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Dossier

La gouvernance des programmes d’innovation : retour d’expérience de Territoires d’innovation en santé

e-Meuse Santé
Le programme e-Meuse Santé
Le 2 septembre 2024

La gouvernance, dimension ignorée et pourtant centrale. Comment mieux la prendre en compte dans la conception de programmes d’innovation et d’expérimentation ? Des enseignements tirés d’une recherche menée dans le cadre du programme Territoires d’innovation (TI).

Résumé

La transformation des pratiques de santé par l’innovation ne peut être accomplie en se fondant uniquement sur des directives et des financements nationaux. Il est crucial de prendre en compte les réalités du terrain et de favoriser l’appropriation des changements organisationnels et des transformations des métiers par les acteurs existants. En termes de technologies, cela nécessite aussi une maturation au plus près des conditions locales.

Si les démarches d’évaluation sont essentielles à la réussite des projets, l’analyse des dynamiques de huit territoires souligne l’importance de gouvernances ouvertes et inclusives, intégrant l’ensemble des parties prenantes impliquées dans la mise en œuvre de ces innovations et de leurs évaluations. Sans cette mobilisation, des difficultés de résistance au changement, d’appropriation voire de qualité des innovations et des évaluations pourraient survenir.

Une telle mobilisation requiert le soutien d’acteurs capables d’animer ces gouvernances, de produire une vision d’ensemble des transformations envisagées et de leurs répercussions sur les pratiques actuelles, d’évaluer la maturité des solutions et les adaptations nécessaires pour chaque acteur, d’expliquer les changements induits et de recueillir leurs perspectives. Compte tenu du nombre d’acteurs concernés, une gouvernance duale – axée sur les priorités du territoire et comprenant une composante centrée sur les acteurs de santé et une autre sur les opérateurs d’innovations – semble inévitable.

Nous avançons notamment l’intérêt d’une « gouvernance transformative » décentralisée dans les écosystèmes territoriaux d’innovation en santé, en se basant sur le cas e-Meuse Santé.

Territoires d’innovation de grande ambition

Définition et périmètre

Les Territoires d’innovation de grande ambition (TIGA) relèvent d’une initiative portée par le secrétariat général pour l’investissement dans le cadre du programme des investissements d’avenir (PIA 3). Elle a conduit à sélectionner 24 projets innovants territoriaux en janvier 2018. L’État a exigé des collectivités engagées de fixer des objectifs, de structurer une gouvernance, de mobiliser et de faire collaborer les acteurs, y compris la population.

Parmi les territoires sélectionnés, trois se rapportent au thème « santé-autonomie ». Ils concernent 2,3 millions d’habitants concernés par leurs thématiques respectives : le sport-santé (Territoires de santé de demain [TSD], Alsace) ; le suivi et l’accès aux soins des populations rurales (e-Meuse Santé, Meuse) et l’intégration territoriale et sociétale des personnes en situation de handicap (Handicap innovation territoire [HIT], Bretagne). Nous illustrerons les propos de cet article spécifiquement sur le programme e-Meuse Santé.

L’innovation en santé vue par les TIGA Santé

Une préoccupation centrale des TIGA Santé est d’identifier des solutions technologiques à valeur ajoutée et de faire émerger un marché solvable. Il est difficile de démontrer l’apport de chaque projet à l’amélioration de l’équilibre économique du système de santé, même au niveau de la réduction des dépenses. La Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) compétente sur le territoire est engagée dans ce défi : les économies réalisées doivent être réparties équitablement entre le soutien du programme territorial et la CPAM. Une mise en œuvre est en cours dans le TIGA alsacien TSD.

La stimulation de l’écosystème territorial d’innovation est aussi un enjeu important : il s’agit d’identifier et de soutenir des start-up dont la proposition de valeur intéresse le territoire, tout en lançant et pilotant des opérations nouvelles au sein du consortium porteur du TIGA.

Des « défis » peuvent être lancés pour recruter des start-up, mais il semble difficile, à ce stade, de coupler leurs propositions de valeur individuelles et les enjeux économiques globaux du territoire, et de convertir l’innovation des lauréats en offre industrielle.

Quand les TIGA se confrontent à une autre approche de l’innovation territoriale

Dans le cadre de la préparation de la « stratégie d’accélération du numérique en santé », le conseil général de l’économie a émis un rapport sur le développement de l’innovation du numérique en santé1.

Celui-ci souligne l’existence de deux approches territoriales, à ce jour non articulées :

  • les TIGA Santé : le rapport relève le caractère expérimental et vaste des trois TIGA Santé. L’intérêt de l’approche évaluative des TIGA Santé est spécifiquement de conjuguer des ambitions de santé des populations et de développement économique. L’approche de l’innovation des TIGA est décentralisée, spécifique à chaque territoire, avec des préoccupations populationnelles issues du terrain, non liées à une pathologie particulière. Il peut s’agir, par exemple, de suivi de personnes isolées et fragiles, de personnes en situation de handicap ou encore de personnes cibles d’une politique de prévention. Cependant, cette approche pose de ce fait des questions de gouvernance des transformations requises pour maîtriser la trajectoire ;
  • la Fédération hospitalière de France (FHF) : le rapport analyse la dynamique des cinq territoires expérimentaux pilotés par la FHF. Il s’agit ici de démontrer, par l’expérience de la valeur ajoutée, de la « responsabilité populationnelle », visant à segmenter la population d’un territoire pour une pathologie donnée selon les risques encourus et la gravité de l’état de santé des personnes. Le principe consiste à définir et engager pour chaque segment ou « strate », les modes de prise en charge permettant d’éviter que les personnes des strates nombreuses, mais peu touchées, ne basculent vers des états de santé graves et coûteux. Contrairement aux TIGA Santé, les méthodes sont homogènes et la gouvernance d’ensemble est centralisée.

L’articulation de ces deux approches pose une problématique de gouvernance que nous allons détailler par la suite en nous appuyant sur un retour d’expérience du TI e-Meuse Santé (voir encadré, ci-dessous).

Le TIGA E-Meuse Santé

Territoire d’innovation, territoire d’expérimentation

Le TIGA e-Meuse Santé est un « terrain d’expérimentation unique pour les trois départements partenaires : la Meuse, chef de file, la Meurthe-et-Moselle et la Haute-Marne, permettant de tester des innovations techniques, numériques, organisationnelles et les évaluer dans les conditions de terrain », indique le directeur de programme e-Meuse Santé. Il se focalise sur quatre axes de développement : l’accès aux soins, la prévention, la prise en charge des maladies chroniques et le maintien à domicile.

Il s’agit pour e-Meuse Santé de tester des innovations dans ces départements dans un contexte protégé, mais proche du réel, avec des structures choisies auprès des utilisateurs finaux et des professionnels de santé. Le but est de valider leur intérêt et potentielle valeur ajoutée et de déterminer si les modèles organisationnels et économiques associés permettent un déploiement à plus grande échelle. Le cas échéant il faut faire accepter ces innovations dans le droit commun (plan de loi de financement de la sécurité sociale 2018, art. 51).

Le projet e-Meuse en quelques données clés

  • 51 partenaires, dont 7 collectivités ;
  • axes de développement : santé et numérique ;
  • 8,4 millions d’euros de subventions du PIA TIGA ;
  • 18,6 millions d’euros de potentiel d’investissement ;
  • territoires cibles : ruralité, villes petites et moyennes ;
  • 1 098 000 personnes concernées.

Le projet inclut l’animation d’un portefeuille de sept actions « socle », fédérant sept autres actions d’innovation. Ce socle fédérateur permet de passer d’un pilote départemental à une expérimentation répartie sur les trois départements, en préparant le porteur à une généralisation à l’échelle nationale si une décision des autorités de santé le permet.

Une mission pour définir un cadre d’accompagnement

L’équipe e-Meuse Santé a lancé mi-2023 un appel d’offres pour structurer son approche des expérimentations en liant l’offre et la demande locales, et en testant des offres aptes à apporter de nouvelles réponses aux problèmes du territoire dans le domaine de la santé. Cherchant à rendre l’offre d’expérimentation du territoire lisible et attractive avec un apport particulièrement performant pour les porteurs de projets intéressés, ce cadre d’expérimentation vise aussi, à moyen terme, à donner confiance à d’autres types de financeurs que ceux du programme actuel, pour soutenir le développement d’acteurs non présents dans le consortium initial.

Enjeux de l’appel : maturation des projets et gouvernance

Le travail engagé avec e-Meuse Santé vise à qualifier la structure organisationnelle en charge de la transformation de l’écosystème d’innovation territorial en santé. Celle-ci embarque une fonction qui la rapproche des tiers-lieux d’expérimentation tout en allant au-delà pour s’étendre en amont et en aval du cycle de vie des projets, et établir une relation entre les promesses des projets expérimentaux et les enjeux du territoire.

Le cadre d’accompagnement requis relève plutôt d’un cadre d’évaluation des projets et de qualification de l’écosystème départemental. Ce cadre pourra, à terme, selon les promoteurs, être proposé non seulement aux autres TIGA Santé et hors santé, mais également à d’autres territoires hébergeant des tiers-lieux, ainsi qu’à toute structure en charge de porter un programme territorial d’innovation.

Les questions de gouvernance sont un élément déterminant de la structuration et des choix du cadre d’évaluation attendu, l’ensemble de l’écosystème étant potentiellement impliqué. L’enjeu d’expérimentation est porteur de la question de l’évaluation de la maturité des projets et de leur possible contribution aux enjeux et ambitions des territoires. Cette évaluation est elle-même destinée in fine à la prise de décision territoriale, au soutien des projets et le cas échéant, leur intégration dans l’organisation territoriale.

Il apparaît également que la gouvernance territoriale, initiatrice et porteuse du programme, devra, au vu de ses ambitions en santé, composer avec la gouvernance « médicale », dont la réglementation et la déclinaison territoriale, au travers des groupements hospitaliers de territoire (GHT), est d’une toute autre nature.

Les TIGA relèvent d’une initiative portée par le secrétariat général pour l’investissement dans le cadre du programme des investissements d’avenir (PIA 3).

Les défis de la gouvernance territoriale de l’innovation en santé

Du projet au territoire

Jusqu’à ce jour, les politiques publiques de « stratégie d’accélération du numérique en santé » ont surtout mis l’accent sur des exigences technologiques et réglementaires, ainsi que sur l’utilisation obligatoire de solutions labellisées. Des appels dotés de financements importants ont été lancés, mais relevaient de priorités nationales. La dimension territoriale était peu valorisée, conduisant à certaines tensions entre le national et le local, comme rapportées dans les enquêtes menées par le groupe de travail de la délégation au numérique en santé (DNS) en 2021 et 2022, patentes également lors de la crise sanitaire du covid-19. Or, il existe un continuum de problématiques entre les projets à expérimenter et leur possible intégration territoriale.

Dans un premier temps, le projet doit faire ses preuves, souvent sur un périmètre réduit, mais doit également s’insérer dans l’ensemble des solutions mises en œuvre sur le territoire. Cela nécessite généralement des infrastructures, une bonne compréhension par la population, les professionnels médicaux et/ou médico-sociaux et par les autres acteurs des solutions du territoire, de l’apport de cette nouvelle solution par rapport à d’autres avec lesquelles elle peut interagir, afin qu’elle soit pleinement utilisée au quotidien par l’ensemble des acteurs concernés sur le territoire. Une évaluation et un accompagnement limités aux seules bornes du projet trouveraient vite leurs limites dès qu’il s’agit de réussir un déploiement territorial. Pour autant, les acteurs en charge de l’accompagnement des porteurs de projet n’ont pas nécessairement de mandat territorial. Cette situation pose des problèmes de gouvernance, en particulier pour organiser les activités d’expérimentation et de « passage à l’échelle ».

L’expérimentation territoriale : des tiers-lieux aux programmes d’innovation

Le terme de « tiers-lieux » renvoie à des lieux d’accompagnement de projets d’innovation au cours des phases d’expérimentation, mais sans nécessairement intégrer la dimension territoriale. D’autres acteurs à vocation territoriale peuvent aussi jouer un rôle d’accompagnement, sans relever du concept de « tiers-lieu », car ils ne sont pas des « tiers ». Par exemple, les fonctions des structures TIGA s’étendent à la sélection, l’orientation au fil du temps et l’accompagnement de la maturation des projets d’un territoire de façon cohérente en direction d’une ambition territoriale stratégique explicite. Ce type de pilotage renvoie ainsi à une notion de « programme », intégrant des projets avec des niveaux de maturité variés. Assortis d’autres fonctions, ces acteurs participent à l’accompagnement des expérimentations en intégrant la dimension territoriale. C’est le cas de l’équipe e-Meuse Santé qui considère à la fois l’accompagnement des projets et la préparation d’un déploiement territorial. Cette équipe n’a d’ailleurs pas candidaté à l’appel à projets du ministère de la Santé visant spécifiquement la labellisation des « tiers-lieux d’expérimentation ». Les deux autres entités ou équipes mises en place pour les TIGA Santé sont dans la même position, tout en ayant individualisé un tiers-lieu en leur sein.

Les « projets » territoriaux de transformation promus par la FHF renvoient aussi à la notion de « programme ». Ces programmes mis en place par la FHF sont des systèmes d’actions plus globaux que les seuls tiers-lieux labellisés, incluant un tel rôle d’orchestration en référence aux impacts systémiques attendus sur le territoire, mais qui embarquent sélectivement dans la dimension d’innovation la question du pilotage par la donnée des activités de santé, sans enjeu explicite de développement économique, à la différence des TIGA.

Nous avançons notamment, l’intérêt d’une « gouvernance transformative » décentralisée dans les écosystèmes territoriaux d’innovation en santé.

Les impacts explicités par la FHF sont ceux qui relèvent de la santé publique, mais restent implicites quand ils visent la transformation organisationnelle des acteurs de santé et de leurs interactions : un travail serait également à faire à ce niveau. Symétriquement, les impacts attendus par la tutelle des TIGA sont d’ordres économiques et sociétaux, mais n’incluent pas la santé, car le programme TIGA est intersectoriel.

La mise en adéquation de l’offre et des besoins en santé de la population

Les besoins en santé sont multiples, dès lors que la définition de la « santé », conformément à l’acception du terme par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), s’étend au-delà du médical. Le concept européen de « health in all policies » (HIP) témoigne de la prise de conscience de la diversité des facteurs contributifs d’une telle santé. Cette question est prégnante au niveau d’un territoire. La santé est une préoccupation d’une grande partie de la population, qui, en dehors des situations de crise, se tourne naturellement vers ses élus. La santé globale et l’approche « une seule santé » constituent des pistes d’action dont les territoires se saisissent. Cependant, les groupes de réflexions émergeants ne règlent pas les questions de gouvernance de l’innovation en santé.

Au sein même du ministère de la Santé, les réponses aux besoins en santé, les dispositifs de régulations et les modes de délégation sont multiformes. Le « besoin » est souvent vu au travers du prisme de la sollicitation de l’offre de soins, aux plans qualitatifs et quantitatifs. L’évaluation du besoin médico-social – on préfèrera ici le terme de « besoin d’accompagnement » des personnes malades chroniques ou vulnérables – est déléguée aux collectivités territoriales, avec des contributions nationales relativement bordées. Les autres aspirations à vivre en bonne santé sortent du périmètre traité, ce qui n’empêche pas le développement d’un marché, avec la particularité que la valeur des offres n’est pas cautionnée par les autorités de santé.

La question de l’innovation en santé sur un territoire et celle de sa gouvernance pose donc celle de l’articulation entre les diverses attentes de la personne, intégratrices de toutes ces dimensions, et des régulations à mobiliser, qui sont distinctes et relèvent de structures administratives différentes, situées à des niveaux territoriaux différents.

Gouvernance territoriale versus gouvernance sanitaire

Il est nécessaire de faire un lien entre, d’une part, l’ambition d’un programme territorial, tournée vers une amélioration de l’accès aux soins et la prévention du citoyen, et, d’autre part, l’approche nouvelle de la « santé populationnelle » qui connait un succès croissant au niveau des groupements hospitaliers de territoires. Rappelons que cette approche, soutenue par la FHF, vise à stratifier des populations pour différencier les interventions sur le territoire et repérer les strates les plus coûteuses pour en limiter l’effectif par de la prévention. En revanche, les collectivités porteuses des TIGA n’ont souvent pas les compétences ni la légitimité pour porter seules les approches de santé publique nécessaires : l’implication des professionnels de santé du territoire est recherchée, ainsi que les meilleures pratiques dans une logique de diffusion ultérieure des résultats ; cependant, la formalisation de ces pratiques ne s’inscrit pas dans un référentiel national reconnu. Par exemple, la FHF a dû investir du temps pour concevoir et faire reconnaître des « logigrammes » (bonnes pratiques de prise en charge par strate) par des pathologies ciblées. Quel est le calcul du rapport coûts et bénéfices des actions TIGA ? Cela requiert des démarches spécifiques pour établir des modèles économiques viables pour les entreprises et des rémunérations compatibles avec le droit commun (si possible) – à moins de faire appel aux longues procédures du régime dérogatoire prévu par la loi (L. no 2017-1836, 30 déc. 2017, de financement de la sécurité sociale pour 2018, art. 51). Certaines données économiques relèvent de la base de données nationale du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) dont l’accès est très contrôlé.

Par exemple, le premier centre hospitalier régional universitaire (CHRU) concerné par les territoires du programme e-Meuse Santé s’est engagé avec la FHF dans cette démarche de responsabilité populationnelle. Cela implique une gouvernance territoriale nouvelle, associant les élus, citoyens et organisations en santé dans les changements liés à démarche. Il s’agit en particulier de transformer l’organisation soignante avec la création de relations entre les parties prenantes du soin, en s’appuyant sur les organisations plus récentes – communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) et conseil territorial de santé (CTS) – favorisant le décloisonnement des soignants.

En revanche, cette nouvelle gouvernance territoriale présente des défis : comment concilier une gouvernance sanitaire avec une nouvelle gouvernance territoriale ? On conçoit bien que la réponse ne peut prendre la forme d’une quelconque structure fédérative pyramidale, les prérogatives des collectivités locales et celles des acteurs du système de santé étant distinctes et assorties de règles structurantes complexes. De plus, l’expérience de la FHF est que la gouvernance territoriale pour sa démarche s’est avérée à elle seule longue et difficile à établir. Ceci semble indiquer un besoin de se tourner vers une gouverne plus ouverte et décentralisée.

L’innovation territoriale en santé : vers une gouvernance transformative ?

Des districts industriels aux écosystèmes d’innovation

Les districts industriels ont été popularisés par Alfred Marshall à la fin du xixe siècle pour étudier le rôle de l’innovation dans la réussite économique des territoires. Dans les années 1980, alors que l’intérêt se déplace vers la génération de connaissances et l’innovation, les districts d’innovation prennent de l’importance. En parallèle, Christopher Freeman développe le concept de systèmes nationaux d’innovation (SNI) pour expliquer les différences de performances entre l’Europe, les États-Unis et le Japon en termes de développement technologique. Le développement simultané des districts et des systèmes d’innovation conduit à l’émergence des systèmes régionaux d’innovation (SRI), permettant de comprendre comment l’innovation se diffuse dans un contexte territorial.

Dans les années 1990, alors que les territoires se spécialisent et se concentrent sur la productivité, le concept de clusters émerge pour qualifier « des concentrations géographiques d’entreprises et d’institutions interconnectées dans un domaine particulier » 2. Les clusters d’innovation, notamment, visent à soutenir les processus d’innovation.

Aujourd’hui, alors que l’innovation requiert de plus en plus de collaborations entre des acteurs issus d’industries différentes, les concepts de « district », « systèmes » et « clusters » ne permettent pas de répondre aux exigences de décentralisation. La littérature a ainsi défini les écosystèmes d’innovation comme des collaborations inter-organisationnelles complexes, incluant des interdépendances, des logiques de décentralisation, au moins partiellement, une articulation entre les propositions de valeur des différentes parties et un alignement d’arrangements de collaboration au bénéfice du collectif.

Ces caractéristiques nous semblent pertinentes pour aborder les enjeux de la santé territoriale au sens large, dans ses trois dimensions de soins des malades, de santé des citoyens, et d’administration de l’ensemble. Nous avançons notamment l’intérêt d’une « gouvernance transformative » décentralisée dans les écosystèmes territoriaux d’innovation en santé, en se basant sur le cas e-Meuse Santé.

Pilotage du programme e-Meuse Santé : une double gouvernance

Le programme relève d’une double gouvernance. Il est d’abord administrativement porté par le département de la Meuse. Les commissions permanentes du département sont donc mobilisées comme pour toutes les autres décisions du département. De plus, le département s’appuie sur un comité exécutif (comex) référent du programme et représentatif des 40 partenaires signataires l’accord de consortium déposé avec le projet auprès de la Banque des territoires. Le comex est organisé en cinq collèges :

  • les patients ;
  • les professionnels de santé ;
  • les entreprises ;
  • la recherche ;
  • les financeurs et des territoires.

Il semble que l’implication des responsables politiques au lancement du programme – réelle puisque le programme résulte d’une proposition portée par le département –, couronnée de succès, au sens où cette proposition a été sélectionnée, ne se soit pas assortie à l’époque d’une mesure exacte de l’engagement aux longs cours que représentait le portage de ce programme. Chemin faisant, il est cependant apparu nécessaire de laisser une marge de manœuvre au pilotage du projet, grâce au comex, tout en consolidant une gouvernance collective impliquant les responsables politiques des trois départements, les acteurs et les agences mises en place par les autorités de santé pour gérer les aspects médicaux de la santé sur le territoire. L’hypothèse d’un « comité d’accès aux soins », expérimental, résulte de ce constat.

Le concept de « gouvernance transformative »

La gouvernance transformative d’écosystèmes d’innovation est définie par Totti Könnölä3 selon cinq dimensions :

  • la diversité (« diversity ») ;
  • la connectivité (« connectivity ») ;
  • le polycentrisme (« polycentricity ») ;
  • la redondance (« redondancy ») ;
  • la directionnalité (« directionnality »).

Tout en aidant à souligner l’absence de ces caractéristiques dans la plupart des écosystèmes territoriaux de santé en France, ces cinq caractéristiques ouvrent des pistes pour transformer cette situation et trouver des réponses aux questions de gouvernance telles que posées par le programme e-Meuse Santé :

  • diversité : aujourd’hui, le secteur de la santé est entre les mains de professionnels et organisations agréées, sous le contrôle des institutions. Dans les TIGA Santé, des opérateurs autres, publics (c’est-à-dire l’agence d’urbanisme) comme privés (entreprises) sont associés dès le lancement du programme, d’autres pourront être recrutés au fil du temps ;
  • connectivité : des normes techniques sont fournies par la DNS, assorties de règles du jeu sur des domaines prédéfinis pour intégrer des acteurs spécialisés (opérateurs de services tels que la messagerie sécurisée, par exemple). Dans les TIGA Santé, une animation vise plus globalement à développer l’interaction entre toutes les parties prenantes du territoire ;
  • polycentrisme : dans les territoires, l’hôpital reste l’acteur central, assujetti aux autorités nationales qui disent les bonnes pratiques assorties d’obligations réglementaires, et les délégations territoriales s’inscrivent dans des schémas validés. Les TIGA Santé font émerger un centre de décision territorial complémentaire, sur l’accès au soin et la prévention visant une évaluation en cohérence à la fois avec les normes nationales et les priorités locales ;
  • redondance : les acteurs économiques se partagent le marché, au risque d’une balkanisation de ce dernier. Le cadre d’évaluation visé par e-Meuse Santé, dont l’ambition est de faire référence dans d’autres territoires, autorise la redondance des réponses à un besoin donné tout en favorisant la diffusion de solutions compatibles ;
  • directionnalité : la priorité est donnée aux règles techniques et à l’attribution de marchés suite à des appels, avec des directives favorisant le principe de précaution. Dans les TIGA Santé, tout en se conformant absolument aux règles nationales et européennes de protection des personnes, les orientations politiques locales sont traduites en exigences de création de valeurs pertinentes.

Cette analyse, synthétisée dans le tableau ci-dessous, semble ainsi suggérer que la double gouvernance du programme e-Meuse Santé lui permettrait de faire face aux tensions entre exigences sanitaires et territoriales. C’est d’ailleurs ce que défend la filière santé numérique (FSN)4 avec un consortium de sept structures porté par l’université de technologies de Troyes, après avoir remporté l’appel d’offres d’e-Meuse en 2024.

  1. Picard R. et Hill N., Structuration de la filière en Santé numérique, rapport, 2021, Conseil numérique en santé et Conseil général de l’économie de l’industrie, de l’énergie et des technologies.
  2. Porter M., “Clusters and the New Economics of Competition”, Harvard Business Review nov.-déc. 1998, p. 77-90.
  3. Könnölä T. et al., “Transformative Governance of Innovation Ecosystems”, Technological Forecasting and Social Change 2021, vol. 173.
  4. La FSN est un collectif issu de groupes de travail mis en place par la DNS. Aujourd’hui constituée en association loi 1901, elle contribue à la fertilisation croisée des expériences des territoires d’innovation en santé, tout en travaillant aux conditions permettant d’y développer une vision de santé publique conforme aux expériences les plus avancées en la matière, notamment celles développées par la FHF. Elle est associée au projet de recherche ANR DynSanté sur les écosystèmes d’innovation en santé, voir : https://dynsante.com/
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Par
Robert Picard

Robert

Picard

Référent santé

Conseil général de l'Economie (CGE), Ministère de l'Economie et des Finances

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,
,
Samuel James

Samuel

James

Chargé d'études et d'évaluation

Institut National de la Jeunesse et de l'Éducation Populaire

et
Mathias Béjean

Mathias

Béjean

Professeur des universités

Université Paris-Est Créteil et École polytechnique

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