Jean-Yves Ottmann : « L’organisation du travail et les pratiques managériales, deux leviers d’action pour améliorer l’attractivité. »

Le 19 avril 2024

Chercheur indépendant, associé au laboratoire de recherche et management à l’université Paris sciences lettres (PSL)-Dauphine et sociologue de formation, Jean-Yves Ottmann s’intéresse au management et aux enjeux de l’autonomie dans le travail. Selon lui, la crise de l’attractivité n’est pas liée au travail, mais plutôt à l’organisation du travail, plus particulièrement dans le secteur public.

Invité aux Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2023, pour nourrir de ses réflexions la table ronde « Les dirigeants territoriaux face à la crise de l’attractivité : état des lieux des difficultés et des leviers pour préserver la qualité des services rendus », Jean-Yves Ottmann n’a pas mâché ses mots lorsqu’il a pris la parole, devant les participant·es de l’auditorium Schweitzer du Palais des congrès de Strasbourg : « La crise de l’attractivité est liée au fait que le travail est “pourri”. Le travail est une activité, donc avec un objectif, mais aussi avec des tâches concrètes qui sont faites au jour le jour ; c’est une organisation, c’est un management et, in fine, cela s’inscrit dans une organisation qui a une mission sociale. Le travail, c’est tout cela. Ainsi, la question est : lesquels de ces éléments ont pu être suffisamment cassés ? Par quoi, pour que des personnes à qui on propose ce travail, considèrent qu’il est trop “pourri” pour pouvoir l’accepter, au-delà de toute question parallèle liée au bassin d’emploi, d’accès, de temps de trajet, de transport ou de logement ? »

Pour le chercheur, la crise du travail n’est pas apparue au moment du covid-19, mais s’est progressivement installée depuis les années 2000 : « La rémunération en tant qu’objet de désirabilité n’est plus au cœur de la question de l’attractivité », selon le chercheur, citant une enquête de la Fondation Jean-Jaurès sur le rapport au travail des Français1, réactualisée vingt ans après. Cette enquête qui permet d’analyser le rapport au travail sur le temps long et qui précise ce point : « Alors qu’en 2008, une large majorité de Français (62 %) affirmait préférer gagner plus d’argent au détriment du temps libre, ces proportions sont rigoureusement inverses aujourd’hui : 61 % des salariés français préfèrent désormais gagner moins d’argent, mais avoir plus de temps libre. » 2

Qu’est-ce qui a cassé le travail ?

Pour de nombreux travaux rappelés par Jean-Yves Ottmann, le taylorisme et les cercles vicieux bureaucratiques ont contribué, ces dernières décennies, à casser le rapport au travail : « Le taylorisme est une double hypothèse : il y a une bonne manière de travailler et elle est identifiable. Ceux qui sont le plus à même d’identifier cette bonne manière de travailler sont ceux qui ont le plus de diplômes et pas ceux qui font le travail. Au cours du xxe siècle, nous avons transféré ce taylorisme vers les métiers de services, voire du social. »

La crise de l’attractivité est liée au fait que le travail est « pourri ». Les mots sont choisis avec une relative précaution. Le travail est une activité, donc avec un objectif, mais aussi avec des tâches concrètes qui sont faites au jour le jour ; c’est une organisation, c’est un management et, in fine, cela s’inscrit dans une organisation qui a une mission sociale.

Les « cercles vicieux bureaucratiques » ont aussi abimé la valeur travail : « C’est une accumulation de règles pour gérer la manière dont on travaille collectivement. Cela fait soixante-dix ans que nous accumulons ces règles, avec une double pression plus récente : une exigence de rationalisation des budgets publics (le new public management) et l’introduction de l’informatique et du digital (le fait de travailler avec des logiciels est une forme de néo-taylorisme). Ce qui a fondamentalement changé, c’est la manière dont le travail est organisé. » Avec une intensification du travail dès les années 1990, et la généralisation de l’informatique et du digital : « La quantité de travail qu’on demande aux salariés et aux cadres est nettement plus importante », citant notamment l’ouvrage Les conditions de travail, de Michel Gollac et Serge Volkoff3. Le covid-19 a eu un effet accélérateur de cette intensification du travail, amplifiée par les outils numériques. L’« ultra disponibilité » et « l’accélération » des tâches dans le travail sont devenues en quelque sorte des « habitudes » dans les organisations du travail modernes.

Comment améliorer les conditions de travail dans le secteur public ?

« Si on veut augmenter l’attractivité, il faut saisir le problème à bras-le-corps : identifier les personnes pour qui le travail manque de sens, remplacer “les tâches absurdes” par “des tâches à valeur ajoutée” ou comprendre “les sources d’insatisfaction professionnelle” » (relation avec la ligne managériale, le salaire, etc.) : en mai 2023, Jean-Yves Ottmann a contribué aux travaux d’un groupe de chercheurs et de consultants pour la métropole de Lyon sur les métiers de prise en charge de la dépendance. Intitulé Attractivité des métiers : un turnover lourd de conséquences pour les structures. Quelles pistes de solutions ? 4, son enquête montre notamment qu’il faut « remettre du collectif pour améliorer l’attractivité des métiers du prendre soin et du lien. Des métiers souvent isolés ou en sur-autonomie. » Le chercheur considère que pour améliorer les conditions de travail, il faut travailler davantage sur l’organisation du travail et les pratiques managériales, avec des pistes d’action visant à redonner de l’autonomie aux métiers du secteur public (métiers de la propreté, de l’animation jeunesse, les travailleurs sociaux, etc.).

L’organisation du travail et le management
comme problématique centrale5

Les entretiens indiquent que les structures disposent de leviers pour agir face à ces situations. Un de nos résultats surprenants est l’importance relative donnée à la question du management par rapport à celle de la rémunération. Changer l’organisation du travail pour plus « d’horizontalité » semble en effet permettre de retenir le personnel et, dans une certaine mesure, de diminuer la pénibilité. Par « horizontalité », il faut entendre toutes les décisions d’organisation du travail permettant aux salariés d’agir sans avoir à dépendre, référer ou répondre à un niveau hiérarchique supérieur : équipes autonomes, processus sans validation préalable, indépendance dans l’organisation du temps et des activités réalisées, etc. Même des démarches moins engagées et moins engageantes d’amélioration de la « qualité » du lien managérial semblent avoir cet effet : par exemple, mettre en place un management « bienveillant », ou simplement souple et compréhensif. Ainsi, il semblerait intéressant d’accompagner les structures et leur encadrement non pas uniquement sur des questions de recrutement ou de formation, et encore moins uniquement de rémunération, mais aussi d’organisation du travail et de pratiques managériales.

Si on veut augmenter l’attractivité, il faut saisir le problème à bras-le-corps : identifier les personnes pour qui le travail manque de sens, remplacer « les tâches absurdes » par « des tâches à valeur ajoutée », comprendre « les sources d’insatisfaction professionnelle » (relation avec la ligne managériale, le salaire, etc.). 

  1. Baumlin F. et Bendavid R., « Je t’aime moi non plus » : les ambivalences du nouveau rapport au travail, rapport, 2023, Fondation Jean-Jaurès.
  2. Ibid.
  3. Gollac M. et Volkoff S., Les conditions de travail, 2007, La Découverte, Repères.
  4. Ottmann J.-Y., Attractivité des métiers du prendre soin et du lien : un turnover lourd de conséquences pour les structures. Quelles pistes de solutions ?, étude, 2023, Millénaire 3.
  5. Ibid.
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