Les fonctionnaires ont perdu la flamme

fonctionnaires en souffrance
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Le 1 octobre 2021

Une enquête sur la perte de sens chez les agents du service public, menée par le collectif « Nos services publics », révèle que 80 % des agents sondés expriment un « sentiment d’absurdité » face au travail qu’ils mènent. Ils regrettent de ne pas pouvoir mener à bien les missions dans lesquelles ils se sont engagés. Reste désormais à recoller les morceaux d’une grande maison aux fondations branlantes.

Du 30 avril au 31 août, le collectif « Nos services publics » a mené une grande enquête sur internet auprès des agents de toutes les fonctions publiques. Son objectif ? Evaluer la perte de sens dans le travail des agents publics. Plus de 4 500 réponses ont été recueillies. Et le résultat est sans appel : 80 % des répondants sont touchés par un sentiment d’absurdité. « Nous sommes bien sur une étude réalisée à partir de réponses volontaires. Il ne s’agit donc pas d’un sondage au sens scientifique du terme, avec les éléments de pondération habituels et la diversité des profils », assure Arnaud Bontemps, un des porte-paroles du mouvement. « Toujours est-il que les réponses traduisent un mal-être profond ». Né en avril 2021, ce collectif réunit environ 200 membres actifs, auxquels on peut adjoindre 2 000 sympathisants et 20 000 suiveurs sur les réseaux sociaux.

« Nous venons des trois fonctions publiques. Nous sommes plutôt à des postes de direction mais le spectre est large. Ce qui nous réunit est un décalage croissant entre les services publics que l’on nous demande de mettre en place et les besoins réels des publics pour lesquels nous sommes censés nous mobiliser. Nous avons donc décidé de prendre la parole de l’intérieur, en quelque sorte, de dire ce que l’on n’entend pas », poursuit le porte-parole.

« On mobilise les équipes pendant des semaines… puis on oublie ! »

L’étude dessine les contours de ce désenchantement généralisé : alors qu’une grande partie des répondants assure avoir rejoint le service public pour servir l’intérêt public (68 %), la quasi-totalité (97 %) affirme s’être dit au moins une fois dans sa vie professionnelle : « C’est absurde… ou si cela a un sens, ce n’est pas celui pour lequel je me suis engagé ». Plus de 3 000 témoignages ont été recueillis. Ils sont proprement effarants, l’anonymat permettant aux personnes de « se lâcher », dans une perspective cathartique. Une petite guirlande pour vous mettre en appétit, le reste étant disponible sur le site du collectif .

« Tenir mentalement dans l’administration publique relève de la psychiatrie », assure un cadre. « Je suis infirmière cadre de santé, j'ai choisi le service public pour les valeurs portées dans les soins . Aujourd’hui, toutes les décisions sont orientées par des logiques financières. Les soignants ne se retrouvent plus dans ces orientations ou même la sécurité des soins est mise à mal. Nous assistons malgré nous a une maltraitance institutionnelle des patients comme des personnels. On fait, défait et refait des plannings toute la journée face au dégoût et à la fuite des personnels. Nous ne sommes pas au coeur des décisions et devons organiser l'inorganisable, réaliser l'irréalisable, faire toujours plus avec encore moins. Nous devons faire passer des messages et consignes contradictoires pour lesquels nous ne trouvons plus de sens ».

Ou encore le constat désabusé d’un attaché territorial : « Il y a plusieurs moments, plusieurs expériences. Lorsque j'ai vu des DGA faire la politique de la collectivité à la place des élus, lorsque les élus sont indifférents à la gestion de l'administration qu'ils sont censés diriger : lorsque l'on mobilise les équipes pendant des semaines sur des projets, des programmes et des notes et que tout cela est « oublié », sans explication ». 3 000 manières de dire ce qui ne va pas, sans fard.

Panser… les impensés

« Le principe de cette étude, c’est de partager ce commun, de mettre les problèmes sur la table, parce que nous souhaitons rester loyaux à nos engagements dans le service public », explique Arnaud Bontemps. « Dire les problèmes, c’est commencer à les résoudre. Ce collectif est né du constat des dysfonctionnements que nous percevons en interne. Baisse des moyens financiers et humains, rigidité des hiérarchies, etc. Nous parlons de choses très concrètes, notamment cette incapacité à faire correctement le travail pour lequel nous sommes payés, parce que nos métiers doivent avoir un sens ».

Qu’est-ce-qui coince ? Comment en est-on arrivé là ? « Plusieurs raisons sont avancées : le manque de moyens financiers, de nouveaux projets qui ne sont jamais mis en œuvre, un défaut de vision, de prospective ; le fait que l’intérêt particulier de l’élu prenne le pas sur l’intérêt général ; une structure si lourde qu’elle empêche la reconnaissance de la compétence, qu’elle installe la carrière dans l’immobilité, etc. ».

Bien sûr, les cadres de santé, les infirmières ou encore les enseignants sont ceux qui ressentent le plus durement ce déphasage. Ces professions expriment depuis longtemps ce malaise. Mais le fond demeure. « Nous devons débattre sur le fond des impensés qui conduisent à cette perte de sens. Aujourd’hui, mener une politique publique est guidé par la seule nécessité de réduire la dépense qu’elle engendre. Nous nous heurtons aussi à une politique de l’obéissance. On ne se questionne plus en profondeur sur ce que nous faisons et l’innovation publique reste à nos yeux au stade du seul saupoudrage », conclut Arnaud Bontemps. Qui invite les élus et… les usagers à rentrer dans cette vaste réflexion, pour préparer des lendemains moins déprimants.

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