par-là, quelques couacs : un enfant qui chante la Reine des neiges en pleine réunion ou un chat qui passe devant la caméra… Si cela vous console, sachez que cela arrive aussi aux meilleurs d’entre nous. La très ancienne et très respectable Cour suprême des États-Unis refusait depuis longtemps ne serait-ce que la retransmission audio des débats en audience publique. Mais, covid-19 oblige, et pour la toute première fois, les juges de la Cour suprême ont procédé à une audience par téléphone alors qu’ils étaient à leur domicile. Un baptême du feu un peu explosif puisque si les débats ont pu atteindre unhaut niveau de réflexion en droit constitutionnel, les discussions ont été passablement perturbées par un bruit très net de chasse d’eau… 8

Parce que je sais que vous vous la posez : la question de savoir lequel des neuf juges a commis l’irréparable reste non résolue à ce jour. Toujours est-il qu’on félicite l’avocat qui plaidait devant cette cour et dont le discours est resté imperturbable.

Plus sérieusement, le télétravail soudain et massif, à l’échelle nationale et même mondiale, a soulevé de nombreuses inquiétudes jusqu’à se demander si le réseau Internet allait lui-même tenir le choc9 en plus de la consommation en hausse des services de streaming vidéo, notamment.

Ces craintes ont d’ailleurs amené l’État à envisager de réduire le débit du géant Netflix (qui représente plus de 20 % de la bande passante mondiale)10 et à demander le report du lancement de la nouvelle plateforme Disney+ (qui a sûrement offert quelques heures de répit aux parents depuis début avril) ; de quoi souligner l’acuité particulière de la question de la sobriété numérique…

Bien que la population française soit aujourd’hui « déconfinée », de nombreuses personnes continuent de télétravailler, certaines plus longtemps que d’autres. En effet, comme tout le monde le sait, l’État encourage les entreprises qui le peuvent à prolonger la période de télétravail. À ce titre, certaines d’entre elles ont pris des décisions extrêmes en prononçant la prolongation du télétravail jusqu’en 2021. C’est, par exemple, le cas de Facebook et Google. Mais la palme revient sans conteste à Twitter qui a fait une annonce fracassante : le début d’une ère de télétravail permanent pour les employés qui le souhaitent et dont les missions ne requièrent pas une présence physique11.

Pour les autres « employés de bureau », nul doute que cette crise sanitaire amènera largement à repenser la conception des espaces de travail et notamment à réviser les doctrines de l’open space et du flex office12 qui ont été largement mises en œuvre cette dernière décennie, malgré les nombreuses critiques à leur adresse.

C’est le thème abordé par le médium Usbek & Rica dans un article très intéressant intitulé « Covid-19 : l’open space va-t-il (enfin) disparaître ? » 13. Afin de respecter les règles de distanciation sociale, les cloisons, notamment en Plexiglas, semblent en effet avoir la côte. Cette tendance ira-t-elle jusqu’à sonner le retour du modèle de bureau à cloisons des années 1960 (le « cubicule ») qui avait pourtant été renié par son propre créateur, l’architecte/inventeur Robert Propst ?

Si la France a échappé au « cubicule », le modèle de l’open space s’est, en revanche, rapidement répandu depuis les années 1970. À l’origine, cette solution promettait la lumière naturelle pour tous les travailleurs et une collaboration accrue entre collègues, mais surtout un meilleur « rendement-moquette ». La réalité est un peu plus nuancée et ces grands plateaux ouverts subissaient déjà quelques critiques, culminant en 2008 avec l’ouvrage culte au titre choc L’open space m’a tuer14 d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber. Comme le suggère l’article d’Usbek & Rica, le recours massif au télétravail sera sûrement source de nouvelles réflexions sur les espaces de travail et les habitudes de leurs occupants.

Outre l’aménagement des bureaux, les outils des travailleurs changeront eux aussi. Pour Facebook, les outils feront peut-être même disparaître la notion de bureau telle qu’on la connaît aujourd’hui. En effet, dernièrement, le géant américain a présenté un projet de bureau virtuel généré grâce à une technologie de réalité augmentée15. Une initiative qui a un petit gout de science-fiction, Nom de Zeus !

En attendant, tout le monde ne télétravaille pas et pour de nombreux Français, la phase de déconfinement a entraîné le retour au travail sans pour autant rimer avec retour à la normale.

L’obligation de porter un masque dans les transports en commun fait partie des mesures qui témoignent de l’anormalité du quotidien. Et comme pour n’importe quelle autre obligation se pose la question du contrôle… Aussi, dans le métro parisien une technologie de reconnaissance faciale est désormais employée pour détecter les porteurs de masques16. Plus précisément, pendant trois mois, la station Châtelet-les-Halles (station centrale de Paris avec pas moins de cinq lignes de métro qui correspondent avec trois RER et vingt-six lignes de bus) sera le lieu d’une étude de l’observation de la règle du port du masque dans les transports en commun. En effet, plusieurs caméras de la station seront équipées de boîtiers capables de traiter les données vidéo grâce à un algorithme de reconnaissance faciale. Objectif de la mise en place de cette technologie : quantifier, en temps réel, le nombre de porteurs de masques dans le métro afin d’adopter une stratégie optimale de sécurisation sanitaire du réseau.

Déjà utilisée sur des marchés à Cannes17, la start-up à l’origine de ce dispositif se vante d‘avoir permis aux décideurs de mieux penser leur politique de distribution de masques. Elle assure que les boîtiers de traitement algorithmique des données issues des caméras de surveillance sont tout à fait compatibles avec le désormais célèbre RGPD, personne n’étant capable d’identifier un individu ni même un groupe d’individus à l’issue du traitement des images. À noter tout de même qu’a priori, ce respect des règles de protection des données personnelles n’a pas encore été évalué par la CNIL.

D’autres dispositifs peuvent néanmoins être plus sensibles. Dans les aéroports, on avait déjà vu les longues files de passagers qui attendaient une prise de température avant d’être autorisés à embarquer. La prise de température pour détecter des symptômes fiévreux a été également mise en place dans une grande partie des entreprises françaises comme étrangères. Chez Amazon, on passe à l’étape supérieure avec l’installation de caméras thermiques pour détecter tout cas de fièvre parmi les employés18. Et ce n’est pas fini, les enchères se poursuivent dès qu’il s’agit de surveiller les populations afin de faire respecter les mesures de distanciation sociale. Parmi les plus anxiogènes, on peut citer le chien-robot patrouilleur à Singapour19, le bracelet qui vibre lorsqu’on se rapproche d’une autre personne à moins d’un mètre20, ou encore la surveillance par drone.

©Crédit : Boston Dynamics

À cet égard, plusieurs communes françaises ont eu recours à des drones dans le cadre de la crise sanitaire21. Prévention, surveillance, voire verbalisation, les usages de ces engins ont été divers, mais surtout illégaux. En effet, il n’a pas fallu longtemps à la Quadrature du net et à la Ligue des Droits de l’homme pour former un recours judiciaire dénonçant l’absence de base légale de l’utilisation de drones à des fins répressives. Ainsi, les pouvoirs publics ont été rappelés à l’ordre par le Conseil d’État22. Néanmoins, cette phase d’expérimentation est très susceptible de déboucher sur des réflexions visant à mettre en place ces méthodes de façon légale et pérenne.

Enfin, une autre application technologique envisagée très largement pour faciliter la lutte contre la propagation du covid-19, le « contact tracing », a fait couler beaucoup d’encre.

Avant tout, pour comprendre l’économie générale du « contact tracing », Les temps électriques nous livre une très belle synthèse des différentes solutions techniques (envisagées ou existantes) que ce terme recouvre et des enjeux qu’elles entraînent23.

En France, l’application en développement porte le petit nom de « StopCovid ». On en a beaucoup entendu parler et finalement, c’est un peu compliqué de faire le tri. Pour faire le point, je ne saurais que trop vous conseiller de lire l’article de France Charruyer pour Horizons publics24 qui expose avec beaucoup de pédagogie les solutions techniques et juridiques explorées pour mettre en place cette application pour lutter contre la pandémie de covid-19.

Concrètement, comme l’a expliqué Cédric O, secrétaire d’État au numérique, « l’application enregistrera sur votre téléphone portable la liste des personnes croisées pendant plus de quinze minutes à moins d’un mètre – du moins celles qui l’ont également installée –, sans que vous ne connaissiez jamais leur identité. Si vous êtes testé positif, StopCovid vous donnera la possibilité de notifier volontairement et instantanément ces mêmes personnes qu’elles ont été en contact avec une personne contaminée au covid-19 afin qu’elles puissent s’isoler, prévenir un médecin et, si nécessaire, être testées ».

La CNIL s’est prononcée sur le projet de décret portant création de « StopCovid » 25. Pour elle, cette application mobile peut être légalement déployée « dès lors qu’elle apparaît être un instrument complémentaire du dispositif d’enquêtes sanitaires manuelles et qu’elle permet des alertes plus rapides en cas de contact avec une personne contaminée, y compris pour des contacts inconnus ». Tout de même, la CNIL a formulé quelques recommandations relatives notamment à l’information fournie aux utilisateurs, à un droit d’opposition et à un droit à l’effacement des données pseudonymisées enregistrées, ainsi qu’au libre accès à l’intégralité du code source. Dans la foulée, le Parlement a donné son feu vert malgré des craintes exprimées par certains députés.

Quoi qu’il en soit, la vie va reprendre son cours pour revenir progressivement à la normale. D’ailleurs, il va falloir que je vous laisse, je dois déclarer mes revenus pour les impôts, en ligne !

  1. Étude réalisée pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch en mars 2020, https://jean-jaures.org/nos-productions/l-epidemie-dans-l-epidemie-theses-complotistes-et-covid-19
  2. Erner G., « Comment la pandémie de covid-19 alimente-t-elle les théories du complot ? », France culture avr. 2020, « La question du jour ».
  3. Dubet F., « Après le virus, l’école sera-t-elle comme avant ? », Les cahiers pédagogiques avr. 2020.
  4. Cependant, l’état de Californie a refusé de prénommer l’enfant « X Æ A-12 », précisant que seules les vingt-six lettres de l’alphabet peuvent être présentes dans un prénom. Le couple a décidé de changer pour « X Æ A-XII »… ; Coll., « Elon Musk a finalement changé le prénom de son fils… mais ce n’est pas vraiment mieux », La Libre.be mai 2020.
  5. Linder C., “Hero Creates AI Doppelgänger of Himself to Get Out of Zoom Video Meetings”, Popular Mechanics 9 avr. 2020.
  6. Insee, « Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base », oct. 2019, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4241397
  7. Sujet déjà abordé dans une précédente chronique : Cnudde A., « Pardon tata Monique », Horizons publics janv.-févr. 2020, no 13, p. 101.
  8. Allez écouter vous-même l’enregistrement publié par un Jéremy Art, journaliste américain, sur Twitter : https://cutt.ly/VyZZt0y
  9. Zagdoun B., « Coronavirus : le confinement risque-t-il de provoquer un crash général d’Internet ? », France info mars 2020.
  10. Licata Caruso D., « Pourquoi Netflix représente un quart du trafic Internet français », Le Parisien juin 2019.
  11. Le Parisien avec l’AFP, « Covid-19 : Twitter autorisera le télétravail “indéfiniment” à ses salariés », Le Parisien mai 2020.
  12. De Monicault F., « Déconfinement : l’open space ne sera plus comme avant », Le Figaro avr. 2020.
  13. Laurent A., « Covid-19 : l’open space va-t-il (enfin) disparaître ? », Usbek & Rica mai 2020.
  14. des Insards A. et Zuber T., L’open space m’a tuer, 2008, Hachette Littératures.
  15. Bergounhoux J., « Facebook dévoile un concept de bureau virtuel en réalité augmentée », Usine digitale 22 mai 2020 ; l’article contient une vidéo courte, mais impressionnante, qui mérite d’être visionnée.
  16. Licata Caruso D., « La détection automatique du port du masque testée dans le métro parisien », Le Parisien mai 2020.
  17. Laurent A., « Covid-19 : à Cannes, des caméras repèrent automatiquement le port du masque », Usbek & Rica avr. 2020.
  18. Dastin J. et Hu K., “Amazon deploys thermal cameras at warehouses to scan for fevers faster”, Reuters avr. 2020.
  19. Tan C., “Robot Reminds Visitors of Safe Distancing Measures in Bishan-Ang Mo Kio Park”, The Straitstimes Singapore 8 mai 2020.
  20. Une expérimentation en ce sens vient d’être lancée dans la province de Varèse en Lombardie : des écoliers de 4 à 6 ans portent un bracelet vibrant et traçant leurs contacts lorsqu’ils s’approchent les uns des autres à moins d’un mètre : Rédaction ANSA, « In un asilo di Varese il braccialetto per il distanziamento a 150 bimbi », ANSA mai 2020.
  21. « Covid-19 : l’attaque des drones », La Quadrature du net avr. 2020.
  22. CE, ord., 18 mai 2020, nos 440442 et 440445, https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/le-conseil-d-etat-ordonne-a-l-etat-de-cesser-immediatement-la-surveillance-par-drone-du-respect-des-regles-sanitaires
  23. Meneceur Y., « L’étrange ambition des applications de “contact tracing” », Les temps électriques avr. 2020.
  24. Charruyer F., « Permis de circuler et de déconfiner ? Le jeu de piste de l’application StopCovid », Horizons publics.fr mai 2020, https://www.horizonspublics.fr/juridique/permis-de-circuler-et-de-deconfiner-le-jeu-de-piste-de-lapplication-stopcovid
  25. CNIL, « La CNIL rend son avis sur les conditions de mise en œuvre de l’application StopCovid », communiqué et délibération n2020-056, 25 mai 2020, https://www.cnil.fr/fr/la-cnil-rend-son-avis-sur-les-conditions-de-mise-en-oeuvre-de-lapplication-stopcovid
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