La France sous nos yeux est-elle celle de demain ?

Colloque en ligne La France sous nos yeux est-elle celle de demain ?
La question "La France sous nos yeux est-elle celle de demain ?" a été débattue par Jean-Laurent CASSELY, journaliste, coauteur de « La France sous nos yeux » en 2021, Jean VIARD, sociologue, auteur de « La révolution que l’on attendait est arrivée » en 2021, Jean-Marc OFFNER, urbaniste, directeur de l’a’urba, auteur de « Anachronismes urbains », Aziza AKHMOUCH, cheffe de la division Villes, politiques urbaines et développement durable de l’OCDE, et Pierre VELTZ, ingénieur-urbaniste, Grand Prix de l’Urbanisme.
©DR
Le 15 mars 2022

L’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) a récemment engagé une série de réflexions sur les territoires par une journée consacrée aux mutations observées dans la société française et leurs impacts dans nos régions. Des urbanistes, géographes et journalistes répondaient aux questions soulevées lors des trois tables rondes proposées. Nous avons assisté à deux d’entre elles pour Horizons publics, « La France sous nos yeux est-elle celle de demain ? » et « Les villes moyennes, nouvel eldorado ? », le 3 février 2022, et vous donnons un aperçu des échanges.

Les politiques locales au défi des mutations

« La pandémie a accéléré les transitions à l’œuvre dans la société, peut-on lire dans le programme de présentation, ainsi que le rapport des Français à leurs territoires. Télétravail, migrations résidentielles, changements d’habitude de consommation… ces mutations s’incarnent dans le rapport des Français à leurs territoires. Les évolutions démographiques, sur plus longue période, dessinent également de nouvelles perspectives dans la répartition des populations selon les territoires et leur adaptation au vieillissement. En quoi ces évolutions tracent-elles de nouvelles perspectives dans les politiques publiques d’aménagement et de cohésion du territoire ? »

La déprise démographique n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui, explique le propos introductif de François Philizot, président de l’Observatoire des territoires dont les « Cahiers »[1] livrent une représentation cartographiée de la France contemporaine. Comme avant 1914, une dizaine de départements seulement portent la croissance démographique de notre pays. Le nombre de départements en « déprise » démographique a fortement augmenté dans la période 2013-2018, tandis que la zone littorale, notamment, voit sa population croître. Le vieillissement de la population, phénomène qui affecte inégalement le territoire national, se couple aux migrations des « jeunes » aujourd’hui concentrés dans les villes. Le défi est donc d’adapter les politiques locales, économiques et sociales, pour rééquilibrer la composition démographique.

La France des barbecues

Il y a les transitions qui ont façonné la France – fin des Trente glorieuses, désindustrialisation, développement des services – de manière silencieuse, interrompant le « récit » français du progrès sans le remplacer.

Le marché et l’individualisme, explique Jean-Laurent Cassely, auteur en 2021 avec Jérôme Fourquet de La France sous nos yeux [2], ont pris le relais de l’État planificateur.

La France sous nos yeux

Habitat individuel versus collectif, voiture individuelle versus transports en commun, zones commerciales puis logistiques avec Amazon incarnent ces changements. Tandis que le rond-point marque au « carbone 14 » l’urbanisme des périphéries et trahit la « France moche », certains territoires tirent leur épingle du jeu grâce aux loisirs récréatifs (parcs). S’il y a toujours eu une hiérarchie des territoires désirables, la capacité variable des habitants à exercer des choix sur leur lieu de vie s’exprime dans les « marchés de report » dont parlent les agents immobiliers : on s’éloigne (parce que c’est trop cher) de l’endroit où l’on voulait vivre au départ. 

« Les gens ne disent jamais : j’habite le péri-urbain, ajoute l’auteur. Ils disent habiter une maison avec un jardin. » Il y a des péri-urbains mais avec un mode de vie commun, la maison avec jardin, centré davantage sur la vie familiale que sur la vie publique. Le péri-urbain pavillonnaire, lisière où beaucoup de gens ont grandi, a son imaginaire que la production romanesque (on pense au prix Goncourt Nicolas Mathieu, ou à Olivier Adam) a mieux réussi à décrire que les chercheurs.

La pandémie de covid-19, « retour du refoulé »

L’habitat pavillonnaire, poursuit l’urbaniste Jean-Marc Offner[3], fait l’objet depuis 50 ans d’un déni à la fois statistique, politique et culturel, doublé de son pendant, l’irrespect de classe. Pourtant, dans cet habitat pavillonnaire péri-urbain dont parle le sociologue Jean Viard[4], on mène à la campagne un mode de vie urbain caractérisé par la présence d’une grande ville à proximité. Ces « campagnes urbaines » forment un espace où les possibilités d’action sont les plus importantes, estime-t-il.

La pandémie de covid-19, poursuit l’ingénieur et urbaniste Pierre Veltz[5], a mis à jour des processus en cours depuis longtemps et a constitué un amplificateur au-delà de ses aspects techniques (télétravail, visio-conférences, etc.). Des aspirations à vivre autrement, un « reset » des aspirations individuelles et collectives se sont exprimés. Il est trop tôt, toutefois, pour juger des effets profonds. On a fait des lotissements et du logement individuel un prisme dans l’analyse pour les critiquer, mais la maison individuelle n’est peut-être pas cet ennemi de l’écologie si vivement décrié.

La ville « compacte » opposée à l’étalement urbain a fait l’objet de débats un peu partout en Europe, explique Aziza Akhmouch, cheffe de la division Villes, politiques urbaines et développement durable de l’OCDE. Davantage que le nombre d’habitants considéré pour définir ce qu’est une ville, c’est le « continuum ville-campagnes » qui importe, c’est-à-dire là où une connectivité s’est établie entre les territoires grâce aux transports et au numérique. Car à l’heure où près de la moitié de la population mondiale vit dans une ville de plus de 50 000 habitants, la dichotomie entre ville et campagne n’existe plus. La pandémie, ajoute-t-elle, a révélé une très grande agilité des territoires dans tous les pays de l’OCDE (l’« acupuncture urbaine », les « coronapistes », etc.), mais aussi de très grandes disparités marquées par les fractures numériques, les difficultés financières infra-nationales, etc.

Il n’y aura pas de retour à la « normale » : la quête de nature, de tranquillité et de proximité appelle à de nouveaux paradigmes urbains pour les prochaines années.

« Notre problème, à nous, ce n’est pas tant l’étalement que l’éparpillement urbain », ajoute Pierre Veltz. Nous avons laissé se construire de petits lotissements sous-critiques sans commerces ni écoles à proximité, contraignant les familles à détenir deux voitures et à accomplir des circuits quotidiens épuisants ; un phénomène non étranger à la crise des Gilets jaunes. Le discours en faveur de la densité est remis en cause par la pandémie ; d’ailleurs, prophétise Jean-Laurent Cassely, les « millenials » éprouvent une « fatigue urbaine » et ne reviendront pas. Ils habiteront les périphéries à leur manière, qui n’est pas celle des « boomers ». La carte de la France « d’avant » va s’hybrider sous l’effet des modes de vie actuels.

Mutatis mutandis, les territoires aux prises avec les transitions

L’écologie « de proximité » (par exemple, des éoliennes à régulation locale) est une illusion, pour Pierre Veltz. Les projections énergétiques, qu’elles émanent de l’ADEME, de RTE ou de Mégawatts, montrent que la décarbonation ne pourra intervenir à court terme sans des interventions profondes sur les territoires. Or, où sont les cartes ? Tandis que les infrastructures pétrolières sont invisibles, les équipements d’énergie renouvelable seront installés sous nos yeux. Il s’agit d’un projet industriel considérable qui ne peut aboutir par la seule accumulation incrémentale des panneaux photovoltaïques. Il faudra donc, conclue-t-il, pour décider où installer ces infrastructures, une planification avec un sens collectif, dans le dialogue. De « l’aménagement du territoire », comme on disait autrefois, l’approche techno en moins.

Il a fallu 50 ans, souligne Aziza Akhmouch, pour que tous les Français disposent de l’électricité. On est allé plus vite avec le numérique ; on a réussi avec le télétravail à déployer en deux ans ce qui aurait pu en prendre dix. Mais 40% des emplois s’y prêtent ; et parmi les emplois « télétravaillables » 40% le sont en Île-de-France contre 20% seulement en Normandie. En somme, l’infrastructure numérique ne suffit pas à elle seule à déclencher une transition : elle doit être soutenue par des façons de concevoir la productivité, le management, des outils juridiques, des interactions physiques et sociales entre salariés. Le lien entre l’ancien – la route, le rail, l’électricité – et le moderne – le numérique, les GAFAM dont Amazon, en maillant le territoire, illustre les paradoxes des attentes, entre vie à la campagne et consommation à portée de clic comme en ville – et représente un défi pour la transition écologique.

Sur le plan démographique, le vieillissement est constaté partout dans l’Hexagone. « Il faut penser la décroissance comme un problème à positiver », estime Pierre Offner, au risque de voir des zones entières se dépeupler comme aux États-Unis ou dans les pays de l’Est. Revitaliser les centres-bourgs quand c’est encore possible, requalifier un centre commercial en perte de fréquentation, c’est imaginer des centralités péri-urbaines par l’urbanisme « tactique » fondé sur l’évolution des fonctions. La créativité des territoires est tous azimuts. La mixité des usages et des activités dans le sport, le travail, les espaces publics, nous rappellent que nous coexistons avec des gens différents – car la mixité résidentielle ne suffit pas à créer des liens.

Du retour de la planification

L’État s’est fait le spécialiste de l’empilement des documents, imbriqués les uns dans les autres tels des poupées russes de l’aménagement. Or aujourd’hui, estime Jean-Marc Offner, c’est de la coopération entre les territoires qu’il est question. Aux documents de planification le rôle de traiter des bons sujets en identifiant les acteurs appropriés. Les collectivités peuvent inventer des dispositifs permettant de déterminer les affectations de foncier dévolu à certaines fonctions, logement, éoliennes, services, etc.

« Certains sujets ne peuvent se contenter de l’addition de projets locaux », renchérit Pierre Veltz. La logistique en est l’exemple emblématique : tandis qu’Amazon planifie son développement au niveau mondial et vient discuter avec les collectivités, celles-ci entrent en concurrence pour attirer les activités. Or le modèle de la livraison le lendemain et la production de déchets associée ne sont pas compatibles avec l’objectif de stopper l’artificialisation nette. Comme pour l’énergie, il faut produire des cartes – sujet qui fâche.

« Le temps où les politiques publiques étaient établies dans la capitale puis « ruisselaient » dans les territoires est terminé dans tous les pays de l’OCDE », confirme Aziza Akmouch.

Pour autant, une politique nationale urbaine ne peut être l’agrégation d’initiatives locales, précise-t-elle. Des visions nationales intégrant dimension nationale et politiques locales existent dans un pays de l’OCDE sur deux. Il en va de même au niveau interministériel : pour piloter efficacement les transitions nécessaires, notamment énergétique, les documents doivent coordonner l’action au niveau pertinent, c’est-à-dire local. L’exode urbain massif étant sans doute un fantasme, l’avenir sera à la polycentricité, avec des pôles urbains de taille variable. Mais les villes ne peuvent gérer à elles seules la transition écologique et numérique ; elles auront besoin de l’appui de l’État et du secteur privé.

Le « monde d’après », conclue Jean-Laurent Cassely, est à inventer dans la « France d’avant » et pour cela, la planification d’aujourd’hui et de demain devra prendre en compte le désir des habitants, s’adapter aux pratiques plutôt que de vouloir en inventer de nouvelles. Car le temps où l’on inventait des villes où les gens étaient censés s’installer tout naturellement est bien derrière nous…

[1] Voir Cahier n°1 : Territoires et transitions : enjeux démographiques, Agence nationale de la cohésion des territoires, décembre 2021.

[2] Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Éditions du Seuil, 2021.

[3] Directeur de l’agence a’urba, auteur d’Anachronismes urbains, Presses de Sciences Po, 2020.

[4] J. Viard, La révolution qu’on attendait est arrivée, Éditions de l’Aube, 2021.

[5] P. Veltz, L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile, Paris, Éditions du Seuil, coll. La République des idées, 2021.

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