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TribunesTransformation publique : que faire ?
Les défis ne manquent pas, qui nous imposent d’inventer l’action publique dont nous avons besoin depuis quelques heures déjà – avec une ambition qui doit se situer à la hauteur de la mise en place de l’école républicaine ou de la sécurité sociale, davantage que de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).
Lors de la soirée organisée le 19 novembre par Vraiment Vraiment, le Liberté Living Lab et Bayes Impact, Ariane Azéma a posé quelques uns de ces enjeux dès l’introduction, afin de mettre sous pression les discussions qui allaient suivre : dérèglements climatiques, effondrement de la biodiversité, inégalités socio-économiques qui se creusent de nouveau, bouleversements issus du numérique. Elle aurait aussi pu parler de la lutte contre le terrorisme, de revitalisation des bourgs et des villes, de lutte contre la pauvreté, de liens à construire entre les territoires de la République, de lutte contre les violences sexuelles…
Autant de sujet sur lesquels, au mieux, on bricole, au pire, malgré les aspirations et efforts de tant d’acteurs, l’action publique reste « à la ramasse » – et sur lesquels vision, missions, postures, compétences, organisation, outils des acteurs publics sont à inventer. Voilà qui constituerait un cap intéressant pour la transformation publique : imaginer, concevoir, tester, déployer des modes d’intervention – et de travail, pour les agents publics – qui permettent de mieux vivre, ensemble, dans un environnement un tantinet turbulent (et qui ne devrait, selon les prévisions, pas aller en s’apaisant).
Pourtant, pour qui en suit les différents avatars au fil des quinquennats, la transformation publique ressemble parfois à un phénomène autoréférent, qui ne tire sa légitimité que de lui-même ou de la communication que les gouvernements parviennent à en faire. Laurent Davezies avait parlé, au sujet de la loi MAPAM [1], d’une réforme « sans objet direct ». Depuis la RGPP (2007-2012), on (dit qu’on) réforme pour (dire qu’on est en train de) réformer, les objectifs d’économies budgétaires, de « qualité de service », de simplification ou d’amélioration des conditions de travail des agents jouant laborieusement un rôle d’additif politique permettant – il faut bien ! - de se démarquer du quinquennat précédent. On valse, de conseil de modernisation en comité interministériel, avec des relevés de décisions de mieux en mieux packagés mais de moins en moins signifiants.
Il y avait deux objectifs principaux à la soirée du 19 novembre : d’une part, (re)faire dialoguer des représentants de différentes « chapelles » de l’innovation publique, d’autre part tenter de reconnecter la transformation publique à des « enjeux véritables ».
Le premier objectif a été en parti rempli. On peut faire crédit à tous-tes les intervenant-e-s de la soirée de vouloir « faire mieux » (ce qui n’est pas différenciant : les tenants tenaces du Nouveau Management Public veulent aussi mieux faire) et d’avoir conscience des enjeux sus-nommés. Les outils, méthodes et cadres conceptuels représentés étaient divers et hétérogènes, avec pour point commun d’être à un stade très préliminaire (voire même à peine émergent) de leur diffusion dans le secteur public : startups d’État, design des politiques publiques, labs, « service public citoyen »[2], ouverture des données publiques / gouvernement ouvert, sciences comportementales et lean – dans sa version originelle, dont il a été montré comment elle avait été dévoyée et pervertie dans ses déclinaisons hexagonales.
Ces différentes écoles cohabitent au sein de la grande famille de « l’innovation publique ». Certaines sont déjà anciennes (le design des politiques publiques a émergé en 2008, via la 27ème Région), d’autres sont plus récentes (les premières startups d’Etat ont vu le jour en 2014). Elles se parlent peu, en partie par reproduction de silos administratifs qu’elles prétendent détruire (le design, les sciences comportementales et les labs relèvent plutôt de la DITP, les startups et l’open data de la DINSIC, devenue récemment DINUM, le « lean » souffre particulièrement de l’externalisation de la transformation publique aux cabinets de conseil…), en partie par réflexe de survie, chacun-e ayant l’impression de devoir assurer seul-e son salut dans le milieu hostile des administrations centrales. Il existe aussi des divergences, dont je ne sais pas encore dire à quel point elles sont profondes et rédhibitoires – j’y reviendrai - mais tâchons d’abord de lister quelques points communs à tous-tes (ou presque).
- La recherche d’efficacité réelle des politiques publiques : nous cherchons tous-tes à résoudre un problème, à satisfaire un besoin, à améliorer un pan du réel. Pour cela, nous nous méfions des idées générales, des inventions hors-sol, des solutions globales. Nous nous focalisons sur la (re)définition du problème en partant du terrain (le design par l’immersion, le lean par l’observation fine de la chaîne de production), plutôt que sur la solution.
- La prise en compte des attentes et/ou des besoins des usagers, quand il y en a : nous voulons tous-tes transformer les services publics pour qu’ils soient plus sécurisants, cohérents, utiles…pour les usagers. Plus présents ou au contraire plus discrets – en fonction des situations. Le design des politiques publiques considère que les agents publics sont eux-mêmes usagers des lieux, outils et dispositifs publics, et que leur transformation doit donc être pensée avec et pour eux aussi. Les startups d’Etat ont une approche plus stricte des usagers, comme personnes externes qui « consomment » le service public.
- La recherche d’autonomie pour les agents : nous cherchons tous-tes à créer des zones d’autonomie pour des agents publics porteurs d’une expertise de terrain. La protection de telles zones nécessite un management de l’attention des chefs, qui sont prompts à « savoir » et à « vouloir », générant des couches superposées de « solutions » sous lesquelles les agents chargés de faire croulent littéralement. Le suicide en septembre 2019 de Christine Renon, directrice d’école à Pantin, raconte tragiquement la détresse des agents de terrain qui jonglent avec une myriade de « solutions » pensées par leur hiérarchie. Les adversaires de cette autonomie doivent être nommés : le nouveau management public, dont notre pays est un des derniers à appliquer les recettes en matière de reporting, la communication politique qui tient lieu de feuille de route (et, donc, ceux des élus incapables de s’extraire du court-terme et de donner du temps aux agents), une part considérable de la technostructure, carriériste et arrogante, qui méprise le politique autant qu’elle veut lui plaire, au détriment de la puissance publique et de l’immense majorité des agents…
- L’attachement à l’action, au « faire » : nous sommes tous engagés, d’une manière ou d’une autre, dans l’action, avec une forte valorisation du lien entre « penser » et « faire ». « Fait, mieux que parfait », rappelle un poster géant dans les locaux de Vraiment Vraiment. Cela débouche systématiquement sur des logiques expérimentales, de test à petite échelle, qui posent à tous-tes des problèmes non résolus à ce stade de passage à l’échelle.
- Une certaine réflexivité : nous avons tous-tes conscience de la nécessité de conscientiser, d’analyser et de mettre en débat notre action et ses effets, avec une certaine humilité[3].
Sans surprise, ces différents points résonnent largement avec le « Manifeste de l’innovation publique » publiée en 2017 par Futurs publics (DITP). Leur caractère commun permet d’envisager des alliances fructueuses (nécessaires), à condition que soient approfondies quelques controverses.
- Le rôle reconnu aux acteurs privés dans l’action publique et dans sa transformation. Au-delà des sommes considérables qui continuent d’être dépensées auprès des cabinets de conseil, à peu près en pure perte (ou, plus précisément, à seule fin de rassurer des chefs quand ils sont propulsés par le politique en terrain inconnu, ou pour donner un vernis de légitimité technique à des décisions politiques fragiles), les frontières et règles dans les relations entre secteur public et acteurs privés font débat. Le « pass culture », exemple de privatisation tacite d’un nouveau dispositif public dès sa création, est sous les feux des projecteurs. Le « service public citoyen » est construit sur l’idée même de donner davantage de place aux acteurs privés (associations, entreprises…) dans la conception et la production de nouveaux services, sur la base d’infrastructures et de données publiques. La question qui me semble centrale est : veut-on progressivement remplacer les organisations publiques par des structures de droit privé « à mission », présumées plus efficaces pour identifier et satisfaire les besoins des usagers, ou reconnaît-on au secteur public une légitimité et une capacité prééminentes pour satisfaire ces besoins selon les principes du service public, dans un cadre démocratique ? Question en partie liée à la controverse suivante.
- La place de l’usager et de ses « besoins » dans la conception des politiques publiques. Les acteurs publics sont-ils des prestataires de services comme les autres, avec les exigences d’attention à la « satisfaction usager », de travail fin sur « l’expérience client » et de posture que cela impliquerait ? C’est un sujet de vif débat avec la communauté beta.gouv. Il me semble que l’action publique ne saurait se résumer à de la prestation de service à des usagers, sa mission n’étant pas toujours de simplifier/améliorer la vie ou satisfaire les besoins de chacun-e telle qu’il/elle se les représente. La dimension politique de l’action publique, sa poursuite de visées qui dépassent la somme des intérêts personnels, rendent les choses plus infiniment plus complexes (ex : mixité scolaire, protection de la biodiversité, aménagement du territoire…). L’époque et ses exigences de résilience, de démocratie, d’hospitalité et de care (entre autres) nous imposent d’ailleurs peut-être de penser et d’imaginer une société post-servicielle. Ce nouveau paradigme d’analyse et d’action fondé, par exemple, sur les communs et la coopération, permettrait de redonner du souffle et de l’intérêt à la transformation publique, qui s’enlise dans la mesure de la « qualité de service » et de la « satisfaction usagers ». Il ouvrirait des perspectives plus riches qu’une « relation de service » qui, poussée à son paroxysme le plus absurde par Uber ou, dans un genre différent, Wistand, a déjà dépassé les limites de la dystopie dans le champ privé.
- Les cadres théoriques mobilisés et les « modèles » que l’on se donne. Il y aurait une vertu à resituer politiquement les débats qui nous animent et à expliciter les modèles et les imaginaires que nous mobilisons. L’action publique que l’on invente ne sera pas la même suivant qu’on convoque Amazon, le mouvement coopératif ou le paternalisme libertaire. Elle n’aura ni les mêmes contours ni les mêmes perspectives si elle est financée par un impôt librement consenti (et donc jugé légitime) par tout le corps social ou par des contributions des entreprises du CAC40. Les conséquences pour les personnes qui y travaillent ne seront pas du tout les mêmes, influant sur leur profil et leurs motivations.
- Les parcours des agents publics « innovants ». Le modèle des startups d’Etat repose sur le repérage, l’extraction et le coaching d’agents publics porteurs d’une motivation jugée hors norme et, donc, du potentiel de résoudre un problème identifié. Au contraire, les labs et le design des politiques publiques misent sur l’accompagnement « en situation » des agents, avec des logiques de pionniers ou d’ambassadeurs « à contaminer » pour démultiplier l’influence et la diffusion de façons alternatives de penser et de faire. Les deux logiques ont leur intérêt mais doivent être évaluées dans le temps long (impact sur les trajectoires individuelles, impact sur les organisations).
Malgré un public qui, à en juger par ses interpellations, en avait bien envie, la soirée n’a pas suffi à approfondir ces sujets. Avec le recul, elle n’a pas non plus complètement été à la hauteur de la gravité des interpellations d’Ariane Azéma en introduction : on a davantage parlé de « comment faire ? » que de « que faire ? ».
Trois discussions thématiques étaient organisées en parallèle du débat sur les « méthodes », justement pour ne pas perdre le fil de l’injonction à transformer pour quelque chose : « Quelle action publique pour… 1) lutter contre la pauvreté ? 2) préserver la souveraineté collective sur l’espace public ? 3) lutter contre les dérèglements climatiques ? ». Il y a été question de dialectique vertueuse à trouver entre intervention publique renforcée et renforcement des capacités d’initiative citoyenne et d’innovation sociale, du travail colossal à faire pour adapter les modalités de conception des politiques publiques aux enjeux climatiques, de la possibilité de « tout remettre à plat »… Autant de discussions à poursuivre. D’autres moments de discussions sont prévus, hors de Paris, pour que la réflexion soit commune.
Pour conclure la soirée, deux jeunes agents publics (d’Etat et territorial) ont fait une série de « vœux » au futur Directeur interministériel de la transformation publique – nommé depuis, en la personne de Thierry Lambert. Parmi ces vœux, celui « d’un récit courageux, décent et ancré dans le quotidien des agents sur les missions d’intérêt général qu’ils mènent et sur le futur désirable à construire ». Un récit dont on trouve des bribes, murmurées de citoyen à élu et d’élu à agent public, auquel il est temps de prêter l’oreille et de donner du coffre et de la légitimité. L’affaire du nouveau DITP autant que de la « communauté » encore en gestation (et qui a de gros défis d’élargissement et de diversification). Le mouvement est fragile et peut facilement être balayé ou, au contraire, dynamisée par le politique.
Cependant, les marges de manœuvre existent « sous les radars », pour tous les agents publics, et il me semble qu’il y a une envie collective d’aider à les révéler, à les outiller, à les favoriser et à les défendre. Car si on ne sait pas encore bien « que faire », il y a des envies qui se dessinent sur le « avec qui » - et c’est déjà bien.