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Mathias Béjean : «L’approche expérimentale semble revenir en force depuis quelques années»

Le 23 octobre 2021

Spécialiste de l’innovation et de l’expérimentation publique, Mathias Béjean, invité de la revue, a accepté de réagir au dossier. Il revient sur les multiples définitions de l’expérimentation, les différentes méthodes et approches en vigueur et le positionnement de la France par rapport aux autres pays. Il considère que la France, qui partait pourtant de loin, semble aujourd’hui rattraper son retard dans l’usage du design pour l’innovation publique.

Quelle est la définition de l’expérimentation publique ?

Il faut distinguer ici trois types de définition : celle du droit administratif, qui délimite les critères précis de ce que l’administration entend par « expérimentation publique » ; celle d’une « science officielle », qui légitime certaines méthodes d’expérimentation plutôt que d’autres, et celle issue du terrain, qui suit une approche plus pragmatique et renvoie à un ensemble de pratiques expérimentales en constante évolution. Une analyse théorique précise de ces différents niveaux a été fournie par Romain Laufer, professeur de marketing émérite à HEC et spécialiste de management public.

D’un point de vue juridique, Florence Crouzatier-Durand nous rappelle, dans ce numéro, que deux révisions constitutionnelles ont permis de définir l’expérimentation dans le droit administratif français : l’article 37-1 de la Constitution, prévoyant une possibilité de dérogation à la loi et au règlement de façon limitée, et l’article 72 alinéa 4, définissant les modalités de mise en œuvre de ces mesures expérimentales au niveau local ; simplifié cette année par la loi du 19 avril 20211. Mais cette définition juridique ne préjuge ni de la méthode à employer pour conduire une expérimentation, ni de la variété de ses formes opératoires en pratique.

Cadre juridique, cadre méthodologique et réalités de terrain, c’est ainsi que le Conseil d’État distinguait aussi les différentes approches de l’expérimentation dans « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ? », une étude réalisée en 2019 à la demande du Premier ministre. Analysant les pratiques d’expérimentation publique au cours de ces vingt dernières années, il les estimait insuffisamment robustes et objectives, proposant un guide de bonnes pratiques fondé sur la définition scientifique de la méthode expérimentale.

Existe-t-il plusieurs méthodes et pratiques d’expérimentales ? Pourriez-vous nous les rappeler ?

Au niveau des méthodes, l’approche « expérimentale », qui avait fait florès dans les années 1970, notamment suite aux travaux séminaux de Donald Campbell, semble revenir en force depuis quelques années.

Comme le rappelle Axelle Charpentier dans ce dossier, cette méthode consiste à évaluer une intervention publique en constituant deux groupes d’individus : un groupe bénéficiant de l’intervention, nommée « traitement » (treatment), et un groupe contrôle sans intervention. Il s’agit de réaliser un pré-test, un test puis un post-test pour mesurer « l’effet causal » du traitement en comparant les résultats des deux groupes avant (pré-test) et après (post-test) l’intervention (test) sur un paramètre d’impact défini à l’avance (outcome).

Cette approche scientifique n’est bien-sûr pas la seule, d’autres s’étant développées. Par exemple, l’« évaluation réaliste » de Ray Pawson et Nicholas Tilley consiste à tester et évaluer des « generative mechanisms » en situation. Critique des présupposés de la méthode expérimentale, elle appelle à prendre en compte la réalité des contextes : “Realists do not conceive that programs ‘work’, rather it is the action of stakeholders that make them work.” Par ailleurs, l’« évaluation développementale » de Micheal Q. Patton, vise à développer des tests et méthodes d’évaluation pour soutenir une dynamique d’innovation et de transformation dans des situations sociales indéterminées, c’est-à-dire lorsqu’il n’existe pas de modèle clair ou que l’environnement est trop complexe et instable pour que le modèle existant puisse être uniquement amélioré.

Au niveau des pratiques, tout en se conformant au droit, elles peuvent prendre des formes variées. De nos jours, on pourra penser, par exemple, aux pratiques de design telles qu’Élise Avide et Michael Hayman les mettent en œuvre dans l’urbanisme et les mobilités ou aux living labs dont Robert Picard analyse la contribution en santé et autonomie dans ce numéro. Leur statut épistémologique n’est certes pas toujours établi, mais cela ne signifie pas que ces pratiques d’expérimentation n’obéissent pas à des formes de rationalité particulières. Comme l’évoque Andrea Cavazzini dans ce dossier, l’expérimentation ne s’épuise pas dans une unique forme canonique…

Il est certain que les endroits où une tradition expérimentale était installée, je pense ici aux pays anglo-saxons, mais également à la Scandinavie, ont été assez loin dans la mise en œuvre de pratiques innovantes d’expérimentation.

Nous traitons dans ce dossier des nouvelles approches de l’expérimentation publique (design, numérique, living lab, etc.). Est-ce un mouvement de fond au niveau mondial ? Quels sont les pays les plus avancés en la matière ?

Je ne dispose probablement pas d’un point de vue suffisamment large et étayé pour me prononcer sur quel pays serait le plus avancé en la matière et, surtout, sur quels critères. Cela étant dit, il est certain que les endroits où une tradition expérimentale était installée, je pense ici aux pays anglo-saxons, mais également à la Scandinavie, ont été assez loin dans la mise en œuvre de pratiques innovantes d’expérimentation. Par exemple, s’ils sont aujourd’hui bien diffusés en Europe, les living labs nous viennent d’abord des États-Unis. De même, les pratiques de co-design à l’œuvre dans la plupart des dispositifs expérimentaux doivent beaucoup aux approches scandinaves et à leur modèle original de codécision.

Si l’on considère les nouvelles pratiques d’expérimentation, la France, qui partait pourtant de loin, comparée notamment aux Anglais, aux Scandinaves ou aux Italiens, semble aujourd’hui rattraper son retard dans l’usage du design pour l’innovation publique.

Les tenants de la méthode expérimentale regrettent souvent un retard français dans ce domaine. Par exemple, dans l’étude mentionnée plus haut, le Conseil d’État explique « combien la culture juridique française, empreinte d’égalité, de centralisation, de cartésianisme et de légicentrisme, a pu se montrer réticente au développement d’un droit expérimental ». Lorsqu’on songe aussi au millefeuille administratif français et au poids des procédures, cela peut avoir du vrai…. Mais en donnant au mot « méthode » son sens cartésien de « répertoire impératif de procédures canoniquement définies », ne peut-on pas aussi interpréter l’engouement français actuel pour la « méthode expérimentale » comme une passion cartésienne ?

Pour en finir sur ce point, si l’on considère les nouvelles pratiques d’expérimentation, la France, qui partait pourtant de loin, comparée notamment aux Anglais, aux Scandinaves ou aux Italiens, semble aujourd’hui rattraper son retard dans l’usage du design pour l’innovation publique. Des acteurs historiques comme La 27e Région, la chaire Innovation publique ou la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) y sont probablement pour beaucoup. De même, le nombre de living labs français dans les Medtech est peut-être l’un des plus élevés d’Europe actuellement. Enfin, comme l’évoque Étienne Grass dans ce dossier, l’usage du numérique dans la conduite des expérimentations en « vie réelle » semble pouvoir s’appuyer sur des compétences et une industrie françaises solides en la matière.

Défendez-vous, vous-même, une certaine approche ou pratique de l’expérimentation ? Sur quel type de recherche s’appuie-t-elle ?

J’essaie de pratiquer une recherche engagée dans les situations contemporaines. Mes anciens collègues du centre de gestion scientifique de Mines ParisTech parlent, eux, de « recherche-intervention », une approche méthodologique dont l’un des postulats centraux stipule qu’il est nécessaire de pénétrer dans l’arène organisationnelle pour comprendre le devenir des « technologies gestionnaires ». Cela signifie d’entrer dans des interactions particulières avec les différentes parties prenantes de la transformation étudiée, d’aller au-delà des méthodes classiques de « prélèvement » par observation ou entretien ; même si elles peuvent évidemment avoir leur utilité propre dans d’autres types de recherche et pour d’autres visées.

De ce fait, je travaille sur l’expérimentation en m’efforçant d’intégrer trois postures : celle du « formalisateur », dégageant des « schèmes » issus de la pratique de terrain – ici, je suis particulièrement intéressé par l’apport des mathématiques modernes, une piste que j’explore avec mon amie mathématicienne Andrée Ehresmann –, celle de l’« intervenant », interrogeant les formes opératoires de ces schèmes dans des situations concrètes, et celle du « faiseur », qui, par sa pratique singulière, fait naître, mobilise et transforme ces schèmes de façon continue. Mon approche tente ainsi de suivre un mouvement d’abstraction « vivant », où le concret ne se réduit ni à un donné sensible insaisissable, ni à un prélèvement inerte, fixé par l’esprit, mais devient un « concret de pensée », pour reprendre l’expression marxienne de l’introduction aux Grundrisse de 1857, c’est-à-dire un concret pensé dans son dynamisme, dans son mouvement propre. Cette approche invite à « s’élever de l’abstrait au concret ».

Pour être « concret » justement, mes recherches m’ont amené à collaborer avec de nombreux « expérimentateurs ». Par exemple, avec les designers, physiciens et biologistes du projet ANR Descitech (2014-2018), où nous avons exploré de nouvelles formes d’alliance entre design, science et technologie. Depuis 2018, je travaille aussi sur l’articulation de la méthode des essais cliniques dans les technologies de santé avec d’autres formes d’évaluation et d’expérimentation davantage centrées sur l’usage et l’innovation. Cette recherche est également soutenue par l’ANR via le projet Dynsanté (2021-2024). Enfin, avec Stéphane Gauthier, Matthieu Cesano et Constance Leterrier de l’agence Proofmakers, nous préparons un livre sur les pratiques d’« innovation par la preuve » où nous développons une vision dynamique et intégrative des usages de la preuve dans les processus d’expérimentation et d’innovation (à paraître à l’hiver 2021).

Les pratiques de co-design à l’oeuvre dans la plupart des dispositifs expérimentaux doivent beaucoup aux approches scandinaves et à leur modèle original de codécision.

Pour finir, quel est selon vous l’impact de la crise du covid-19 sur l’expérimentation publique ?

C’est une excellente question ! Il est évidemment très difficile de mesurer l’impact de la crise sanitaire sur l’expérimentation publique, d’autant que nous n’en sommes pas encore vraiment sortis. Il est probable que notre rapport à l’incertitude soit en train de changer. Je me rappelle, par exemple, un échange téléphonique que j’ai eu sur cette question lors du premier confinement avec Stéphane Vincent, délégué général de La 27e Région. Je venais de lire une chronique du Times sur le livre Radical Uncertainty de John Kay et Merving King2, et je partageais avec lui mes réflexions sur l’éventuelle prise de conscience collective suivante : le risque n’est pas l’incertitude.

On confond souvent le risque et l’incertitude et on pense gérer l’incertain alors qu’on ne gère que les risques. Le risque est un événement négatif ayant une probabilité de se réaliser. Par exemple, s’il risque de pleuvoir demain alors, si je ne veux pas être mouillé, je peux prendre un parapluie. L’incertitude, elle, est très différente, elle porte sur la nature même des événements, sur leur indétermination. En économie, il revient à Frank Knight d’avoir théorisé cette différence dans un opus aussi connu que refoulé, Risk, uncertainty and profi3, dont on fête les 100 ans cette année.

On aurait pu imaginer que la crise sanitaire conduise à mieux faire cette distinction. Cependant, un problème est que les perceptions à l’égard de cette « épreuve de l’incertitude », pour reprendre une expression du dernier livre de Pierre Rosanvallon4, sont très différentes selon les gens, la situation de crise renforçant même les écarts.

J’ai commencé cet entretien en citant les travaux de mon ami Romain Laufer sur les systèmes de légitimité. Son dernier livre, Tocqueville au pays du management : crise dans la démocratie, devrait, sinon répondre à ces questions, du moins ouvrir des pistes de réflexion pour quiconque s’interroge sur l’incertitude des normes sociales.

Mathias Béjean

Diplômé de l’ESCP Business School et docteur de Mines Paris Tech, Mathias Béjean est maître de conférences HDR à l’université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC), où il est membre de l’Institut de recherche en gestion (IRG) et cofondateur du living lab universitaire AlgoPo sur les rapports entre numérique et démocratie. Ses recherches portent sur le management de l’innovation, le design stratégique et les approches formelles des processus de conception et d’innovation.

Après une expérience d’entrepreneur dans une agence de création de jardins, il a effectué des travaux dans différents secteurs industriels (spatial, aéronautique, transport). Aujourd’hui, ses recherches s’orientent vers les activités d’innovation publique. Membre du comité scientifique de la revue Politiques & Management public et du comité de rédaction de la revue Innovations, il est expert du Forum des living labs en santé et autonomie (Forum LLSA) et responsable de programme de la chaire Innovation publique (ENSCI, ENA, Sciences Po, École polytechnique). Depuis cette année, il coordonne le projet ANR Dynsanté, porté par l’UPEC, l’Inserm, le Forum LLSA et Capgemini Engineering, sur les écosystèmes et processus d’innovation dans les technologies de santé (Dynsanté 2021-2024).

Avec Stéphane Gauthier, Matthieu Cesano et Constance Leterrier de l’agence Proofmakers, il prépare un nouveau livre sur l’innovation par la preuve, qui développe une vision dynamique et intégrative des usages de la preuve dans les processus d’expérimentation et d’innovation. Il est également l’auteur d’une « fiction théorique » sur les rapports entre mathématiques, imagination et innovation, en cours de publication. Les deux ouvrages devraient paraître à l’hiver 2021.

Ses autres publications récentes incluent un livre intitulé Le management à l’épreuve des activités de création2, ainsi que des articles dans des revues académiques à comité de lecture : “D-MES : conceptualizing the working designers” (2015, avec la mathématicienne Andrée Ehresmann), “Organizing for Radical Innovation” (2016, avec Sophie Hooge, chercheure à Mines ParisTech, et Frédéric Arnoux, cofondateur de l’agence d’innovation Stim), « Innovation, collaboration et droit » (2018, avec Laurent Drai, maître de conférences en droit privé HDR, Lille 3) et « Living labs, innovation collaborative et écosystèmes » (2021, avec Robert Picard, ingénieur général des Mines, référent santé au ministère de l’économie, et Gabrièle Bréda, R&I program manager, Future of Healthcare, Capgemini Engineering).

  1. LO no 2021-467, 19 avr. 2021, relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Consitution.
  2. Béjean M., Le management à l’épreuve des activités de création, 2015, Éditions Univ européenne.
  3. Kay J. et King M., Radical Uncertainty, 2020, The Bridge Street Press.
  4.  Knight F.H., Risk, Uncertainty, and Profit, 1921, Vernon Press.
  5. Rosanvallon P., Les Épreuves de la vie, 2021, Seuil.
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