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François-Noël Buffet : « La relation des usagers aux services publics est fondamentale »

Le 1 août 2022

Président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet a présidé une mission d’information qui a remis son rapport, Services de l’État et immigration : retrouver sens et efficacité, le 13 mai 2022. Il dresse un triple constat : le droit des étrangers est devenu illisible sous l’effet de l’empilement de réformes successives ; les procédures applicables sont souvent inefficaces ; enfin, les services de l’État manquent de moyens pour les mettre en œuvre. Cette complexité nuit non seulement à l’exercice de leurs droits par les étrangers, mais elle est également source de difficultés quotidiennes pour les agents de l’État et nourrit chez eux un profond désarroi. La commission des lois formule 32 recommandations afin de rendre sa cohérence, son efficacité et sa lisibilité à la politique publique de l’immigration. Il a accepté de réagir à notre dossier sur l’accueil tout en précisant les conclusions de son rapport.

François-Noël Buffet

François-Noël Buffet est membre du parti Les Républicains et a été maire d’Oullins de 1997 à 2017. Aujourd’hui, depuis 2004, il est sénateur du Rhône et président de la commission des lois du Sénat depuis 2020. Il est également conseiller métropolitain de Lyon depuis 2015, réélu en juin 2020.

Les résultats de la mission sur les services de l’État et l’immigration, notamment en ce qui concerne l’accueil du public, vous ont-ils surpris ?

Oui, profondément. En particulier car nous n’imaginions pas que la dématérialisation de la prise de rendez-vous en préfecture pour le dépôt des demandes de titres de séjour ait pu conduire à une situation aussi dégradée que celle que nous connaissons à l’heure actuelle. Entendons-nous bien : il n’est pas question de regretter le temps où les étrangers en demande de titre de séjour – ou même tout simplement d’un renseignement sur leur situation – devaient faire la queue pendant des heures devant les services de la préfecture dès les premières heures du matin en espérant, peut-être, être reçus. De ce point de vue, la systématisation de la prise de rendez-vous par Internet, conséquence de la crise sanitaire, a mis un terme à un état de fait qui n’était digne pour personne, qu’il s’agisse des étrangers comme des personnels des préfectures. Mais l’obligation de prendre rendez-vous au préalable par Internet a produit des effets pervers désastreux : dans certaines préfectures – pas dans toutes –, le nombre de créneaux ouvert est très largement insuffisant, si bien que certains étrangers se retrouvent en situation particulièrement délicate, faute d’avoir tout simplement pu obtenir un rendez-vous avec les services de l’État pour faire valoir leurs droits ou renouveler leur titre. Depuis quelques mois, certains en viennent à saisir le tribunal administratif en référé afin d’obtenir la délivrance d’un rendez-vous. Conséquence de ce contentieux en forte augmentation, les préfectures réservent désormais des créneaux aux injonctions du juge… ce qui accroît mécaniquement la pénurie ! Il est urgent d’en finir avec ce système absurde.

Nous n’imaginions pas que la dématérialisation de la prise de rendez-vous en préfecture pour le dépôt des demandes de titres de séjour ait pu conduire à une situation aussi dégradée que celle que nous connaissons à l’heure actuelle.

Avez-vous consulté la Défenseure des droits qui a déjà pointé des dysfonctionnements des préfectures en matière d’accueil ?

La Défenseure des droits, qui a rendu cette année un rapport relatif à la dématérialisation des services publics1, a bien évidemment été entendue par la mission d’information dans le cadre de nos travaux, et ses constats et préconisations ont contribué à nourrir notre réflexion sur ce sujet complexe.

Que propose la mission pour améliorer cet accueil ?

À court terme, il ne paraît pas possible de faire l’impasse sur une augmentation du nombre de créneaux de rendez-vous ouverts, seule à même de résoudre la situation d’embolie que connaissent à l’heure actuelle certains territoires. En parallèle, nous proposons de fixer un délai maximal à l’administration pour qu’elle délivre un rendez-vous aux personnes qui le demandent, à charge pour elle de prendre les mesures nécessaires pour y parvenir. En contrepartie, la saisine du tribunal administratif afin qu’il enjoigne l’État à délivrer un rendez-vous, ne serait pas autorisée pendant ce délai.

Toutefois, à plus long terme, des réformes de structure peuvent contribuer à diminuer les besoins de rendez-vous en préfecture. C’est l’une des attentes qui pèse sur le développement de l’administration numérique des étrangers en France (ANEF), nouvel outil de gestion dématérialisée des demandes de titres de séjour, dont l’usage devrait être étendu à l’ensemble des titres d’ici à la fin 2022. S’il est mené à bien, c’est-à-dire avec la correction des bugs actuels et la mise en place de procédures de contacts alternatives pour les situations atypiques, et s’il va de pair avec un accompagnement effectif des étrangers concernés, le déploiement de l’ANEF devrait contribuer à diminuer le nombre de passages en préfecture nécessaires pour obtenir ou renouveler un titre de séjour et, ce faisant, améliorer nettement les conditions d’accueil.

La mission préconise également d’expérimenter une nouvelle méthode d’instruction des demandes de titres de séjour, dite « à 360° », afin de mettre un terme au phénomène des demandes successives, qu’un rapport du Conseil d’État de mars 2020 a notamment dénoncées. Pour le présenter succinctement, il s’agit d’examiner, dès la première demande et une fois pour toutes, la totalité des motifs qui pourraient fonder la délivrance d’un titre de séjour. Le corollaire naturel est l’impossibilité pour l’étranger de déposer une nouvelle demande de titre en cas de refus, sauf en présence de circonstances nouvelles strictement définies.

Le Gouvernement, y compris pour les questions relatives au droit des étrangers, domaine des plus complexe, semble vouloir se reposer sur les maisons France services (MFS)² (certaines préfectures renvoient vers leurs numéros de téléphone), alors que les agents de ces maisons ne peuvent, faute de formation, n’apporter que des réponses de premier niveau. Quel rôle doivent, selon vous, jouer les MFS en la matière et, d’une manière générale, dans le domaine de l’accueil des citoyens par rapport aux grands opérateurs de l’État, type Caisse nationale d’allocations familiales (CAF), Pôle emploi, Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV ), etc. ?

Les MFS s’appuient sur un réseau de partenaires plus large que leurs prédécesseurs, les maisons de services au public, qui comprend notamment Pôle emploi, l’assurance retraite, l’assurance maladie, la CAF, la mutualité sociale agricole (MSA) et La Poste. Je ne peux que saluer cette initiative qui rapproche les services publics au sens large du citoyen, en particulier dans les milieux ruraux.

Mais la multiplication des acteurs concernés par le dispositif renforce le besoin de formation des agents placés dans ces structures qui ont besoin de maîtriser un nombre croissant de démarches administratives. Pour les opérations les plus complexes, les agents doivent pouvoir s’appuyer davantage sur leurs correspondants au sein de ces opérateurs.

Comment mieux articuler l’action des MFS avec celles de ces opérateurs ?

Les agents des MFS doivent constituer un premier niveau de réponse pour les démarches administratives les plus simples. Ils doivent avoir la possibilité de s’appuyer sur les opérateurs pour les démarches les plus complexes. Pour faire des MFS un véritable guichet unique, il convient de faciliter les liens entre les opérateurs et ces structures en renforçant la formation initiale et continue des agents des MFS, en multipliant les canaux de communication avec les opérateurs (correspondant dédié, recours à la visioconférence, etc.) et en renforçant les permanences tenues par ces opérateurs au sein des MFS.

Vous êtes-vous appuyé sur des sociologues/anthropologues pour l’étude des usages des services publics par les citoyens et de leurs ressentis par rapport à l’accueil ?

La commission des lois s’est intéressée à la problématique de l’accueil du public dans le cadre de son avis budgétaire sur les crédits de la mission nommée « Administration générale et territoriale de l’État ». Elle s’est donc surtout appuyée sur la documentation budgétaire, a mené de nombreuses auditions (du secrétariat général du ministère de l’Intérieur, des associations d’élus locaux, etc.) et des déplacements pour mieux comprendre la réalité de terrain de l’accueil du public (à la préfecture de Haute-Garonne, la Métropole de Toulouse et la mairie de Rouffiac-Tolosan en 2019, notamment). Les études menées par des sociologues ou des anthropologues constituent une ressource intéressante à exploiter pour les travaux futurs sur cette question.

13 millions de personnes continuent à ne pas maîtriser l’outil informatique en France. La dématérialisation ne peut donc se substituer à l’accueil physique.

J’ajoute que la Défenseure des droits présente chaque année son rapport annuel devant la commission des lois et ne manque pas, à cette occasion, d’évoquer les relations des citoyens avec les services publics. La commission des lois a d’ailleurs lu avec attention son rapport paru en février 2022 sur la dématérialisation des services publics.

L’accueil n’est jamais un thème de campagne alors que, selon Vincent Dubois, professeur de sociologie et science politique à l’université de Strasbourg, le guichet3 a une dimension politique. C’est le lieu où les dispositions législatives sont rendues concrètes, où se forgent les perceptions de ce qui constitue, au quotidien, l’État. En tant que président de la commission des lois, quels sont, selon vous, les rôles et les fonctions de l’accueil d’un service public afin d’éviter la maltraitance administrative et le non-recours aux droits sociaux ?

La crise des Gilets jaunes a révélé un profond sentiment d’abandon, surtout pour les publics les plus isolés géographiquement ou socialement. D’après le rapport du centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC) pour l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion (ONPES) de décembre 20214, 22 % des personnes interrogées ont le sentiment d’habiter dans un territoire délaissé par les pouvoirs publics.

Depuis plus de dix ans, l’État conduit une politique drastique de suppression de postes au sein de son administration territoriale qui a nourri ce sentiment d’abandon. Or, la relation des usagers aux services publics est fondamentale. Elle constitue d’ailleurs le premier motif de saisine du Défenseur des droits : les réclamations en matière de services publics ont augmenté de plus de 75 % entre 2014 et 2020 !

La dématérialisation des services publics offre certes de nombreux avantages. Pour autant, 13 millions de personnes continuent à ne pas maîtriser l’outil informatique en France. La dématérialisation ne peut donc se substituer à l’accueil physique. Nous payons aujourd’hui le prix d’une politique de dématérialisation menée à marche forcée qui a eu pour conséquences l’éloignement de l’État dans les territoires et la diminution de la qualité du service public. Les collectivités territoriales se retrouvent en première ligne mais n’ont pas les moyens de pallier les manquements de l’État. Il est donc urgent de réarmer l’administration territoriale de l’État.

Mais il ne suffit pas d’augmenter l’offre de services publics pour lutter contre le non-recours, il faut adopter une démarche pro-active qui consiste à « aller-vers » les citoyens les plus isolés5.

Outre les problèmes constatés aux guichets des préfectures, comment passer à un accueil attentionné, aujourd’hui mis à mal par la dématérialisation systématique des procédures administratives sans contrepartie pour tous ceux qui sont exclus du numérique ?

Plusieurs pistes peuvent être explorées pour améliorer la qualité de l’accueil du public. Réarmer les territoires, tant du point de vue des effectifs que des moyens financiers, est essentiel. Mais au-delà de la question des ressources se pose celle de la nature même de l’accès aux services publics. Dans sa décision du 3 juin 20216, le Conseil d’État a fixé un cadre juridique à la dématérialisation des démarches administratives. Le recours obligatoire à un téléservice n’est possible que si l’accès normal des usagers au service public est garanti compte tenu de la complexité de la procédure, du support numérique proposé et du public concerné et qu’il existe une procédure de substitution en cas de défaillance du système. En l’espèce, le Conseil d’État a donc annulé le décret du 24 mars 2021 créant la procédure obligatoire dématérialisée de dépôt des demandes de titres de séjour qui ne répondait pas à ces conditions. J’espère que cette décision mettra un point d’arrêt à la politique de dématérialisation systématique menée par le Gouvernement depuis plusieurs années. D’autres initiatives montrent déjà une prise de conscience de la nécessité de rationaliser la dématérialisation et d’accompagner les citoyens dans la transition numérique7. Je pense notamment au programme ServicesPublics+ qui a vocation à accompagner les usagers des téléprocédures et à recueillir leur expérience utilisateur pour simplifier et améliorer la qualité de service.

Comment « réparer » l’accueil, aller vers le citoyen ?

Pour aller vers le citoyen, je crois qu’il faut avant tout rapprocher l’État des territoires. Cela passe par un renforcement de l’administration territoriale de l’État et des moyens des collectivités territoriales. Aujourd’hui, certains de nos concitoyens doivent attendre plus de cent jours avant d’obtenir le renouvellement de leur carte nationale d’identité, faute de créneaux de rendez-vous dans les mairies submergées par la demande. Ce n’est pas acceptable ! Le ministère de l’Intérieur vient d’annoncer un plan d’urgence de 10 millions d’euros prévoyant l’installation de 400 nouveaux dispositifs de recueil des demandes de titres. C’est bien, mais cela constitue, comme d’habitude, une réponse ponctuelle à un problème qui aurait pu être anticipé. L’association des maires de France (AMF) et l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) avaient d’ailleurs déjà soulevé le risque de rallongement des délais de traitement des demandes de titres à l’occasion de leur audition par Cécile Cukierman, rapporteure pour avis de la commission des lois, en octobre 2021.

Le développement du réseau France services ne doit pas compenser la disparition des administrations mais au contraire renforcer l’offre de services publics existante. Dans cette optique, la création de bus France services – et même d’une pirogue France services en Guyane ! – s’inscrit dans la bonne voie.

Quels rôles peuvent jouer les structures privées (tiers-lieux8, associations, etc.) dans ce contexte ?

La plupart des sous-préfectures n’ont pas les moyens de consacrer les deux équivalents temps-plein (ETP) nécessaires pour bénéficier du label France services. Fin 2021, seules 21 sous-préfectures avaient été labellisées sur un objectif initial de 100 labellisations avant la fin de l’année 2022. Le Gouvernement doit se donner les moyens de ses ambitions. Dans ce contexte, les structures privées ont vocation à jouer un rôle important dans l’accès aux services publics. Les associations constituent un premier point de rencontre et un relai entre les publics les plus isolés et les administrations. L’annonce du recrutement de 4 000 conseillers numériques, répartis non seulement dans les MFS mais aussi au plus près du public, dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), les associations et les bibliothèques participe de cette volonté de renforcer l’accès aux services publics sur tout le territoire. De même, la création de points d’accès publics à internet dans de nombreux tiers lieux apparaît comme un préalable obligatoire à la réduction de la fracture numérique.

Comment revaloriser le métier de l’accueil notamment dans la fonction publique territoriale, essentielle en matière de proximité et qui peine encore à être reconnue et valorisée ?

La commission des lois dénonce chaque année les réductions drastiques des effectifs des préfectures et des sous-préfectures qui ont affaibli la présence de l’État dans les territoires. 14 % des effectifs de l’administration territoriale de l’État ont été supprimés entre 2012 et 2020, principalement dans le domaine de l’accueil. La stabilisation des emplois décidée en 2022 constitue un progrès mais ne suffit pas à pallier les effets désastreux de cette politique. La Cour des comptes a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme dans son rapport sur les effectifs de l’administration territoriale de l’État du 14 avril 2022. Le premier levier pour revaloriser le métier de l’accueil est donc de redéfinir les priorités d’allocation des effectifs au sein des préfectures et de pérenniser les effectifs en limitant le recours aux contrats courts. Les vacataires représentent aujourd’hui 10 % des emplois pérennes au sein des préfectures qui ont de plus en plus de mal à recruter dans le domaine de l’accueil. L’emploi public ne doit pas devenir un vecteur de précarité.

  1. DDD, Dématérialisation des démarches administratives : le Défenseur des droits alerte sur les inégalités d’accès aux services publics, rapport, janv. 2022.
  2. Guichardaz P., « L’accueil en mille morceaux », Horizons publics juill.-août 2022, n28, p. 30 et s.
  3. Guichardaz P. et Nessi J., « Au-delà du guichet : l’art de l’accueil dans les lieux de soins », op. cit., p. 58 et s.
  4. CRÉDOC, Quelle place pour les citoyens, les entreprises et les pouvoirs publics dans les territoires, rapport, déc. 2021, ONPES.
  5. Agence Pratico-Pratiques, « Le concept “aller-vers” : un pas de côté à inventer, entre freins et promesses », op. cit., p. 62 et s.
  6. Déc. nos 452798, 452806 et 454716, 3 juin 2022.
  7. Vallauri B., Zadrosynski S., Mazet P. et Sorin F., « Comment évolue l’accueil dans un contexte de dématérialisation », op. cit., p. 38 et s.
  8. Fredriksson S., « Ce que les pratiques en tiers-lieux font aux politiques de l’accueil », op. cit., p. 70 et s.
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