Revue
Anticipations publiquesLa fleur de l’innovation managériale pour encourager la mutualisation de deux collectivités
À la suite d’une mutualisation engagée en janvier 2018, la ville de Cavaillon et la communauté d’agglomération Luberon Monts de Vaucluse (CALMV) doivent relever le défi du changement. Elles font appel à Emmanuelle Licitri, directrice générale adjointe (DGA) mutualisée en charge des ressources humaines (RH) qui met en place une méthode qu’elle baptise « la fleur de l’innovation managériale ». Décryptage.
Emmanuelle Licitri est recrutée en février 2018 pour gérer le volet RH de deux collectivités : la ville de Cavaillon et la CALMV. Engagées dans un schéma de mutualisation depuis le mois de janvier 2018, ces deux collectivités doivent faire face à plusieurs défis. Elles se côtoient peu et se connaissent à peine, elles ont chacune leur directeur général des services (DGS) et leur culture d’entreprise. Les pratiques managériales se retrouvent bouleversées et les agents vivent la mutualisation de manière négative. Il faut faire en sorte qu’elle soit vécue de façon plus positive. Il s’agit surtout d’harmoniser les projets RH avec des objectifs faciles et lisibles, et de diffuser une culture de la transversalité. Cela passe par quatre enjeux majeurs : la modernisation, la performance organisationnelle, la qualité du service public et le mieux-être des agents.
À la ville prédomine une culture paternaliste et directive, les axes d’innovation identifiés sont la responsabilisation et la confiance. L’agglomération est une collectivité plus jeune, ayant déjà vécu plusieurs évolutions, qui a l’habitude de se réajuster et qui a recruté du personnel issu du secteur privé. Les axes d’innovation identifiés sont l’agilité et la créativité.
La DGA mutualisée adopte une approche pragmatique, basée sur des actions concrètes, visibles et compréhensibles de tous et des « petites victoires » pour donner envie aux personnes impliquées de continuer. Cette approche itérative et incrémentale se veut souple pour s’adapter à un environnement qui change très vite. Elle est aussi systémique, elle concerne aussi bien les agents, que les managers et les organisations.
Emmanuelle Licitri crée la fleur de l’innovation managériale, une méthode qu’elle déploie sous la forme de huit pétales. L’image de la fleur est, pour elle, particulièrement parlante : « La fleur est un symbole puissant, omniprésent dans nos vies, qui fait référence à la croissance, au renouvellement et à la sérénité. Nous imaginons des senteurs et des couleurs qui permettent de laisser place à la créativité. L’idée que j’en avais était de savoir comment produire de la valeur en mobilisant nos ? Comment se donner la capacité d’utiliser nos forces comme une fleur de vie, pour faire battre le cœur de nos organisations ? », confie-t-elle.
Emmanuelle Licitri crée la fleur de l’innovation managériale, une méthode qu’elle déploie sous la forme de huit pétales.
Une méthode, huit axes d’action
Emmanuelle Licitri va déployer cette méthode dès septembre 2018, pour une période de cinq ans, un temps long, nécessaire au changement. Pour favoriser la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS) des éducateurs et des maîtres-nageurs proposent une heure de sport aux personnes travaillant dans des métiers pénibles, la moitié des effectifs provient de chaque collectivité : cela permet aux agents de se côtoyer. D’autres actions, comme la visite d’un médecin du travail, et la création de plans individualisés permettent notamment d’éviter les TMS à l’effort.
Les huit axes de la fleur de l’innovation managériale
La mise en mouvement vise à faire prendre conscience aux agents de l’importance d’activer leur pouvoir d’agir, ce qui génère de l’autonomie, une source de créativité et de motivation.
Un travail a notamment été mené avec un sociologue pour interroger ce pouvoir d’agir.
Lorsque le cadre se met en mouvement, toute l’équipe se sent autorisée à agir. Quant à la mise en mouvement des agents, elle passe notamment par un dispositif « Deuxième carrière » déployé à partir de l’année 2021. Il permet d’offrir une deuxième carrière, une nouvelle trajectoire professionnelle à des agents montrant des signes d’usure professionnelle. On identifie les postes vacants dans les deux collectivités et l’on encourage les agents à évoluer en deux phases : une immersion, puis une confirmation du projet professionnel (sur une période allant jusqu’à trois ans).
La confiance dans la hiérarchie se crée grâce à des ateliers d’intelligence collective de type « world café » et ateliers de co-développement visant à permettre aux cadres de travailler les irritants du quotidien avec leur DGS et le collectif de direction générale élargi.
En découlent deux feuilles de route, une par collectivité. L’on facilite aussi le dialogue social, en mettant autour de la table des représentants du personnel, chaque fois que cela est possible, pour favoriser la communication et la co-construction de solutions positives. Enfin, l’axe confiance se consolide aussi autour de parcours cadres visant l’écoute de soi pour mieux interagir avec les équipes.
Pour décloisonner les services, le mode projet est activité autant que possible dans les deux collectivités. Cela peut passer par des petits projets comme l’amélioration de l’utilisation des messageries électroniques pour prévenir les risques psychosociaux et des projets de plus grande envergure.
Sur le volet communication interne l’on crée un mensuel pour faire savoir ce qui se fait dans les services et l’on organise aussi des événements conviviaux (marche sportive pour l’opération Octobre rose, organisation d’une cérémonie de remise des médailles festive, etc.). Tous ces événements encouragent le lien entre les agents.
Pour impulser le changement à long terme, un préparateur mental et coach pour les sportifs de haut niveau propose deux parcours : le premier pour l’équipe de direction générale et le second pour les cadres. L’idée consiste à alterner entre ateliers théoriques et pratiques sur une année. Ainsi l’équipe de direction générale peut travailler sur le soutien et l’impulsion du changement à long terme. Quant aux cadres, on leur propose des ateliers pratiques (respiration, sophrologie, cohérence cardiaque et visualisation mentale) permettant de travailler sur une vision positive du changement et la manière de l’accompagner dans les équipes.
Pour aborder le rapport au risque, l’astronaute Patrick Baudry a tenu une conférence résumant sa manière de gérer les aléas dans l’espace, et soulignant les soft skills transposables dans les univers professionnels des fonctionnaires territoriaux. Ces compétences sont utiles pour sortir du management du contrôle, accepter la complexité dans tout projet et la part de risque positive.
L’ouverture s’entend à la fois sur les aspects du recrutement et sur l’appréhension des nouvelles manières de penser et de faire en termes de politiques publiques. Il s’agit de former les cadres à accepter les profils atypiques en travaillant sur les typologies de compétences. La philosophe Gabrielle Halpern1 a animé des ateliers pratiques portant sur la manière d’hybrider les politiques publiques pour inventer de nouvelles manières de faire leurs métiers.
La valorisation des agents passe notamment par la création de vidéos mettant en scène leurs différents métiers (espaces verts, cimetières et petite enfance). Enfin, un partenariat avec Parcoursup donne à voir aux étudiants qui s’abonnent les différents métiers des agents (cuisinier petite enfance, peintre, agent de collecte, etc.) sous la forme de stories quotidiennes.
Des résultats concrets et pérennes
Cette méthode a permis d’interroger toutes les dimensions de l’action publique et a donné des résultats très concrets. Sur le volet prévention, les éducateurs sportifs et maîtres-nageurs poursuivent leur action avec une proposition d’activités élargie grâce au constat des agents : un mieux-être, une diminution des douleurs à l’effort, une baisse de l’absentéisme et une fluidification des liens et de la communication. Les agents affirment aussi mieux travailler ensemble grâce au renforcement de la culture projet. Un autre projet concernant 14 crèches a également porté ses fruits. Il s’est agi d’associer les agents à la décision d’achat du mobilier et de leurs tenues de travail, ce qui a permis d’avoir du matériel pratique et utilisé de manière opportune.
Les ateliers d’intelligence collective déployés ont permis aux cadres de la ville et de l’agglomération de se côtoyer et ainsi de favoriser l’échange de bonnes pratiques. Aujourd’hui, ils sont capables d’aller chercher l’expertise d’un collègue de la collectivité voisine, de bénéficier de son savoir-faire.
Le dispositif « Deuxième carrière » affiche, quant à lui, un taux de réussite de 100 %. Une dizaine d’agents ont changé de métier en bénéficiant des passerelles entre les deux collectivités.
Citons les exemples d’une auxiliaire de puériculture de l’agglomération devenue assistante sociale à la ville, et d’une cuisinière petite enfance reconvertie en chauffeur de la navette du centre-ville. Ces personnes se sentent bien et expriment de la gratitude vis-à-vis de la collectivité. Pour les collectivités, cela représente un gain de temps puisqu’elles réduisent les formalités d’accueil du nouvel arrivant. Cela fidélise également les agents à qui l’on offre une nouvelle carrière. Enfin, l’on constate une réduction des arrêts maladie puisque l’on agit en amont.
Le dispositif « Deuxième carrière » fonctionnant bien, Emmanuelle Licitri et sa DGS ont proposé au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) de travailler sur un territoire élargi correspondant au bassin de vie des agents. La directrice de l’antenne CNFPT-Vaucluse a accepté : elle a créé un groupe travail avec quatre autres DRH. Ce dispositif complémentaire permet à des agents de chacune des six collectivités en question de réfléchir à une nouvelle trajectoire professionnelle et de s’y essayer dans une collectivité qui n’est pas la leur. Ils peuvent travailler pendant un an sur des métiers dans lesquels ils s’imagineraient et vérifier si leur projection correspond à la réalité de terrain.
Finalement, chaque collectivité s’est emparée différemment des outils. La réussite des actions dépend du portage de la direction générale. Dans ce cas précis, l’agglomération est plus agile. Sa DGS a retravaillé complètement son organigramme pour matérialiser le collectif qui l’entoure. Cette organisation plus transversale est issue de la feuille de route managériale travaillée avec ses cadres. Quant à la direction de la communication de la ville, elle a repensé toute sa politique pour travailler davantage sur la communication interne, notamment en favorisant la connaissance des différents métiers des agents. Si le projet portait sur cinq années, cette méthode continue à être au cœur du projet managérial des deux collectivités.
- Menu S., « Gabrielle Halpern : “L’hybridation peut réenchanter le monde” », Horizons publics janv.-févr. 2023, no 33.