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Enquête : face aux questions éthiques et écologiques, les alternatives se multiplient

Chaque seconde, 10 000 kilos de viande sont consommés dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Un terrien moyen en consomme 43 kilos par an.
©Crédit : Andrew Itaga – DR
Le 18 février 2021

10 000 kilos de viande sont consommés chaque seconde dans le monde. Un régime alimentaire qui soulève de nombreuses questions éthiques, écologiques et sanitaires majeures, alors que les alternatives se multiplient.

C’est un sujet souvent caricaturé. « Secte bobo » versus « bons vivants », ou, si l’on renverse le prisme, « citoyens responsables et civilisés » versus « dangereux prédateurs irresponsables ». Au-delà des oppositions stériles résident pourtant des enjeux essentiels. Pour peu qu’on se les pose sérieusement, les questions qui entourent la consommation de viande entraînent des débats éthiques, écologiques et philosophiques primordiaux, impliquant même, en fonction des réponses données, des enjeux juridiques.

C’est que la consommation carnée n’est pas une petite affaire. Chaque seconde, 10 000 kilos de viande sont consommés dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Un terrien moyen en consomme 43 kilos par an. Avec un impact négatif documenté et des conséquences importantes.

Une question éthique majeure

Chaque année, 65 milliards d’animaux sont tués pour nourrir les humains. Soit près de 2 000 animaux par seconde. Certes, la question de la souffrance animale s’est invitée dans les Parlements mondiaux. En France, par exemple, la loi1 votée en mai 2018 exige que les bêtes soient « étourdies » (c’est-à-dire électrocutées ou gazées) avant l’exécution. En Autriche, l’un des pays les plus avancés sur ce sujet, on a voté l’interdiction de l’élevage de poulets en batterie, le commerce de fourrure, les expérimentations médicales sur les singes, la castration à vif des porcelets, le gavage des oies, etc. Le débat public s’est aussi emparé du sujet, et la documentation du fonctionnement des élevages industriels et des abattoirs s’est multipliée, donnant à voir l’horreur brute des coulisses. Des images dont on détournera volontiers les yeux, tant elles sont impossibles à balayer d’un revers de main. Comment argumenter contre la souffrance pure quand elle s’affiche sous nos yeux ?

La production industrielle de viande implique des joyeusetés comme la castration à vif des cochons, l’isolement des nouveau-nés, l’entassement des poulets dans des cages insalubres et des hangars sans lumière, ni ventilation… Outre leurs conditions cruelles d’élevage, les animaux peuvent ensuite être transportés pendant plusieurs heures, sans eau ni nourriture, avant un déchargement brutal à l’aide d’un aiguillon électrique et une mise à mort dans les conditions que l’on connaît désormais.

Si les débats et les actions militantes ont mené à quelques résultats concrets, tels que la fin de l’utilisation des animaux dans les spectacles des plus grands cirques (Bouglione, Barnum, etc.), la fermeture de nombreux delphinariums, ou encore la chute spectaculaire de la vente d’œufs de poules élevées en cage, les végétariens restent peu nombreux (entre 3 à 6 % de la population française) et les véganes marginaux (1 %). Preuve que la conscientisation fait son chemin, on compte en revanche un quart de flexitariens, lesquels réduisent leur alimentation carnée sans pour autant l’abolir. Difficile de mesurer cependant le poids des différentes motivations du changement de régime : au-delà de la souffrance animale, des raisons écologiques et sanitaires pèsent également.

Si l’idée que l’on peut se passer de viande gagne du terrain, c’est en grande partie grâce à des militants très impliqués. Les vidéos évoquées sont un de leurs leviers d’actions. Les interventions coups de poing (pour empêcher une corrida, faire fermer un abattoir), le soutien de vedettes médiatiques et le lobby frénétique en sont d’autres. « Sur la question des violences animales, on reçoit tous cinquante mails par jour, constatait récemment le député Gilles Le Gendre. » Ces militants se revendiquent souvent antispécistes, selon un néologisme apparu dans les années 1970 pour désigner un socle idéologique luttant contre une croyance en une supériorité, par essence, de l’homme sur l’animal. Selon les Cahiers antispécistes, une revue française fondée en 1991, « le spécisme est à l’espèce ce que le racisme est à la race, et ce que le sexisme est au sexe : une discrimination basée sur l’espèce, presque toujours en faveur des membres de l’espèce humaine ». Il conviendrait donc de libérer les animaux comme on a jadis émancipé les esclaves ou les femmes. Si les principaux concernés ne risquent pas de rallier le mouvement – ce qui pose des questions juridiques majeures en cas d’avancées en ce sens –, leurs défenseurs mettent au cœur de leur réflexion la notion de « sentience », c’est-à-dire la capacité d’éprouver des sensations et des émotions, dont les animaux non-humains sont doués.

Aux origines des mouvements de protection animale, on trouve également beaucoup de scientifiques. Dans leurs travaux, des historiens comme Agulhon, Pelosse, Pierre, Baratay, ou encore Bacot, décrivent le rôle occupé par les sciences au moment des polémiques sur la vivisection. « Sciences et cause animale entretiennent à l’époque une relation ambivalente, puisque les sciences sont à la fois ce qui doit être critiqué et ce qui donne également du poids aux revendications pro-animaux, note Jérôme Michalon, chargé de recherche au CNRS. Cette relation ambivalente est-elle toujours d’actualité ? Il est difficile de l’affirmer tant les travaux sociologiques sur la question sont rares, et tant ils ne se focalisent pas sur les relations entre production de savoirs et cause animale. »

Quoi qu’il en soit, le mouvement prend de l’ampleur. Jérôme Michalon affirme que « l’émergence d’initiatives structurées dédiées à la prise en charge bienveillante des animaux, de leur souffrance, de leur existence, et globalement le développement d’une “sensibilité” au sort des animaux, est un fait notable parmi les évolutions importantes des deux derniers siècles ». Ce mode de pensée, qui souhaite reformer les rapports que les humains entretiennent avec les animaux, sous un angle qui serait favorable à ces derniers, a été théorisé par le sociologue Adrian Franklin, lequel parle de « zoocentrisme ». « Défini succinctement, le zoocentrisme désigne une manière de penser les relations humains/animaux à travers le prisme des intérêts et le point de vue de ces derniers, explique Jérôme Michalon. Selon Franklin, le zoocentrisme prend de l’ampleur depuis le début du xxe siècle, dans le monde occidental, sans se substituer à l’anthropocentrisme dominant. »

Un impact écologique désastreux

Si le zoocentrisme ou l’antispécisme se propagent lentement, les enjeux écologiques peuvent certainement contribuer à faire progresser les débats sur la fin de la consommation carnée. Car celle-ci coûte cher à la planète. En effet, les 323 millions de tonnes de viande produites dans le monde ont un impact majeur sur le réchauffement climatique, la déforestation et la consommation d’eau.

Le dernier rapport de la FAO, publié en 2013, estime que « l’élevage de bétail dans le monde était responsable, en 2005, de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique, c’est-à-dire liée aux activités humaines, sur la planète ». L’élevage de bétail émet environ 7 milliards de tonnes de CO2 par an, soit plus que les États-Unis et la France réunis. 27 kilos de CO2 sont générés pour chaque kilo de bœuf produit, quand un kilo de lentille en provoque 30 fois moins. Selon une étude élaborée à Oxford en 2016, l’adoption d’une alimentation végane à l’échelle mondiale diminuerait les émissions de gaz à effet de serre liées à la production alimentaire de 70 %.

Ce même rapport souligne que la production de viande est également très consommatrice d’eau. En élevage industriel, la production d’un kilo de bœuf absorbe 13 500 litres d’eau, quand la culture de céréales comme le maïs, le blé ou le riz nécessite entre 700 et 1 400 litres. L’« empreinte eau » des Européens liée à leur alimentation pourrait baisser de 23 à 38 % en diminuant ou supprimant la viande dans les repas. En outre, la production de produits d’origine animale pollue l’eau douce, et près de 75 % des ressources d’eau de la planète sont déjà touchées.

Le paradoxe le plus frappant concerne les céréales. En effet, la production destinée à nourrir le bétail qui finira dans les assiettes pourrait nourrir directement 3,5 milliards d’humains. Pourtant, on préfère utiliser 10 à 25 kilos de céréales pour chaque kilo de viande produite en élevage industriel.

La production de viande est aussi gourmande en terres. La FAO estime que « 70 % de la surface agricole mondiale est utilisée soit pour le pâturage du bétail, soit pour la production de céréales destinées à les nourrir ». Le manque de terres agricoles pousse aussi à la déforestation : 91 % des terres « récupérées » en détruisant la forêt amazonienne servent ainsi aux pâturages ou à la production de soja qui nourrira plus tard le bétail. Un végétarien a besoin de vingt fois moins de terres pour se nourrir.

Enfin, selon les données de l’association PETA, « l’agriculture et la pêche intensives pour l’alimentation des animaux de bétail est la principale cause d’extinction des espèces dans de nombreux pays, dont les États-Unis ». PETA souligne également que certaines espèces peinent à se renouveler, et relève une baisse des effectifs de plus de 90 % parmi les espèces les plus couramment consommées.

Résultat : la consommation de viande et l’élevage destiné à l’alimenter représentent la première source d’émissions de CO2 sur la planète, devant les transports ou l’industrie textile. La solution à ce problème environnemental majeur semble toute trouvée : selon une étude de la Oxford Martin School, l’adoption massive d’un régime végétarien au niveau mondial réduirait de deux tiers les émissions de CO2 liées à l’alimentation.

Viande et santé : faux amis

Au-delà des questions éthiques et environnementales qui la traversent, la consommation carnée interpelle aussi, dans un registre plus terre à terre, par ses impacts sanitaires néfastes. Car loin des discours sur l’importance de la viande pour être en bonne santé, c’est en réalité l’inverse que soulignent les désormais très nombreuses études sur la question. « En consommant de la viande, et plus globalement des œufs et des produits laitiers, on ingère des antibiotiques, des hormones et beaucoup d’autres toxines utilisées dans les élevages, explique Claire Leprais, nutritionniste. » La viande est en effet contaminée par des micro-organismes avant son abattage comme après. « Même avec une viande d’excellente qualité, on consomme les bactéries présentes dans la chair des animaux, lesquelles sont sources de graves problèmes, ajoute la nutritionniste. »

Maladies cardiovasculaires, cancers, cholestérol, diabète ou encore obésité sont des pathologies favorisées par la consommation de viande. « La surconsommation de viande, en particulier de viande rouge, tend à augmenter le risque de certaines maladies, comme le cancer du côlon, l’obésité ou le diabète de type 2, précise Claire Leprais. Plus globalement, on peut dire aujourd’hui de manière certaine que la consommation excessive de viande augmente la mortalité chez l’humain. » Le dernier rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) insiste sur « les liens entre consommation de viande rouge et certaines maladies chroniques ».

Les chiffres vont dans ce sens, puisque 70 % des 75 millions d’intoxications alimentaires annuelles sont liées à une chair animale contaminée, selon l’étude de l’université d’Oxford. Un consommateur de viande a 32 % de chances supplémentaires d’être hospitalisé pour des problèmes cardiovasculaires, et son taux moyen de cholestérol est de 2,1 g/l, quand il n’est que de 1,6 g/l chez un végétarien et 1,3 g/l chez un végane.

D’ailleurs, l’OMS a officiellement classé en 2015 la viande rouge parmi les cancérigènes « probables ». Le rapport indique qu’« une association positive a été observée entre l’exposition à la consommation de viande rouge et le cancer », mais n’exclut pas qu’une autre explication (techniquement désignée par les termes de hasard, de biais ou de facteurs de confusion) soit possible. Les viandes transformées, comme les charcuteries, nuggets, jambon, ou encore saucisses, ont quant à elles été classées parmi les cancérigènes certains.

« Sans même parler d’une alimentation végane et de ses bienfaits, on peut déjà dire que d’un point de vue strictement sanitaire, diviser notre consommation de viande par deux serait incontestablement meilleur, explique Claire Leprais. » L’école de santé publique de Harvard va dans son sens, puisqu’elle conseille de limiter sa consommation quotidienne de viande à 90 grammes par jour, quand la moyenne pour un Français est de 180 grammes. Même discours au sein du Dietary Guidelines Committee américain, qui sert de base scientifique aux recommandations nutritionnelles officielles, et qui encourage les Américains à végétaliser leur alimentation, faisant du régime végétarien un régime alimentaire de référence (en insistant par ailleurs sur son impact écologique moindre). Une étude de l’université d’Oxford a chiffré l’impact de l’adoption d’un régime végan à l’échelle mondiale sur la santé, estimant que cela empêcherait plus de 8 millions de morts par an.

Un régime à surveiller

Reste que l’alimentation végane soulève de nombreuses questions, la plus récurrente étant celle des potentielles carences provoquées par un tel régime. Sur ce point en particulier, la réponse des médecins est sans équivoque. « Toutes les vitamines, nutriments et minéraux de l’alimentation animale se trouvent dans l’alimentation végane, à l’exception de la vitamine B12, assure Claire Leprais. » Cette vitamine, essentielle pour le fonctionnement du cerveau, se trouve essentiellement dans les abats, dans certains poissons, ainsi que dans le lait et les œufs. « La complémentation peut se faire à l’aide d’aliments enrichis comme certaines céréales de petit-déjeuner, jus de fruits, ou laits végétaux, détaille Claire Legendre. » Pour éviter cette carence, qui concerne plutôt les véganes que les végétariens, certains passent directement par des compléments, disponibles en pharmacie sous forme de comprimés ou de fioles.

Au-delà de la vigilance autour de cette vitamine, la nutritionniste insiste sur les bienfaits nutritionnels d’une alimentation végétale. « Les aliments d’origine végétale contiennent beaucoup d’hydrates de carbone, et tout particulièrement des glucides à faible indice glycémique. En outre, ils sont riches en fibres, ce qui facilite la digestion et protège des toxines alimentaires, diminuant ainsi les risques du cancer du côlon. Même topo pour le potassium, qui stimule les reins et élimine plus facilement les toxines. On peut aussi évoquer les fruits à coque et les graines, particulièrement riches en magnésium, ce qui permet une meilleure assimilation du calcium, ou, dans le cas des noix, en vitamines C et E, qui stimulent notre système immunitaire, et permettent de lutter contre des maladies de la vie quotidienne. »

En clair : à partir du moment où il est convenablement construit – il ne s’agit pas de conserver une alimentation identique en éliminant la viande – le régime non-carné est bénéfique à la santé. L’Académie américaine de nutrition et de diététique conclut très clairement son rapport de 2016 sur la question, écrivant que « les alimentations végétariennes bien conçues (y compris végétaliennes) sont bonnes pour la santé, adéquates sur le plan nutritionnel et peuvent être bénéfiques pour la prévention et le traitement de certaines maladies. Les alimentations végétariennes bien conçues sont appropriées à tous les âges de la vie, y compris pendant la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance et l’adolescence, ainsi que pour les sportifs ».

Chaque seconde, 10 000 kilos de viande sont consommés dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Un terrien moyen en consomme 43 kilos par an.

Des points de vigilance

Reste que les régimes végétariens et véganes doivent être vigilants à ne pas reproduire des pratiques dont ils cherchent à s’écarter. En effet, la forte augmentation de la consommation de certains produits emblématiques de cette alimentation entraîne de nouveaux problèmes sociaux et écologiques. L’import massif de quinoa, par exemple, a fait tripler son prix entre 2006 et 2013. Au Pérou, l’un des plus gros producteurs mondiaux, les locaux ne peuvent plus en consommer, et préfèrent le vendre (et importer des pâtes pour se nourrir…). Le manque de terres multiplie les conflits entre communautés, et la hausse de la demande pousse les agriculteurs à recourir à des produits, comme les pesticides, pour augmenter la production.

Autre exemple avec l’avocat, qui provoque au Mexique, principal exportateur, des problèmes écologiques et sociaux majeurs. Pour étendre les cultures de ce que l’on surnomme désormais « l’or vert », le pays s’est lancé dans une déforestation massive. Le crime organisé s’intéresse désormais à l’avocat, rackettant les paysans ou pillant les fermes. Pendant ce temps-là, la demande en Europe continue d’augmenter, avec une nouvelle hausse de 11 % en 2018.

S’il est difficile de hiérarchiser les impacts négatifs de notre alimentation, entre enjeux éthiques, écologiques et sanitaires, au moins est-il capital d’en prendre conscience. Car les leviers d’action existent, à l’échelle individuelle comme collectivement. Mais pour les actionner, pour réfléchir aux solutions et passer à l’acte, encore faut-il avoir compris l’importance des enjeux.

  1. L. n2018-938, 30 oct. 2018, pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.
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