Revue
Grand entretienSteven Nadler : «Nos dirigeants ont besoin d’une vaste éducation philosophique»
Auteur d’une biographie de référence, Spinoza, une vie1, Steven Nadler est professeur de philosophie à l’université du Wisconsin à Madison. Spécialiste de la philosophie du xviie siècle, ses recherches se sont particulièrement concentrées sur Spinoza (1632-1677). Dans cette monumentale biographie, il met en lumière l’extraordinaire contemporanéité du philosophe d’Amsterdam. À l’heure du séparatisme, de l’intolérance religieuse, des libertés individuelles réduites par la crise sanitaire, la philosophie politique de Spinoza peut être utile aux élus et aux acteurs publics pour conduire l’action publique dans une époque d’incertitudes.
Selon Steven Nadler, Spinoza a été le premier à défendre un véritable régime démocratique détaché des autorités religieuses. Par-dessus tout, il a défendu la liberté de pensée et d’expression à un niveau sans précédent. Ses écrits et sa pensée sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité pour tendre vers « une société plus éveillée, libérée, laïque et tolérante ».
Comment expliquez-vous la contemporanéité de Spinoza ? Pourquoi ce philosophe si ardu suscite-t-il aujourd’hui un tel engouement ?
C’est une question très intéressante à laquelle on peut répondre de diverses manières. En effet, Spinoza semble bel et bien connaître une renaissance particulièrement inhabituelle pour un philosophe mort depuis 350 ans. Vous ne trouverez pas aujourd’hui beaucoup de personnes s’identifiant comme étant platoniciens, aristotéliciens, cartésiens ou leibniziens ; ils considèrent peut-être ces philosophes intéressants dans une perspective intellectuelle, mais certainement pas comme des guides utiles pour savoir comment vivre et comment se penser soi-même et penser le monde. Alors, pourquoi Spinoza ? Premièrement, le nombre de nouvelles études éclairantes sur la philosophie de Spinoza a augmenté exponentiellement durant les dernières décennies. Pas seulement des philosophes, mais des historiens intellectuels, des érudits de la religion, des théoriciens politiques, et même des savants littéraires se sont intéressés à Spinoza. Je pense que c’est lié au fait que, de tous les premiers philosophes modernes, Spinoza semble particulièrement pertinent à notre époque où la démocratie est attaquée par des dirigeants autoritaires, où la division politique et religieuse ainsi que l’intolérance sont en hausse. Spinoza s’est toujours opposé avec force à la présence de principes religieux dans les politiques publiques. Il a été le premier à défendre vigoureusement un véritable régime démocratique, détaché des autorités religieuses. Par-dessus tout, il a défendu la liberté de pensée et d’expression à un niveau sans précédent. Il nous parle donc aujourd’hui, et nous montre le chemin vers une société plus éveillée, libérée, laïque et tolérante.
Bio express
1986Docteur en philosophie à l’université de Colombia (États-Unis)
1999Publication de Spinoza, a life2
2004Finaliste du prix Pulitzer pour son essai Rembrandt’s Jews3
2007Dirige la chaire Spinoza à l’université d’Amsterdam
2013Parution de The Philosopher, the Priest and the Painter : A Portrait of Descartes4
2020Membre de l’Académie américaine des arts et des sciences
2021Nouvelle version, revue et augmentée en français de Spinoza, une vie
Peut-on parler d’une redécouverte de son œuvre ?
Pendant longtemps, une grande partie de la philosophie de Spinoza est restée dans l’ombre, inexplorée. Les philosophes s’étaient intéressés essentiellement à sa métaphysique et à son épistémologie, en ignorant pratiquement sa morale, sa philosophie politique et sa pensée religieuse. Donc une grande partie de la nouvelle attention savante est dirigée vers ces aspects de son système de pensée, jusqu’à présent peu étudiés. Il est troublant de voir comment le monde devient irrationnel, aujourd’hui, sous nos yeux : les gens adhèrent, par exemple, aux théories conspirationnistes, en ne disposant que de peu ou pas de preuves, et ils vont refuser d’abandonner ces croyances injustifiées, même face à des preuves scientifiquement étayées. Nous en avons un bon exemple aux États-Unis avec l’effrayant grand nombre de personnes qui continuent de croire que Donald Trump a gagné la présidentielle de 2020. Spinoza était dévoué à la lutte contre l’irrationalité et la superstition. Ses opinions sur Dieu, le cosmos, la nature humaine, la recherche du bonheur et du bien-être font toutes partie d’un projet dont le but est de nous mener vers des vies épistémiquement et éthiquement plus responsables. Là où le monde semble virer vers une pandémie de stupidité et d’illettrisme, nous avons plus que jamais besoin d’un guide comme Spinoza.
Pour Spinoza, la meilleure vie humaine est une vie de liberté, de savoir, de rationalité, de vertu et de bonheur – tout cela revient à la même chose. Rien ne pourrait être plus important pour nous aujourd’hui qu’une telle leçon.
Enfin, c’est un peu surprenant et très réconfortant de voir l’envergure de Spinoza s’étendre dans la culture populaire. Au-delà des études académiques, la remarquable présence de Spinoza traverse des romans, des pièces de théâtres, des arts plastiques, des arts du spectacle (peintures, compositions musicales ou opéras tous dévoués à ou inspirés d’une certaine manière par Spinoza). Comment expliquer ce phénomène ? C’est difficile à dire, mais je suspecte que c’est en partie parce que Spinoza, plus que n’importe quel autre philosophe, incarne le début de la modernité. De plus, il est un héros, une sorte de saint laïc qui a été persécuté pour sa recherche de la vérité. Il était aussi un rebelle, et tout le monde aime ce profil – particulièrement celui du rebelle puni et attaqué à sa propre époque, dont la pensée est assez difficile à interpréter, et autour de qui la vie garde un élément de mystère.
Que l’enjeu soit la pauvreté et l’inégalité dans la distribution des richesses ou la crise écologique imminente et le sort de la Terre, la philosophie est essentielle pour nous mettre sur le bon chemin.
Le herem5 dont il fut frappé est-il comparable à cette radicalité religieuse qui caractérise aujourd’hui nos sociétés ? Peut-on établir une comparaison entre l’Amsterdam des années 1640 et cette difficulté actuelle de la religion à occuper le débat dans l’espace public ?
Je pense que nous devons être prudents dans la comparaison entre le herem contre Spinoza et la censure et la répression parrainées par l’État et l’intolérance religieuse radicale. Le herem de Spinoza n’a pas été émis par la direction politique municipale ou nationale hollandaise, mais il n’a pas été prononcé non plus par une « inquisition ». Un herem est un acte d’ostracisme liturgique, social et économique, contre un membre de la communauté juive par ses chefs spirituels ou ses directeurs laïcs. À Amsterdam, les directions laïques avaient la responsabilité de telles punitions, bien qu’on attendait d’eux qu’ils consultent les rabbins. Si le herem est un acte d’intolérance, il n’est pas l’expression répressive d’un extrémisme radical au sein d’une religion ou d’un mouvement, comme les Talibans dans l’Islam. La communauté juive d’Amsterdam a ses propres règles – à propos de questions religieuses, bien sûr, mais aussi à propos du comportement personnel, des pratiques commerciales et une foule d’autres intérêts, sociaux, financiers, moraux – et Spinoza était bien au courant de ces règles. Malheureusement, les documents de cette période ne nous disent pas exactement quelles étaient les offenses, mais elles étaient sûrement suffisamment sérieuses pour garantir l’herem le plus extrême jamais émis par cette communauté. Contrairement à ce que certains savants croient, je suis convaincu qu’il a été puni pour ses idées hérétiques – à propos de Dieu, de la loi juive, et de l’immortalité de l’âme que nous trouvons dans ses traités matures. De plus, le herem ne vient pas d’une certaine frange radicale, il vient du courant dominant des juifs séfarades d’Amsterdam. Une communauté où un cercle a le droit de créer et de faire respecter ses propres règles pour ses membres, tant que ces règles ne violent pas les principes éthiques ou les lois de l’État.
Cela étant, là où je crois que les dirigeants d’Amsterdam avaient le droit de punir Spinoza tel qu’ils l’ont fait, je ne pense pas qu’il était bon ou sage pour eux de le faire. Je suis totalement contre la censure et contre le fait de punir les gens pour leurs idées – la liberté de pensée et d’expression étant une de nos valeurs les plus importantes et les plus chéries, même dans un contexte religieux. Là où je respecte le droit des rabbins d’Amsterdam et des dirigeants laïcs à poser leurs propres limites sur ce qui est autorisé pour leur communauté, et le fait de diriger à leur manière, je ne pense pas qu’il n’est bon pour aucune communauté, ainsi que pour le judaïsme, de s’ostraciser ou bien de punir les gens pour leurs idées. Il ne peut pas être bon pour n’importe quel type d’association – religieuse, intellectuelle, politique, sociale ou peu importe – de s’isoler des nouvelles façons de penser. La tradition, c’est bien, ça mérite le respect, mais une répression intellectuelle de la sorte ne peut mener uniquement que vers la stagnation, l’archaïsme et l’atrophie.
Quels regards portez-vous sur la manière dont Spinoza innerve le débat actuel ? Un philosophe historien comme vous est-il à la recherche de leçons à tirer pour le présent ?
Comme je l’ai mentionné plus haut, il y a de nombreuses leçons de Spinoza qui ont une importance réelle et directe sur nos circonstances sociopolitiques actuelles, et surtout le dangereux précipice sur lequel nous, descendants des Lumières, nous nous trouvons. Ce qu’il y a à dire sur la liberté, la tolérance, la démocratie et la relation entre science/philosophie et religion, – par lequel la recherche de la vérité n’a pas besoin de répondre à aucun dogme religieux ou même à des doctrines politiques partisanes – n’est pas moins important pour nous aujourd’hui que ça ne l’était pour les contemporains de Spinoza du xviie siècle. Nous devons décider si nous préférons vivre dans une société instruite, réfléchie, auto-critique, pacifique, moralement progressiste et scientifiquement avancée, où la politique est dictée par ce qui est réellement dans l’intérêt public et non pas dans l’intérêt des riches et des puissants, ou dans une société rétrograde caractérisée par une grande inégalité dans le droit et dans la richesse, et où la vérité scientifique est mise de côté au profit de préjugés et de commodités politiques. Spinoza, évidemment, montre la voie à la première. Je suis donc toujours surpris lorsque je vois que sa philosophie politique est ignorée dans les études.
Deuxièmement, il y a la question morale : quel genre de personne devrais-je être ? Quelle est la meilleure vie, pas dans un sens politique mais dans un sens très personnel ? Qu’est-ce que cela signifie d’être bon, et quelle est la relation entre être bon et s’épanouir en tant qu’être humain ? Ici, aussi, l’importance de Spinoza est immanquable – pas seulement parce qu’il touche à des questions d’intérêt public immédiat et actuel, mais surtout parce qu’il aborde des questions personnelles intemporelles qui ont toujours préoccupé les philosophes et que chaque individu doit se poser. Le chef d’œuvre philosophique de Spinoza, L’Éthique (1677), là où il semble dominé par la métaphysique (qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce que la réalité ?) et par l’épistémologie (qu’est-ce qu’est la connaissance ? Que puis-je connaître ?), est finalement, comme le titre l’indique, une éthique, une œuvre de philosophie morale. Si le projet de son scandaleux Traité théologico-politique (1670) est la liberté dans le domaine politique, le projet de L’Éthique est la liberté dans le domaine personnel. Par « liberté », il ne désigne pas le manque de déterminisme causal ou la capacité de faire des choix arbitraires ; il désigne plutôt le fait d’être autonome dans un monde gouverné par les lois de la nature. La personne libre agit sur la base de la connaissance, pas par passion ou par la façon dont les choses et les événements extérieurs peuvent l’impacter. Pour Spinoza, la meilleure vie humaine est une vie de liberté, de savoir, de rationalité, de vertu et de bonheur – tout cela revient à la même chose. Rien ne pourrait être plus important pour nous aujourd’hui qu’une telle leçon.
Nos dirigeants politiques devraient acquérir une familiarité avec l’histoire de la philosophie et de ses méthodes, ses problèmes et ses solutions. Ce n’est qu’avec ce type d’éducation philosophique que nos dirigeants (élus) auront les ressources conceptuelles et les compétences intellectuelles pour faire face correctement aux crises complexes et urgentes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui.
Pensez-vous que la philosophie pourrait apporter à nos dirigeants des pistes pour gérer le quotidien ? Existe-t-il des « Marc Aurèle » en puissance dans le monde ?
Oui, totalement. Et je les dirigerais non pas seulement vers Spinoza (même si je l’inclurais évidemment), mais aussi vers tous ces penseurs, passés et présents, qui défendent des valeurs éclairées et progressistes. Cela devrait inclure des valeurs politiques telles que la liberté, la justice, l’égalité, la tolérance et la démocratie ; ainsi que des valeurs morales telles que le bénévolat, la générosité, l’honnêteté et l’empathie. L’histoire de la philosophie est remplie de philosophes dévoués à la fois à la compréhension de la meilleure manière d’organiser et de gouverner une politique et à la découverte des moyens de ce que Spinoza appelle « la bonne façon de vivre ». Les anciens stoïciens sont un bon point de départ, mais notre époque exige un engagement plus proactif dans le monde. Bien sûr, les philosophes diffèrent entre eux dans leur façon de voir les choses. Donc, au lieu de diriger nos dirigeants politiques vers tel ou tel penseur, je dirais que ces dirigeants ont besoin d’une vaste éducation philosophique. Ils devraient acquérir une familiarité avec l’histoire de la philosophie et de ses méthodes, ses problèmes et ses solutions. Ce n’est qu’avec ce type d’éducation philosophique que nos dirigeants (élus) auront les ressources conceptuelles et les compétences intellectuelles pour faire face correctement aux crises complexes et urgentes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui.
En quoi la philosophie au sens large peut-elle être précieuse pour comprendre le monde ?
Sans la philosophie, nous n’avons que très peu d’espoir d’amélioration de notre situation actuelle, dans sa dimension personnelle, politique ou générale. À moins que les gens apprennent à penser et agir correctement – comment adapter leurs croyances aux données probantes, comment évaluer les sources d’information, comment se comporter de façon responsable et agir en fonction de ce que nous savons réellement et non pas en fonction de ce que nous ressentons – nous sommes condamnés. Et les leçons sur toutes ces questions viennent de la philosophie, d’une formation à la pensée critique. Que l’enjeu soit la pauvreté et l’inégalité dans la distribution des richesses ou la crise écologique imminente et le sort de la Terre, la philosophie est essentielle pour nous mettre sur le bon chemin. Platon avait raison : les philosophes devraient diriger le monde. Je suis toujours choqué quand les électeurs rejettent certains candidats des élections parce qu’ils incarnent trop « l’élite » ou sont trop « intellectuels ». Pour ma part, je veux que mes dirigeants politiques soient intellectuellement supérieurs, au-dessus du reste.
Pensez-vous qu’un philosophe comme vous l’êtes peut jouer un rôle dans l’espace public ? Peut-on faire de la philosophie et se détacher de la marche du monde ? Y a-t-il une responsabilité du philosophe ?
Oui, absolument, les philosophes devraient jouer un rôle public. Malheureusement, le « public intellectuel » ou le « public philosophique », est une espèce rare aux États-Unis, contrairement à ce qu’on trouve en France, en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne, où les philosophes participent souvent au discours public dans les journaux, les magazines, à la télévision et dans des podcasts. Nous avons tout de même des philosophes américains comme Noam Chomsky, Martha Nussbaum et Michael Sandel qui ont joué un rôle public en tant que commentateurs d’affaires courantes, de politiques publiques et de questions éthiques. Mais la philosophie dans ce pays est trop souvent une discipline académique isolée.
Cependant, les philosophes universitaires ne sont pas « détachés » du monde. Jouer un rôle explicitement public, via les médias, l’activisme politique ou tout autre moyen, n’est qu’une façon pour un philosophe de s’acquitter de sa responsabilité dans l’espace public. Après tout, nous, les philosophes professionnels, sommes des professeurs. Cela signifie que notre plus haute responsabilité est d’éclairer les jeunes esprits, leur apprendre à être des adultes épistémiquement et moralement responsables ainsi que des citoyens politiquement responsables. Ce n’est pas notre rôle de leur dire quoi penser ou pour qui voter, évidement. Dans la salle de classe, nous ne devons pas être des militants ou des défenseurs politiques. Mais c’est certainement notre rôle – en fait, notre devoir – de leur apprendre à penser pendant qu’ils jouent leurs différents rôles dans la vie, dans la famille, en tant que citoyen d’une société, en tant que salarié. Dans ma jeunesse, j’étais beaucoup plus actif politiquement que je le suis maintenant. Et bien que j’assiste encore de temps en temps à une manifestation et que j’élève ma voix (habituellement dans l’écriture) sur des questions politiques, sociales et écologiques qui me concernent, je crois aussi que, en tant que philosophe-enseignant aux étudiants de premier cycle et de cycle supérieur – sans parler en tant que père, en tant qu’ami et en tant que membre de diverses collectivités –, je milite pour la rationalité.
- Nadler S., Spinoza, une vie. Nouvelle édition revue et augmentée, 2021, Éditions H&O.
- Nadler S., Spinoza, a life, 1990, Cambridge University Press.
- Nadler S., Rembrandt’s Jews, 2003, University of Chicago Press.
- Nadler S., The Philosopher, the Priest and the Painter : A Portrait of Descartes, 2013, Princeton University Press.
- Le herem ou cherem est la forme la plus sévère d’exclusion de la communauté juive. Il s’agit d’une véritable mise au ban de la société juive, présentant de nombreuses similitudes avec l’anathème des Églises catholique et orthodoxe (Wikipédia).