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Pays basque espagnol : La R&D sociale au service d’un nouveau mode de gouvernement

Le 29 novembre 2021

Toutes celles et ceux qui s’intéressent aux territoires à l’avant-garde savent qu’il faut toujours garder un œil sur le Pays basque espagnol. Déjà exemplaire en matière d’innovation sociale, depuis quelques années ce territoire entend donner un second souffle à une démocratie représentative en perte de repères et qui peine à affronter les grands enjeux écologiques. Recherche et développement (R&D) sociale, gouvernance anticipatrice, démocratie radicale, etc., les acteurs locaux tentent d’expérimenter une nouvelle « fabrique des politiques publiques » capable d’affronter les grands défis écologiques et sociaux.

Résumé

Aujourd’hui, la province de Gipuzkoa, dans le nord du Pays basque, est l’épicentre de l’innovation sociale. C’est aussi la terre d’élection de Mondragon, un exemple mondial d’entrepreneuriat démocratique et social. Le groupe Mondragon, une coopérative qui emploie plus de 100 000 personnes notamment dans le secteur de la robotique et de l’automobile, a la particularité de pratiquer une forme inédite d’innovation sociale institutionnelle. Sa principale priorité n’est pas la croissance, mais de générer des emplois de qualité et rémunérés à leur juste valeur, en réduisant au maximum les écarts entre les hauts et les bas revenus.

La province de Gipuzkoa a lancé une nouvelle stratégie Etorkizuna eraikiz, en français « en construisant l’avenir » 1, qui vise à faire du Gipuzkoa le territoire européen au plus faible taux d’inégalités. Une stratégie qui repose sur la recherche et développement (R&D) et la mise en expérimentation. Concrètement, Etorkizuna eraikiz s’appuie sur deux structures principales : le Gipuzkoa Taldean, un espace de délibération et de proposition, auquel tout citoyen basque peut participer et le Gipuzkoa Lab, un espace d’expérimentation et de production de connaissances. Tous deux développent des activités de recherche, mais aussi de veille à l’international et de dissémination.

Pour mener ces programmes expérimentaux, huit centres de référence2 ont été progressivement créés. Le dernier né d’entre eux (mars 2021) est l’Arantzazu Lab, destiné à devenir le centre de référence basque en matière d’innovation sociale et de gouvernance participative. Les champs d’expérimentation du laboratoire couvrent quatre domaines jugés prioritaires : la transition écologique, le travail, le bien-être et le bien vivre ensemble. Son objectif est de constituer une communauté d’acteurs à la pointe de la co-conception et de l’innovation sociale, et d’en faire un écosystème de R&D sociale capable d’aborder les grands défis auxquels le Pays basque doit faire face.

Une source d’inspiration pour la France ?

La Gipuzkoa, une terre d’innovation sociale

L’épicentre de cette dynamique est la province de Gipuzkoa, dans le nord du Pays basque, un territoire parmi les plus prospères d’Europe et dont l’économie a su régulièrement s’adapter au cours des dernières décennies. Le Gipuzkoa compte 89 municipalités dont la capitale, San Sebastian. La province peut compter sur un tissu d’entreprises, de collectivités locales et d’associations très dynamique. C’est notamment la terre d’élection de Mondragon, un exemple mondial d’entrepreneuriat démocratique et social.

Mondragon ou l’innovation sociale institutionnalisée

Né dans les années 1950 dans le Gipuzkoa, le groupe Mondragon est une coopérative qui emploie plus de 100 000 personnes notamment dans le secteur de la robotique et de l’automobile, dont 30 000 rien qu’au Pays basque. Sa particularité est de pratiquer une forme inédite d’innovation sociale institutionnelle, comme le qualifie le think tank international Social Innovation eXchange. Sa principale priorité n’est pas la croissance, mais de générer des emplois de qualité. Pour y parvenir, elle a mis en place de nombreux mécanismes améliorant la démocratie en interne qui se répercutent notamment sur la politique salariale : alors que dans une entreprise américaine comparable le ratio entre le salarié le moins payé et celui le mieux payé serait d’au moins 300, le même ratio chez Mondragon est de 7. Mondragon n’est pas seulement une réussite économique à l’échelle internationale, mais aussi l’exemple que les formes abouties d’entrepreneuriat démocratique et social ne sont pas limitées aux petites coopératives.

Inventer une nouvelle forme de gouvernance

Comme dans tous les territoires, des nuages s’amoncellent à l’horizon : montée continue des inégalités sociales et de la défiance démocratique, conséquences de plus en plus visibles du changement climatique et de l’érosion de la diversité, etc. Les élus du Parti nationaliste basque, qui dirige la province, sont partis d’un constat simple : la démocratie représentative telle que nous la pratiquons n’a pas été conçue pour répondre à des défis aussi complexes et imprévisibles. Elle est trop hiérarchique, verticale et fragmentée, de plus en plus déconnectée de la société et incapable de mobiliser une véritable intelligence collective. Pour tenter de « refaire politique », ils tentent depuis quelques années d’inventer un modèle de gouvernance plus ouvert et davantage basé sur la coopération. La province est d’ailleurs active au sein du mouvement international Open Government Partnership3 qui incite les gouvernements à transformer leur relation aux citoyens, en étant plus transparents et en travaillant plus en amont avec eux.

Fédérer les acteurs autour d’une « transformation juste »

Pour aller dans cette direction, les acteurs ont d’abord cherché à coaliser autour d’une vision commune : celle d’une « transformation juste », avec pour objectif d’articuler économie bas-carbone, protection de la biodiversité et justice sociale. L’écosystème d’acteurs appelé D20304 est né en 2019 de cette volonté, fortement inspirée par les organisations syndicales et plus largement par les traditions de solidarité et de lutte contre l’inégalité propres au Pays basque. Depuis cette date, D2030 fédère l’essentiel des collectivités locales, des entreprises, des acteurs de la société civile, des universités que compte la province. Leur volonté commune est d’apporter des réponses systémiques aux défis rencontrés par la province en matière de numérique, de décarbonation de l’économie, de vieillissement de la population, en construisant un modèle de développement plus juste.

Aujourd’hui, la province de Gipuzkoa voit dans ce réseau d’acteurs une plateforme d’expérimentation pour sa nouvelle stratégie dite « Etorkizuna eraikiz », en français « En construisant l’avenir », qui vise à faire du Gipuzkoa le territoire européen au plus faible taux d’inégalités.

Une stratégie de fondée sur la R&D et la mise en expérimentation

Aujourd’hui, la province de Gipuzkoa voit dans ce réseau d’acteurs une plateforme d’expérimentation pour sa nouvelle stratégie Etorkizuna eraikiz, qui vise à faire du Gipuzkoa le territoire européen au plus faible taux d’inégalités. Une stratégie dite de « gouvernance anticipatrice », qui vise à travailler collectivement pour détecter les futurs défis auxquels la province de Gipuzkoa est confrontée, concevoir les meilleurs moyens d’y répondre, expérimenter des réponses possibles dans des contextes réels avec l’aide de différents agents et appliquer les résultats dans les politiques publiques du gouvernement régional ; en quelque sorte une stratégie de R&D qui vise à développer, tester, puis produire des connaissances applicables aux politiques de la province.

Quelques chiffres sur la stratégie Etorkizuna eraikiz

Participation totale : 23 230 participants individuels, 354 organisations participantes.

Le Gipuzkoa écoute (Gipuzkoa taldean) :

  • projets citoyens : 28 en cours, 64 terminés ;
  • groupes de réflexion et think tank : 4 en cours, 14 rencontres, 52 propositions ;
  • budgets participatifs : 20 236 propositions reçues, 8 198 propositions retenues, 43 porteurs de projet.

Le Gipuzkoa expérimente :

  • projets expérimentaux : 28 projets expérimentaux en cours, 10 terminés ;
  • centres de référence : 8, dont l’Arantzazu Lab créé en 2021.

Une architecture et des institutions ad hoc

Pour y parvenir, la province cherche à inventer son propre modèle, conçu pour favoriser une plus grande collaboration avec les citoyens et la conduite de grandes expérimentations sur les défis du territoire. Concrètement, Etorkizuna eraikiz s’appuie sur deux structures principales : tout d’abord, un espace de délibération et de proposition appelé en basque Gipuzkoa Taldean, auquel tout citoyen basque peut participer, notamment au moyen de budgets participatifs ; et ensuite Gipuzkoa Lab, un espace d’expérimentation et de production de connaissances. Tous deux développent des activités de recherche, mais aussi de veille à l’international et de dissémination. Un troisième espace d’écoute et de décision (Gipuzkoa Bulegoa) assure la liaison entre les deux précédents. Le Gipuzkoa lab peut coordonner des programmes expérimentaux, pluri-acteurs et pluridisciplinaires, sur des grands thèmes choisis collectivement, par exemple sur les problèmes de cyber-sécurité ou les conséquences du vieillissement. Ces programmes sont co-financés par la collectivité pour un montant total de 65 millions d’euros sur six ans.

Dernière étape en date : la création de l’Arantzazu Lab

Pour mener ces programmes expérimentaux, huit centres de référence ont été progressivement créés, chacun avec leur spécialité : 2DEO, consacré à l’industrie audiovisuelle, AdinBerri, spécialisé sur les enjeux du vieillissement de la population basque, etc. Le dernier né d’entre eux (mars 2021), Arantzazu Lab, est destiné à devenir le centre de référence basque en matière d’innovation sociale et de gouvernance participative. Son siège se situe au sein du centre Gandiaga Topagunea, dans la commune d’Oñati. L’équipe compte sept personnes aux profils variés, mais ayant comme ADN commun l’innovation sociale : l’une des recrues vient du centre australien de l’innovation sociale (TACSI), une autre de la coopérative Mondragon, etc. Même si à terme son ambition est d’être utile à tout le Pays basque espagnol, aujourd’hui Arantazu Lab est essentiellement co-financé par les acteurs de la province : Fondation Arantzazu Gaur, conseil provincial de Gipuzkoa, mairie d’Oñati, le groupe Mondragon, Kutxa Fundazioa et la province franciscaine d’Arantzazu. Les champs d’expérimentation du laboratoire couvrent quatre domaines jugés prioritaires : la transition écologique, le travail, le bien-être et le bien vivre ensemble.

Un écosystème des acteurs de la co-conception

La communauté que tente de fédérer l’Arantzazu Lab est composée de structures très variées, publics, privés, à vocation commerciale et/ou d’intérêt général. Voici quelques-unes des structures représentées :

  • le centre Agirre Lehendakaria est un laboratoire d’innovation sociale créé au sein de l’université du Pays basque créé en 2013 dans le cadre d’un partenariat avec l’université de Colombia (USA) (https://www.agirrecenter.eus/en/) ;
  • DOT est une coopérative de conseil consacrée à l’entrepreneuriat social et à l’innovation par le design, qui travaille pour des acteurs publics et privés (https://www.feeldot.com) ;
  • Elhuyar est une organisation sans but lucratif dont l’objectif est de combiner les sciences et la langue basque, dont les travaux portent sur l’application des sciences avancés, l’intelligence artificielle, la lexicographie, la traduction, le management des langues et le progrès social (https://www.elhuyar.eus/en) ;
  • Impact Hub est une agence membre du réseau du même nom, formé à la théorie U par Otto Scharmer, qui cherche actuellement à l’appliquer à des initiatives de co-conception ;
  • Maraka est une agence conseil en design stratégique qui travaille pour des clients privés et publics, et qui expérimente des modèles de gouvernance originaux avec de petites collectivités telles que le projet Bizi Iguorre (https://www.maraka.co).

Créer une communauté de praticiens

Les équipes de l’Arantzazu Lab n’ont pas vocation à couvrir eux-mêmes l’ensemble de ces sujets, bien au contraire. Leur objectif est de constituer une communauté d’acteurs à la pointe de la co-conception et de l’innovation sociale, et d’en faire un écosystème de R&D sociale capable d’aborder les grands défis auxquels le Pays basque doit faire face. L’une des premières réalisations du laboratoire a été de réunir toutes celles et ceux qui possèdent une expérience de la co-conception à l’échelle du Pays basque, afin de valoriser leur travail, de partager des ressources, de capitaliser sur leurs expériences et d’adopter des grilles d’analyse communes. Il s’agit surtout de créer des terrains d’expérimentation dans lesquels ils pourront produire de nouvelles connaissances et solutions aux principaux défis du Pays basque. Les premiers retours semblent positifs, et les premières rencontres indiquent que les acteurs de la co-conception sont motivés par l’ambition commune de « remettre les citoyens dans la décision publique ». Le groupe s’interroge sur la meilleure façon de programmer des expérimentations, de répartir les rôles, de produire un travail réflexif en commun sur la co-conception, d’adopter des outils d’évaluation communs, des principes éthiques, etc.

La gouvernance anticipatrice, une source d’inspiration pour les régions françaises ?

Même s’il est encore tôt pour faire le bilan de l’expérience menée par le Gipuzkoa, il faut saluer la cohérence de la démarche, l’articulation entre son ambition politique et la nouvelle architecture de cette gouvernance dite « anticipatrice » qui – même si elle peut sembler un peu opaque pour le béotien – permet d’associer la société civile à la fabrique des politiques publiques locales. Il sera particulièrement intéressant d’examiner à quoi ressembleront les dispositifs, les politiques et les services publics qui sortiront de cette nouvelle approche. Gageons qu’elle saura inspirer nos régions, toujours en quête du « bon » modèle...

    1. Le modèle Etorkizuna eraikiz : https://www.gipuzkoa.eus/en/web/etorkizunaeraikiz/model
    2. Les neuf centres de référence : https://www.gipuzkoa.eus/en/web/etorkizunaeraikiz/reference-centres
    3. Le Pays basque et l’Open Governance Partnership : https://www.ogp.euskadi.eus
    4. Le réseau d’acteurs D2030 : https://debagoiena2030.eus/es/
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