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Dossier

La résilience des territoires au-delà de la « culture du risque »

Le 9 juin 2019

Recouvrant désormais la question de la prise en compte de toutes les catégories d’aléas et de risques majeurs auxquels nos territoires sont confrontés, la résilience est un concept en plein essor. Villes et collectivités locales s’en emparent progressivement et élaborent des stratégies pour faire face à l’incertitude radicale de notre époque. Art d’anticiper et de prévenir mais aussi de se remettre d’une catastrophe, la résilience est encore trop souvent utilisée comme un concept de transition entre deux époques de l’administration des territoires. L’enjeu actuel consiste aussi à l’appréhender comme un moyen pour muter, être en mesure d’agir volontairement sur nos cultures et notre façon de concevoir les politiques publiques. Retours d’expérience et éléments de réflexion pour inciter les décideurs publics à passer à l’acte.

L’expansion du domaine de la résilience

Le concept de résilience des territoires et des politiques publiques est très à la mode. S’il en agace certains et ne fait clairement pas partie du langage de la rue, il apparaît à ce jour comme un concept de transition entre deux époques de l’administration des territoires. Le terme vient de l’anglais resilience qui vient de resilio, ire en latin ou « sauter en arrière », « rebondir, résister ». La résilience est utilisée dans de nombreux domaines. On rappelle souvent qu’elle désigne la capacité d’un matériau à absorber de l’énergie sous l’effet d’un choc, d’un écosystème à s’adapter à des bouleversements, d’un individu à trouver les ressources pour se remettre d’un traumatisme physique ou psychique. Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, l’un des théoriciens de la résilience en France, propose une définition globale : « La résilience dans sa forme complète comporte quatre phases successives : se préparer à la catastrophe, y résister, reconstruire ce qui a été détruit en essayant d’éviter les erreurs du passé, et réduire les séquelles physiques et psychiques des victimes. Les deux dernières phases permettent de se préparer à l’arrivée d’une catastrophe identique ou différente. »1

En France, la ville de Paris a rejoint le programme des 100 Resilients Cities financé par la fondation Rockefeller et dispose d’un Haut-Commissariat à la résilience, dont la mission et de concrétiser cette approche à l’échelle de la capitale2. Le concept recouvre désormais la question de la prise en compte de toutes les catégories d’aléas et de risques majeurs auxquels nos territoires sont confrontés. Ce sont les risques naturels : feux de forêt, mouvements de terrain, séismes, émissions polluantes, activités volcaniques, risques d’inondations et de crues. Ce sont les dégâts liés à des phénomènes climatiques extrêmes notamment entraînés par le réchauffement climatique, tels que les tornades, des typhons, les canicules, la pollution atmosphérique. Ce sont les risques technologiques : le risque nucléaire, chimique, lié à la gestion des infrastructures de transport, d’électricité, de communication, etc. Ce sont les risques sanitaires en général, d’épidémies et de pandémies, de pollutions des écosystèmes. La notion de risque majeur concerne enfin les risques économiques et industriels, tels que des fermetures d’usine et la décroissance d’un territoire, les crises sociales, les phénomènes de migrations, les guerres et le terrorisme. À cela s’ajoute désormais l’anticipation de futures collisions majeures d’astéroïdes. Un exercice international a été réalisé fin avril 2019 aux États-Unis et s’est soldé, à ce stade, par la destruction totale de New-York3.

Dans l’acception commune être résilient, c’est ainsi savoir anticiper, guérir, apprendre pour prévoir les prochaines crises. Mais en poussant le concept, ce serait aussi : accepter de muter et être en mesure de changer volontairement nos cultures.

La nouvelle culture de gestion du risque pour les communes

Face à cette diversité de risques, chaque territoire a pour devoir d’anticiper, de se préparer, de développer une nouvelle culture du risque. Il incombe à un maire de recenser les risques pesant sur les zones d’habitation, les entreprises, les bâtiments recevant du public, les aires de loisir, les personnes vulnérables, les aménagements à venir, de cartographier les cavités souterraines pouvant provoquer des effondrements du sol. Les communes sont tenues de rédiger un document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM) conformément au dossier départemental de référence (le dossier départemental sur les risques majeurs [DDRM]), et, selon les contextes, des plans de prévention des risques naturels (PPRN), des plans communal de sûreté (PCS) dans le cas du risque nucléaire ou d’inondation, par exemple. Catherine Ferrier, préfète du Cher, constate qu’à ce sujet : « La population ne nous autorise plus la faute. Je la trouve très bien cette exigence. Du coup n’ayant pas le droit à la faute, pour un maire, une petite commune sans équipe, c’est devenu compliqué d’administrer un territoire. Il faut travailler sur ce sujet. » On peut sans doute distinguer les communes exposées à des événements réguliers et probables, disposant d’une culture du risque et d’une mémoire des événements, et les autres. « Quand les territoires sont confrontés à l’événement, ils se rendent compte qu’il n’y a pas que le curatif qui marche, car il coûte très cher. La question est de savoir comment les autres territoires peuvent apprendre ? L’enjeu, est de faire circuler l’information pour que les territoires n’ayant pas ce vécu-là puissent avoir une prise de conscience » explique Anne Chanal, cheffe du service vulnérabilité et gestion de crise du CEREMA. L’histoire de cet organisme permet d’ailleurs de comprendre ce que la notion de résilience a apporté à la gestion publique. « Avant, les politiques publiques étaient davantage sectorielles. Pour prendre en compte les risques, nous cherchions à mieux connaître les aléas (inondations, mouvement de terrain, etc.). Depuis 10 ans, nous avons évolué sur la question en identifiant plus précisément ce qui est vulnérable sur un territoire et comment il peut être touché par un aléa. Le CEREMA a pu être un acteur de cette évolution qui implique davantage de croisement entre les différentes politiques publiques, grâce à sa pluridisciplinarité. Le passage à la notion de résilience a donc permis de construire un pont entre l’ensemble des problématiques sur lesquelles il était question d’être plus robuste. Cela recouvre l’anticipation, la construction, la prévention, l’amélioration des aménagements. La résilience est ainsi une approche globale et positive pour montrer que l’on peut faire face à des événements susceptibles de se produire », précise Anne Chanal.

La résilience ou l’art d’anticiper et de prévenir

Les générations ayant connu la Seconde Guerre mondiale se souviennent des sirènes précédant des bombardements, les générations suivantes se sont habituées aux traditionnels exercices incendie dans les écoles et les entreprises. Ces derniers se sont mués en exercice de confinement dans le cadre du plan particulier de mise en sûreté (PPMS) mis en place dès la maternelle pour prévenir des risques technologiques et terroristes. Il fait notamment suite aux événements du 11 septembre 2001 et à l’explosion de la centrale AZF quelques jours plus tard. Pour mesurer le chemin parcouru dans les esprits, il est intéressant de noter que confiner des élèves de trois ans sous une table en les alertant d’un « risque d’intrusion » aurait sans doute semblé inimaginable dans les années quatre-vingt-dix. Une scène éloquente du film La lutte des classes4 actuellement sur les écrans, met en exergue cette situation des plus singulières dans une école primaire de la région parisienne.

La question des inondations est emblématique des moyens et procédures de plus en plus précises engagés par les parties prenantes autour des risques majeurs. L’ouvrage de Marcel Champion5 qui référence 1 300 ans de crues dévastatrices en France, notamment liées à la Loire, au Rhône, à la Seine, témoigne de l’empreinte séculaire que ces événements ont laissé dans les imaginaires. Si la crue de 1910 à Paris a frappé les mémoires, cent ans plus tard, il apparaît que le risque inondation n’est plus intégré dans l’ADN des Parisiens. Or, le travail de mémoire des accidents est un élément-clé de la prévention. « On est arrivé au centenaire de la crue de 1910. Les acteurs avaient conscience qu’ils étaient en train de perdre cette mémoire. Ils ont utilisé la commémoration du centenaire, pour re-sensibiliser tout le monde. La préfecture de Paris a fait un important travail pour vérifier la vulnérabilité des différents réseaux, organiser des exercices. En 2016-2018, il y a eu de gros événements. L’histoire a montré que l’on n’était pas à l’abri d’une nouvelle inondation », raconte Anne Chanal. C’est pourquoi le CEREMA réalise des retours d’expérience comme après la crue de Draguignan de 2010 ayant fait 25 victimes. « Nous avons eu une mission d’analyser quelle était la situation de ces victimes. Est-ce qu’elles étaient sur la route, dans leur maison, qu’elle a été la démarche qui a fait qu’elles se sont mises dans une situation de danger ? », poursuit Anne Chanal.

« Depuis 10 ans, nous avons évolué sur la question en identifiant plus précisément ce qui est vulnérable sur un territoire et comment il peut être touché par un aléa [...] Le passage à la notion de résilience a donc permis de construire un pont entre l’ensemble des problématiques sur lesquelles il était question d’être plus robustes », explique Anne Chanal, cheffe du service vulnérabilité et gestion de crise du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA).

Le 22 mars 2019, le collectif artistique La folie kilomètre6 proposait la performance Une nuit, consistant à faire vivre une situation de crue à Chalon-sur-Saône. Lauréat d’un appel à projet du plan Rhône en 2017, porté par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) Auvergne-Rhône-Alpes, l’action est programmée sur d’autres villes sensibles : Arles, Villeurbanne, Salaise-sur-Sanne, Valence. Au cours de cette expérience, le public est invité à dormir dans un gymnase et prendre la mesure des causes et implications d’un phénomène de crue. L’événement est organisé avec la participation d’EDF, la Croix-Rouge française, les services de la protection civile et de l’État qui se rencontraient parfois pour la première fois dans ce type de contexte. Une fausse réunion de presse était proposée ainsi qu’un spectacle mettant en perspective l’imaginaire des crues. Abigaël Lordon, membre du collectif, explique : « Ce qui nous intéresse ce n’est pas tant de provoquer des conditions réelles, car la peur fait écran. Les leviers, c’est comment nous partons d’une situation de catastrophe pour ouvrir vers des possibles. Cela convoque l’imaginaire et des endroits qui ne sont pas du tout convoqués par les institutions. Cela permet d’explorer d’autres états et de créer une prise de conscience dans le public. Il peut se dire : « Est-ce que je suis concerné, un peu, pas du tout, comment je me comporterais ? Qu’est-ce que cela soulève comme question dans mon quotidien ? »

Le sujet de la résilience est d’actualité dans bien des domaines. Du 18 au 20 mars 2019 avait lieu à Paris et au Beffroi de Montrouge la Biennale des territoires7 organisée par le CEREMA. Cet événement était dédié à la vulnérabilité et la résilience des réseaux de transports. « Le réseau routier peut-il servir à autre chose que la circulation traditionnelle des voitures et des poids lourds ? Pourra-t-il s’adapter à de nouveaux usages ? C’est un enjeu de la résilience des réseaux de transport », a déclaré François De Rugy, lors de l’inauguration, rappelant que l’adaptation des réseaux de transports contribue aussi à la lutte contre le réchauffement climatique en favorisant de nouvelles formes de mobilités.

Le 3 avril 2019 avait lieu dans le Cher un exercice nucléaire national autour de la centrale de Belleville-sur-Loire. En matière de culture du risque, la France, premier pays nucléarisé, ne possède pas de mémoire directe de l’accident nucléaire. Des millions de personnes seraient pourtant concernées par un accident de même ampleur que Fukushima ou Tchernobyl, comme le montre une cartographie réalisée par Greenpeace. Fukushima a modifié les politiques de prévention et de sécurisation en élargissant notamment le périmètre d’exercice nucléaire de 10 à 20 km autour de l’accident. Ainsi, ce 3 avril 67 communes étaient impliquées dans les 20 km entourant la centrale de Belleville-sur-Loire, concernant deux régions et quatre départements : la Nièvre, le Loiret, l’Yonne et le Cher. Il s’agissait d’un « exercice national sur table » impliquant notamment, outre les préfectures, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la gendarmerie, la police, les pompiers, les maires, l’Autorité régionale de santé (ARS), la Direction départementale du territoire (DDT), le Conseil départemental, l’Éducation nationale, le Délégué militaire départemental (DMD), le ministère de l’Intérieur de la place Beauvau et bien entendu l’exploitant EDF. « Un exercice sur table cela veut dire que l’on ne connaît pas le scénario à l’avance. La première étape est de contacter les maires. Les réseaux sociaux sont investis et Radio France, avec laquelle une convention existe pour diffuser des messages en cas d’incident. Les moyens sont déployés en fonction de l’évolution du scénario, c’est-à-dire : avec ou sans rejets dans l’atmosphère, des nécessités de confinement ou pas. L’exercice portait cette fois-ci sur une absence d’alimentation en eau sur une tranche du réacteur, ayant pour conséquence un rejet dans l’atmosphère », raconte François Bourneau le directeur de cabinet de la préfète du Cher.

Cet exercice ne comportait pas de déplacement de population. Dans un rayon de 10 km les habitants sont déjà acculturés depuis plusieurs années. Ils disposent notamment de comprimés d’iode, renouvelés lorsqu’ils atteignent leur date de péremption. En revanche dans un rayon de 20 km, l’essentiel reste encore à construire. Cette fois-ci, des lycéens étaient conventionnés pour poser des questions par Internet. Par exemple : « Est-ce que je peux joindre ma grand-mère, aller chercher ma fille à l’école, manger une salade du jardin ? » Les gendarmes étaient en patrouille. Certains maires se rendaient dans des bars pour compter le nombre de personnes présentes toutes les demi-heures. L’exercice permet à la préfecture et aux acteurs de tirer plusieurs enseignements. Pour la préfète Catherine Ferrier : « L’un des enseignements est qu’il me faut deux sous-préfets pour gérer les aspects communication d’une telle crise. L’un des enjeux majeurs est d’arrêter rapidement la diffusion de fake news, qui peuvent engendrer des effets de panique. À ce jour les cellules de crises sont branchées sur les réseaux sociaux, qui doivent être réactives et s’appuient pour ce type d’exercice sur des cabinets privés recrutés par l’ASN ; un autre sous-préfet doit s’occuper de l’interface avec les usagers qui nous téléphonent, autant pour leur donner de l’information que pour en prendre. » Un autre enseignement porte sur la communication interdépartementale et la mise en place une chaîne de commandement sur plusieurs départements et régions. Enfin le principal défi soulevé par cet exercice est de parvenir à mobiliser les maires et les populations. « Il est essentiel que les PCS soient à jour, avec les bonnes adresses et numéros de téléphone. L’urgence peut être de savoir qui a la clé pour ouvrir un gymnase. Dans une situation où il devrait y avoir un PCS et il n’y en a pas, cela pourrait engager la responsabilité du maire », explique le directeur de cabinet de la préfecture du Cher. La préfète reconnaît que dans les 20 km, les maires vont devoir formaliser leur PCS malgré pour certains un manque de moyens. « Si j’avais une recommandation, c’est que le maire se soit vraiment imaginé la situation de devoir prévenir la population. Un message doit passer : “Si vous voulez que l’on vous sauve, il faut que l’on vous connaisse. C’est pourquoi le fait d’être connecté aux réseaux sociaux est primordial. L’enjeu pour moi est que la population soit abonnée.” Pour les personnes non connectées, le dispositif “citoyens vigilants” existe. Nous faisons des conventions citoyens vigilants avec la gendarmerie pour que les citoyens vérifient, par exemple, si les volets de la voisine sont ouverts », explique la préfère du Cher. Catherine Ferrier remarque par ailleurs que contrairement aux idées reçues, l’incident nucléaire est à propagation lente. La prise d’une pastille d’iode, protectrice de la glande thyroïde, laisse 24 heures pour évacuer, contrairement aux incendies et inondations où il est question d’intervenir au plus vite. « Il faut que nous fassions comprendre à nos concitoyens que s’il y a une crise, on a tous besoin les uns des autres, pour qu’il n’y ait pas de dégâts. Une fois que chacun aura compris cela, et compris son rôle, nous aurons atteint une résilience de la société. La résilience des institutions commence à être bien rodée. Il nous manque celle de la population qui repose qu’une réalité : la sécurité est l’affaire de tous », conclut enfin la préfète.

La résilience, ou l’art de se remettre d’une catastrophe

Le second versant de la résilience est celui qui consiste non plus à prévenir, mais à guérir. Comment se reconstruire après la destruction d’une ville comme à La Nouvelle-Orléans, le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima, ou bien d’une attaque terroriste, mais encore la désindustrialisation rapide d’une ville ? Cette question fait apparaître l’une des limites du concept de résilience. La Nouvelle-Orléans dévastée en 2005 est souvent citée comme un exemple de résilience territoriale mais avec des bémols, comme « des services publics démantelés au bénéfice de structures privées », remarque le chercheur R. Baker8. Pour le chercheur suisse Romain Felli9, le concept de résilience correspondrait aussi à l’émergence d’une norme internationale cherchant à adapter les sociétés à l’irruption d’événements inéluctables, davantage qu’à les empêcher. « Le but de la politique environnementale internationale serait désormais moins de lutter contre les changements environnementaux que de créer les conditions dans lesquelles les individus, les régions, les systèmes socio-écologiques, voire les États, pourraient non seulement “vivre avec” ce changement, mais même en tirer profit. L’émergence de la “résilience” comme éthique est la condition de cette nouvelle manière productive de concevoir les rapports entre changement environnemental et société. »

Serge Tisseron, auteur de La résilience10 revient ainsi sur l’émergence du concept : « Le mot de résilience a été très vite perçu comme un remède universel à tous les maux. Ceux qui en ont fait un fonds de commerce y ont contribué, mais sa réussite n’aurait jamais été aussi grande s’il n’était pas arrivé en France à un moment où une crise économique et sociale s’abattait sur une large partie de la population qui ne s’y était pas préparée, tant les Trente Glorieuses semblaient annoncer un futur toujours plus radieux. Du coup, chacun a eu envie de croire qu’il « peut toujours s’en sortir grâce à la résilience. » Ce concept a ainsi mobilisé un imaginaire du héros et peut aboutir à une culpabilisation des personnes jugées non résilientes. « Aujourd’hui, la diffusion du concept sous sa forme sociétale et non plus individuelle est un grand progrès, mais elle est aussi alimentée par des institutions qui ont envie de se désengager des politiques de protection des populations. Il ne s’agit plus d’exalter la résilience personnelle de chacun, présentée comme une qualité à cultiver et qui récompenserait les plus méritants dans leurs efforts pour l’acquérir, comme dans les années quatre-vingt-dix, mais la capacité de se prendre en charge collectivement sans attendre de directives venues d’en haut et encore moins de soutien des institutions établies. »11 La synergie des pouvoirs publics, des associations et des particuliers serait donc indispensable. « C’est encore souvent sur le versant de la débrouillardise et de la force de caractère que l’on pense la résilience. Nous devons rompre avec cette vision et la penser du côté de la qualité des liens. Une société résiliente n’est pas une société constituée d’individus résilients, mais une société dans laquelle chacun se sent solidaire de tous les autres, de façon concrète, quotidienne, et active », conclut Serge Tisseron, qui a fondé en 2008 l’Institut pour l’histoire et la mémoire des catastrophes, puis le site Mémoire des catastrophes12 afin de développer cette « indispensable » culture collective du risque appuyée sur la mémoire collective.

La résilience de demain, ou le courage de réinterroger nos cultures

Dans l’acception commune être résilient c’est ainsi savoir anticiper, guérir, apprendre pour prévoir les prochaines crises. Mais en poussant le concept, ce serait aussi : accepter de muter et être en mesure de changer volontairement nos cultures. On pense à la ville d’Ungersheim dans le Haut-Rhin, étant passée à l’autonomie alimentaire et énergétique notamment, là où bien des communes estiment encore la tâche impossible. On pense à la ville de Loos-En-Gohelle, dans le Nord-Pas-de-Calais, qui, autour de son maire Jean-François Caron, et précédemment de son père Marcel Caron, incarne depuis la fin des années soixante-dix la ville résiliente ayant su passer d’une culture minière décimée à une ville pilote du développement durable. La ville de Loos-en-Gohelle est à l’initiative d’un travail13 avec l’Institut européen de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération et trois autres villes pilotes françaises, visant à référencer les invariants méthodologiques des villes en transition. Quatre invariants principaux ont été repérés. Le premier porte sur l’engagement des acteurs, la capacité pour les citoyens à sortir d’une forme de consumérisme, mais encore pour les politiques publiques et les élus à s’engager sur la durée. Le deuxième est la capacité à faire système et à faire sens mais encore de savoir raconter, faire culture en faisant des liens entre les sujets. Le troisième porte sur la coopération et les changements de postures et le dernier sur l’évaluation de la valeur créée, et notamment de tout ce qui n’est pas monétaire parce que la transition produit énormément de richesse mais qui est souvent invisible. Les Gohélliades – un festival culturel populaire – de Loos-En-Gohelle existent depuis 1984 autour des terrils. Elles ont permis de faire le deuil de la mine et de poser les bases d’un renouvellement culturel, social et économique. Pour Julian Perdrigeat, directeur de cabinet de la mairie de Loos-En-Gohelle « cet événement existe toujours, alors que les cycles électoraux et 30 ans sont passés ». De la même manière, la question de la transition alimentaire demande du temps note-t-il : « Les agriculteurs sont sur des temps très longs avec des négociations qui peuvent mettre 5-6 ans pour aboutir. Il poursuit : La systémique, c’est la question de savoir définir un périmètre d’acteurs, pour faire système. Et c’est un périmètre d’enjeux que l’on articule les uns aux autres. Cet outil permet de capter la question des nouveaux modèles économiques, d’encastrer des rapports de production, de consommation, de créer une valeur collective. Par exemple, un système alimentaire communal prend tout son sens quand il vient changer la vie des gens, et donc s’il est porté ou articulé à une échelle d’agglo par exemple, là où on peut mutualiser, trouver des synergies dans un périmètre d’acteurs élargi. Or la coopération entre ces acteurs repose sur des dimensions horizontales, transversales et verticales qui sont complémentaires. »

À travers l’exemple des villes en transition, on voit clairement que l’enjeu de la résilience n’est pas seulement de conserver un existant mais d’avoir à assumer par anticipation ou après-coup des changements profonds d’identité et de culture. Et ce travail porte bien plus loin que celui de l’anticipation et de la guérison. Le site villeresiliente.org14 dédié notamment au développement des circuits courts et de la permaculture fait, par exemple, le lien entre le sujet du risque et l’enjeu de la mutation culturelle : « En cas de blocus (routier ou autre), la ville ne possède que trois jours de réserves. Les Parisiens sont d’autant plus vulnérables que les produits viennent souvent de très loin et passent quasi systématiquement par la case Rungis et accumulent les food miles (kilomètres alimentaires). Ce sont souvent plusieurs milliers de kilomètres (3 500 pour un pot de yaourt) qui sont parcourus par les aliments, sans compter le déplacement du consommateur au supermarché, bien souvent en voiture. »

Se pose alors une question plus épineuse : comment nos sociétés sont-elles en mesure de prendre en compte les conséquences de nos fragilités culturelles se trouvant parfois à la base de nombre de risques majeurs ? Cette prise en compte suppose d’aller au fond des choses, à froid, aux endroits les plus chauds souvent. Par exemple : que donnerait une véritable politique de résilience éducative à tous les étages ? Que serait une politique de résilience migratoire, au-delà du déni, de la bien pensance et du repli nationaliste ? Que serait une résilience sociale et économique interrogeant la place de la valeur économique matérielle et financière dans nos sociétés au-delà du concept de résilience du système bancaire et du marché de l’emploi ?

Sur ces questions on pense à la ville de Grande-Synthe dans le Nord-Pas-de-Calais dont le maire Damien Carême, s’est auto-saisi de la question des migrants, en construisant avec toutes les bonnes volontés du pays, un centre d’accueil, au moment où l’évitement dominait. Ce dernier projette de mettre en œuvre un revenu minimum social garanti (MSG)15 et expérimente depuis le 30 avril 2019 le premier « revenu de transition écologique »16. Ce type d’initiative donnerait la tonalité de ce que seraient des territoires, élus, citoyens et acteurs à l’avant-garde de la résilience : ils décideraient d’acter, puis d’affronter les fragilités et les dysfonctionnements culturels profonds de nos sociétés, au lieu de les transmettre par manque de résignation et manque d’inspiration aux futures générations. Ils partiraient de l’idée que le risque le moins acceptable ne serait pas tant celui de la crue soudaine ou mal anticipée, que les conséquences sur le long cours du déni social et culturel dont sont capables des économies, administrations et comportements sociaux fondés principalement sur des modèles gestionnaires et sécuritaires.

  1. Tisseron S., La résilience, 5e éd., 2014, PUF.
  2. À ce sujet, voir Fompeyrine N., « Révéler et renforcer la résilience de Paris », Horizons publics mai-juin 2019, no 9, p. 40.
  3. AFP, « Un exercice de simulation d’astéroïde se termine par l’annihilation de New York », lexpress.fr mai 2019 (consulté le 10 mai 2019).
  4. Leclerc M. et Kasmi B., La lutte des classes, film, avr. 2019.
  5. L’ouvrage majeur de Maurice Champion, Les inondations en France du vie siècle à nos jours, sorti en 1856, est considéré comme la bible des hydrologues et des gestionnaires de cours d’eau ; http://www.georisques.gouv.fr/articles/le-grand-roman-des-crues-de-la-france-loeuvre-monumentale-de-maurice-champion
  6. http://www.lafoliekilometre.org/
  7. http://www.biennaledesterritoires.fr/
  8. “We finally cleaned up public housing in New Orleans. We couldn’t do it, but God did it”, Roger Baker cité dans Klein N., The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, 2008, Penguin.
  9. « Adaptation et résilience : critique de la nouvelle éthique de la politique environnementale internationale », Revue éthique publique 2014, vol. 16, no 1.
  10. Tisseron S., La résilience, op. cit.
  11. Ibid.
  12. https://memoiresdescatastrophes.org/, la mémoire de chacun au service de la résilience de tous.
  13. https://www.ieefc.eu/project/vptpt/
  14. https://villeresiliente.org/objet/
  15. http://www.ville-grande-synthe.fr/2019/01/23/msg/
  16. Jolly P., « Damien Carême, chantre de l’écologie comme remède aux crises », lemonde.fr 27 avr. 2019.
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