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Dossier

L’accueil en mille morceaux

Maison France Service
À Saint-Méen-le-Grand (Ille-et-Vilaine), l’espace France services fait l’objet d’une expérimentation qui s’appuie sur la méthodologie de design de service : l'objectif est d'aller vers les usagers en les recevant derrière des bornes mobiles d'accueil plutôt que des guichets classiques.
©DR
Le 4 juillet 2022

« Nous ne savons pas résister à la tentation technologique » constatait un ancien président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). De fait, ce qu’il est advenu de certains guichets qui ont purement et simplement disparu, démarches dématérialisées obligent, ou qui ne sont plus accessibles qu’après des rendez-vous pris en ligne, en dit long sur la disparition du contact humain qui a cours dans les relations entre les usagers et l’administration. Et lorsque des initiatives au niveau local telles que les maisons France services (MFS) semblent réussir à pallier cette carence, à instaurer un climat de confiance avec les citoyens, elles sont menacées d’être submergées par ce succès et/ou le manque de moyens, l’État les utilisant systématiquement comme palliatif à ses dysfonctionnements et autres dérapages numériques.

À la fin des années 1970, le groupe de rock français Téléphone chantait : « Caché dans ton guichet contreplaqué, aggloméré, linoléum, bureau des PTT toute la sainte journée j’ai à te parler » 1 contribuant à donner une image peu flatteuse de ce que Charles Péguy nommait, dès le début du xxe siècle, « le guichet discriminant et la servitude librement consentis » 2 de ceux qui défilent devant. Albert Camus, s’il n’a pas aussi explicitement évoqué le guichet a pour sa part, pointé, et ce dès 19463, le caractère déshumanisant de la bureaucratie : « À force de papiers, de bureaux, et de fonctionnaires, on crée un monde où la chaleur humaine disparaît, où aucun homme ne peut en toucher un autre, si ce n’est à travers le dédale de ce qu’on appelle les formalités […] le culte de l’efficacité et de l’abstraction. Voilà pourquoi l’homme d’aujourd’hui en Europe ne connaît plus que la solitude et le silence […]. Il est vrai sur le plan de la technique que, de plus en plus, la présence humaine, le contact humain est remplacé par l’intermédiaire de l’instrument mécanique ! »

On connaît également la « main gauche de l’État » de Pierre Bourdieu4 ainsi que ses travaux sur la discrimination de l’intelligence entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent. Une discrimination issue directement de la division scientifique du travail qui en l’espèce s’exerce tant sur ceux qui sont derrière le guichet (les guichetiers devenus « agents d’accueil », mais toujours au bas de l’échelle de la grille de la fonction publique, dont le métier peine à être reconnu et qui ne sont pas là pour penser – combien sont consultés lors de la mise en place de nouvelles procédures ? – mais pour exécuter) que sur ceux qui sont devant (les usagers devenus « clients » et tous supposés autonomes, connectés et responsables sous la bannière d’une vision néo-libérale de la société et de démarches importées du secteur privé, mais dont l’accès aux droits sociaux est, pour les usagers « non connectés », menacés).

La fin du guichet ?

Si le guichet cristallise autant les attentes et les critiques, c’est qu’il n’est pas un simple lieu fonctionnel d’accès, mais qu’il symbolise les rapports entre l’État et les citoyens : « Le guichet a une dimension politique. C’est le lieu où les dispositions législatives sont rendues concrètes, où se forgent les perceptions de ce qui constitue, au quotidien, l’État, et d’où ressortent des sentiments tels que juste/injuste, égalité/discrimination, solitude/accompagnement, bon/mauvais accueil, par exemple pour les étrangers. On le pense, à tort routinier et anonyme, alors que c’est un univers social où l’agent ajuste en permanence sa conduite face aux demandes qui lui sont faites », souligne Vincent Dubois, professeur de sociologie et science politique à l’université de Strasbourg qui rappelle que la réforme de l’accueil n’est pas une question nouvelle puisque, dans les années 1940, l’État demandait à ses représentants d’avoir des bureaux mieux tenus et une plus grande disponibilité. Auteur d’un ouvrage consacré à La vie au guichet5, Vincent Dubois confie que s’il devait écrire un nouvel opus sur le sujet il l’intitulerait plutôt La fin du guichet ?.

Le guichet a une dimension politique [...] c’est le lieu d’où ressortent des sentiments tels que juste/injuste, égalité/discrimination, solitude/accompagnement, bon/mauvais accueil.

L’histoire du guichet est en effet étroitement liée à la direction qu’une société s’assigne. Ainsi l’État social né après 1945 découle en droite ligne de la société industrielle capitaliste et libérale du xixe siècle : « La solidarité avait alors été conçue comme une vaste machine anonyme de redistribution des richesses à l’échelle nationale », a rappelé Alain Supiot, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France6. C’est donc à des guichets tout aussi anonymes, aux emplacements fixes, aux couleurs et aux mobiliers ternes, que l’usager s’est longtemps adressé, pour effectuer ses démarches administratives, à des guichetiers, peu ou pas diplômés, retranchés derrière une vitre ou un grillage et qui effectuaient souvent toute leur carrière au même poste.

La vie au guichet

À la fin des Trente Glorieuses, ce paysage va commencer à changer sous l’effet des transformations intérieures à l’administration avec des évolutions similaires à celles des banques, qui, devançant l’État, avaient commencé à mettre en place de nouvelles politiques d’accueil des clients (effectifs réduits aux guichets, fermetures d’agences, etc.) puis sur un plan général avec le tournant néo-libéral pris dans les années 1980-1990 où les usagers-clients doivent devenir autonomes et responsables de leur santé, de leur parcours emploi, de leur retraite, etc. Primauté est ainsi donnée aux choix individuels.

Jusqu’au milieu des années 1990, il était, en général, encore possible de se rendre librement à un guichet pour avoir à faire à un agent. Toutefois, certaines caisses d’allocations familiales (CAF), par exemple, ont commencé à mettre en place des hôtes de pré-accueil pour demander les raisons des visites et orienter les usagers, tout comme des vigiles ont commencé à apparaître. Petit à petit les filtrages d’accès aux guichets et les bornes d’accueil se sont généralisés. Enfin, on a abouti à la mise en place d’un système restrictif où l’accueil ne se fait que sur rendez-vous, soit pris en ligne ou sur les bornes par l’usager, soit dans le cas des CAF, sollicité également par l’institution pour faire le point sur la situation d’une personne sélectionnée : « Il est désormais beaucoup plus difficile, voire impossible, d’avoir un accès direct à un agent. Tout est fait pour limiter le face-à-face direct », observe Vincent Dubois. Si cette tendance n’est pas propre à la France, et a même vu le jour bien plus tôt dans certains pays, le taux d’accompagnement, par exemple, des chômeurs par conseiller est en revanche beaucoup plus élevé au Royaume-Uni et au Danemark, rendant possible un véritable travail d’accompagnement, tandis qu’un conseiller Pôle emploi gère de l’ordre de 150 à 200 demandeurs d’emploi et pratique plus qu’auparavant les rendez-vous à distance.

La « maltraitance administrative »

Du côté du Défenseur des droits, dernier recours non-juridictionnel des usagers en cas de « maltraitance administrative » avérée (115 000 réclamations lui ont été adressées en 2021, soit 15 % de plus qu’en 2020), on constate également que le rendez-vous physique tend à devenir l’exception : « Avant même que leurs cas soient éventuellement résolus, les gens nous remercient de leur accorder un temps d’écoute lors d’un rendez-vous physique où l’on se parle les yeux dans les yeux. En outre, ils ont nos noms, nos coordonnées alors que l’anonymat est en passe de devenir la règle dans les rapports entre les usagers et l’administration. Ainsi, les boîtes e-mail fonctionnelles destinées à recevoir les courriers des usagers sont totalement anonymes et l’on ne sait donc pas qui a reçu le courrier et qui va traiter la demande. De plus, les courriers comportant des décisions relatives à tel ou tel droit social ne sont, parfois, ni motivés ni signés », souligne Dominique Sabourault, délégué du Défenseur des droits pour l’Indre, qui estime que la simplification peut aussi conduire à la complexification.

Remplir des procédures administratives en ligne peut, en effet, faire gagner du temps tout autant qu’il peut en faire perdre si, par exemple, l’on oublie simplement de cocher une case : la demande sera alors rejetée et repartira dans un système anonyme : « J’ai eu à traiter le cas d’une dame qui demandait une carte vitale, mais dont le dossier restait en suspens sans qu’on lui fournisse d’explication. Or, elle devait engager des dépenses de santé. Pour débloquer la situation, il nous a fallu remonter le fil de la démarche en ligne afin de trouver le point de blocage », se souvient Dominique Sabourault. Une demande faite à un guichet aurait permis plus facilement à un agent de repérer l’élément manquant au dossier et demander à la personne d’agir en conséquence.

La dématérialisation quasi générale des déclarations d’impôts cette année a notamment comme conséquence la visite de contribuables dans des permanences régionales du Défenseur des droits qui s’inquiètent de ne pas avoir reçu par la Poste le traditionnel courrier ! « 50 % des demandes que je reçois ne relèvent pas de la compétence du Défenseur des droits. Par exemple, on me sollicite pour me demander si une déclaration d’impôts est correctement remplie. Je ne vais pas renvoyer la personne sous prétexte que ce n’est pas dans mes attributions. Je préfère traiter sa demande, car je considère que c’est aussi cela le sens du service public », plaide Dominique Sabourault.

Mais ce qui est le plus pénalisant pour les usagers c’est lorsque l’administration ferme carrément ses guichets (comme pour les cartes grises) ou ne répond pas aux sollicitations, y compris du Défenseur des droits. Au hit-parade des abonnés absents, l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) qui gère notamment la Prim’renov, la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) et les préfectures : « L’ANAH où nous n’avons pas d’interlocuteur identifié est injoignable. Les délais de contact avec la CNAV sont insensés, même pour nous. Quant aux préfectures, la mise en place des prises de rendez-vous uniquement via Internet fonctionne très mal (voir encadré, p. 37), par exemple, pour les dossiers de naturalisation. Cela a abouti à des situations de blocages récurrentes. Le délai de traitement des dossiers de naturalisation se compte parfois en années et pour les titres de séjour le délai d’attente pour une décision est de l’ordre de neuf à douze mois », témoigne Marie-Anne Jacquery, déléguée du Défenseur des droits pour la Seine-et-Marne qui tient aussi à signaler que « derrière de telles situations, il y a cependant des fonctionnaires qui souffrent car ils n’ont pas le temps de traiter correctement les dossiers ». En cause les réductions d’effectifs qui conduisent à faire porter les efforts sur les domaines les plus « urgents » comme les titres de séjour et sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales, mais aussi à recourir à des vacataires notamment sur les plateformes téléphoniques et l’accueil physique lorsqu’il est maintenu : « Le problème de ce type d’emplois externalisés est que le turn-over y est important. Les travailleurs sociaux nous rapportent qu’ils sont obligés d’appeler 2 ou 3 interlocuteurs pour être sûrs que les réponses faites à leurs questions ne seront pas en contradiction », relève Daniel Agacinski, délégué général à la médiation, auprès de Claire Hédon, la Défenseure des droits. Une institution qui traite les réclamations des usagers, mais qui fait également remonter à qui de droit les informations sur les dysfonctionnements récurrents qu’elle constate afin de faire évoluer législations et procédures (voir encadré).

Au hit-parade des abonnés absents, l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) qui gère notamment la Prim’renov, la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) et les préfectures.

Ceux qui élaborent les lois, ceux qui développent les outils numériques agissent selon ce que Roland Barthes appelait un « anthropomorphisme de classe » fondé sur une mythologie qui conduit à une impuissance à imaginer l’autre7. Aujourd’hui ce mythe du numérique contemporain, cette « mise en pilotage automatique des affaires humaines », selon Alain Supiot8, amène à ignorer les difficultés d’acculturation au numérique de millions d’usagers, à exclure les notions de proximité et de confiance dans les relations usagers-administration, à étendre le phénomène du non-recours aux droits sociaux, la complexité des procédures finissant par décourager certains citoyens, à susciter des comportements délictueux (cas des cartes grises), à frustrer des agents qui ne peuvent plus effectuer leur travail correctement, ou encore à alimenter des comportements de violence aux guichets : « Ceux qui se sont heurtés à une série de murs numériques ou téléphoniques ont un niveau élevé d’exaspération, de colère, qui retombe sur les derniers agents encore présents aux guichets, ce qui a pour effet de les fragiliser », observe Daniel Agacinski. Ce d’autant plus que sur un plan général, à savoir celui de l’État social, des tensions très concrètes naissent : « Lorsqu’un “système fini” est tendanciellement révisé à la baisse alors que la “demande infinie” à laquelle il est censé faire face se maintient quand elle ne va pas croissant », soulignait Vincent Dubois en 2010.

Même si le guichet avait lui aussi ses failles tels que les petits arrangements, les passe-droits, le manque de compétences, le défaut d’information, un certain pouvoir discrétionnaire, le numérique ne doit pas avoir pour conséquence la disparition complète du contact direct : « L’intérêt du guichet physique réside dans la mise en relation directe de l’usager avec une personne qui a une forme de responsabilité par rapport à une situation administrative. Ce responsable est capable de délivrer à l’usager une information personnalisée et d’intervenir sur son dossier », explique Daniel Agacinski, à condition, toutefois, que les agents soient formés, compétents et bénéficient d’une certaine autonomie d’action. En se « barricadant » au moyen du numérique, certaines administrations ont mis à mal un climat de confiance déjà fragile entre citoyen et administration, car la responsabilité des décisions est de plus en plus indéchiffrable pour l’usager.

Dans certaines collectivités territoriales, on préfère à présent mettre en avant la transparence notamment dans la mise à disposition des données numériques, le rendu des actions menées, l’élaboration d’une stratégie d’accueil, car « la confiance est devenue un terrain trop difficile à reconquérir », estime un fonctionnaire territorial. Reste que si la République est « une et indivisible » l’accueil dans les services publics (ou le défaut d’accueil) recouvre des réalités très différentes : l’accueil dans une préfecture ne sera pas identique à celui d’une CAF, institution au sein de laquelle les spécificités locales font que l’accueil diffère, là encore, d’une caisse à une autre. Des différences notables sont également à rapporter entre services de l’État et services des collectivités territoriales pour lesquels la proximité est essentielle, et qui, notamment à travers les MFS, prennent un rôle de plus en plus important dans l’accompagnement au quotidien des usagers dans leurs démarches administratives, y compris pour celles qui ne sont pas habituellement du ressort d’une collectivité tels que les titres de séjour.

Les maisons France services : des fourre-tout ?

Pour pallier les fermetures de ses services décentrés, l’État a trouvé une parade : l’instauration de MFS notamment via les collectivités territoriales : « Les MFS assurent bien un accueil physique, mais il s’agit d’un service à caractère généraliste, d’un accompagnement de premier niveau. L’État instaure ainsi une forme de délégation de responsabilité alors qu’il revient précisément aux différents services publics d’organiser eux-mêmes leur accessibilité pour tous les usagers », pointe Daniel Agacinski. Ces lieux de proximité s’attachent avant tout à tenter de redonner à l’accueil un caractère humain, à être un espace d’écoute, de prise en charge des demandes et également d’interconnexion avec les partenaires à savoir les différentes administrations qui assurent des permanences au sein des maisons tels que les impôts, la CAF, la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), Pôle emploi, etc., car les animateur·rices France services ne sont pas des expert·es des différents domaines administratifs et orientent, en cas de nécessité, vers lesdits partenaires.

À Saint-Méen-le-Grand, qui fait partie de la communauté de communes de Saint-Méen Montauban (située dans la région de Rennes) on a pensé tant à l’esprit qu’à la forme et au fond dans l’aménagement de la MFS qui a ouvert en 2019. Pour Cédric Mottin, responsable de pôle culturel et vie sociale de la communauté de communes qui intègre la maison : « Le projet de l’espace France services a été vu comme transversal afin qu’il n’existe pas qu’une entrée sociale, que les personnes qui poussent la porte ne se sentent pas en délicatesse dans leur démarche. C’est d’ailleurs parce que nous avons relevé dans le travail de notre projet de territoire et avec nos partenaires, un phénomène questionnant de non-recours aux droits sociaux que nous avons décidé de créer une maison pour accueillir et accompagner le public dans leurs démarches administratives et numériques. Cet espace a été labellisé France services par l’État en janvier 2020. »

Avec l’aide du Ti Lab, laboratoire régional d’innovation publique, l’espace d’accueil de la maison de Saint-Méen-le-Grand a été désigné et pensé pour accueillir de manière différente. Actuellement Sabine Denoual et Édith Renaudin, les deux animatrices de la maison, accueillent les usagers debout, derrière une borne mobile et non pas derrière un guichet : « Nous sommes en position d’aller vers l’usager pour lui demander l’objet de sa visite ce qui traduit bien l’aspect proximité et mobilité de notre démarche. Accueillant et accueilli sont ainsi mobiles et sur un même plan ce qui a facilité une relation à égalité », explique Sabine Denoual. Les usagers ont le choix de prendre rendez-vous par de multiples canaux ou de venir directement rencontrer les animatrices sur le flux : « Il est très rare que les usagers prennent rendez-vous par Internet, l’outil numérique reste un vrai frein pour beaucoup et tant dans son usage que dans son accès », rappelle Sabine Denoual.

Les animatrices disposent de bureaux indépendants pour des questions de confidentialité, car les sujets traités vont des permis de conduire et des cartes grises aux demandes d’aide personnalisée au logement (APL), en passant par les demandes de retraites, les impôts, le revenu solidaire actif (RSA) et autres dossiers CAF. Les usagers qui font appel à l’espace France services de Saint-Méen-le-Grand sont de tous âges et toutes les catégories socio-professionnelles (CSP) en fonction des dossiers. Paradoxalement, tout comme les personnes âgées, les jeunes, qui ont un usage récréatif du numérique, ne sont pas tous forcément à l’aise avec les démarches administratives en ligne. Par ailleurs, lorsqu’une décision est reçue par l’usager dans un langage administratif déjà difficile à comprendre, qui plus est sans être motivée, il y a de quoi se sentir perdu : « Absolument tous les types de public s’adressent à nous pour leurs demandes de permis de conduire et de cartes de grise, pas seulement des personnes que l’on pourrait penser éloignées de la pratique du numérique », se souvient Édith Renaudin.

À Saint-Méen-le-Grand (Ille-et-Vilaine), l’espace France services fait l’objet d’une expérimentation qui s’appuie sur la méthodologie de design de service.

Trois ans après l’ouverture, le succès est là pour la MFS de Saint-Méen-le-Grand comme en témoigne le nombre croissant de personnes qui poussent la porte depuis 2019. Pour autant les élus continuent de porter un projet qui s’adapte et évolue au fil des expérimentations (horaires, sortir des murs, etc.) : « Certains usagers partis de Saint-Méen-le-Grand et vivant à Rennes, située à une quarantaine de kilomètres, continuent de venir nous voir pour leurs démarches, car nous avons établi un climat de confiance et du lien s’est créé. Pour la petite histoire si nous mesurions la qualité de notre travail en boîtes de chocolat, nous pourrions dire que nous avons une vraie marque de satisfaction des personnes que nous accueillons », confie Édith Renaudin.

Toutefois ce service public avec un accueil à visage humain ne va-t-il pas être victime de son succès, l’État lui déléguant tout et n’importe quoi pour éviter de trop remettre en cause la stratégie du tout numérique dans la relation avec les usagers ? Aura-t-il les moyens, notamment en termes de formation, de répondre à des demandes complexes ? Les partenaires des autres administrations vont-ils continuer à plus ou moins jouer le jeu de la proximité ?

Ainsi chaque démarche qui est dématérialisée amène nombre de personnes à venir à la MFS pour se faire aider : pour les feuilles d’impôts cette année, mais aussi plus insolite pour la déclaration en ligne des armes de chasse ! « Où cela va-t-il s’arrêter ? interroge l’agent d’une communauté de communes détachée à la MFS du territoire. On peut déplorer que les MFS n’aient pas de charte ou profession de foi afin de délimiter, probablement à l’échelon local pour tenir compte de la diversité des situations, un périmètre qui fixerait ce qu’elles sont destinées à faire et à ne pas faire. Or, la communication sur ces maisons est réalisée par l’État de manière descendante pour inciter les citoyens à s’y rendre dès qu’un problème se pose à eux. Nous sommes là pour accompagner les usagers, répondre à un premier niveau de demande et pour faire le lien entre les usagers et les différents partenaires. Il est important de bien se fixer un périmètre d’actions, et ce de façon concertée avec les opérateurs. “Ne pas faire à la place de” mais bien venir en complément et faciliter les premières démarches est un point de vigilance pour nous », précise Sabine Denoual.

Nous sommes là pour accompagner les usagers, répondre à un premier niveau de demande et pour faire le lien entre les usagers et les différents partenaires. Il est important de bien se fixer un périmètre d’actions, et ce de façon concertée avec les opérateurs.

Il conviendrait également que les formations des agents dans les MFS soient adaptées et intensifiées d’autant plus que les préfectures, ou la CNAV, ont tendance à se « barricader » via le numérique : « Nous continuons de nous former et de faire remonter nos besoins de formations sur des sujets très divers : par exemple, le droit des étrangers est une matière complexe (voir encadré ci-contre) qui ne relève pas de la compétence traditionnelle des collectivités. Dans ces démarches, nous sommes bien souvent le seul lien physique et de proximité pour les usagers.

Il résulte de ce qui précède que l’interconnexion avec les autres institutions est au cœur du travail des MFS. C’est essentiel pour les usagers, car outre les permanences physiques, certains dossiers mettent en jeu plusieurs institutions qui doivent se coordonner pour apporter une réponse ! Si du côté des collectivités on tient à un accueil physique et à ce que les différents partenaires des MFS demeurent sur le territoire, ces derniers ont tous une politique différente.

Ainsi à la maison de Saint-Méen-le-Grand, la préfecture n’a pas de permanence. En revanche la CPAM a renforcé la sienne passant d’une présence tous les quinze jours à une par semaine. Quant au référent au sein des institutions partenaires, seuls les impôts – qui ont mis fin à une expérience d’accueil des usagers par visiophone – et la mutualité sociale agricole (MSA), ont un contact local identifié qui peut être joint par les deux animatrices. Pour les contacts avec les autres institutions, les échanges se font par e-mail : « Un réseau de back office France services a été mis en place par la préfecture d’Ille-et-Vilaine et les opérateurs nationaux, ce qui nous permet pour des demandes précises et urgentes d’avoir une réponse à nos sollicitations dans les quarante-huit heures », explique Sabine Denoual. Un vrai travail de coordination avec les partenaires est nécessaire et mis en place par l’équipe d’animatrices. Il tend à garantir une cohérence et une simplicité entre toutes les réponses apportées. L’objectif est de faire en sorte que les usagers aient un parcours simplifié pour leurs démarches administratives sans se perdre dans la multitude des partenaires.

Politique d’immigration et difficultés d’accès au guichet des préfectures

Le Sénat, via la commission des lois et sa mission d’information transpartisane créée afin d’évaluer les politiques publiques mises en œuvre pour faire face à une pression migratoire forte et continue, dresse un triple constat : le droit des étrangers est devenu illisible et incompréhensible sous l’effet de l’empilement des réformes successives : les procédures applicables sont souvent inefficaces ; enfin, les services de l’État manquent de moyens pour les mettre en œuvre.

Cette complexité nuit non seulement à l’exercice de leurs droits par les étrangers, mais elle est également source de difficultés quotidiennes pour les agents de l’État et nourrit chez eux un profond désarroi, souligne la mission.

La commission des lois a formulé 32 recommandations afin de rendre à la politique publique de l’immigration sa cohérence, son efficacité et sa lisibilité, et notamment pour résoudre le problème des difficultés récurrentes d’accès aux guichets des préfectures : il est tout d’abord impératif de briser le cercle vicieux du contentieux né de ces difficultés d’accès. Fixer par voie réglementaire un délai maximal à l’administration pour accorder un rendez-vous en préfecture, et établir l’impossibilité de déposer un référé « mesures utiles » avant la forclusion de ce délai permettrait au juge administratif de ne plus assurer « un rôle de secrétariat des préfectures et de gestion des plannings de rendez-vous ».

Il est néanmoins à craindre que les MFS soient un jour submergées par les besoins toujours croissants en termes d’aides, exprimées par les usagers qui trouvent en ces lieux un accueil à visage humain et sont par ailleurs incités par l’État à s’y rendre, dans un univers administratif toujours plus complexe, à l’accès rendu très difficile voire impossible par le numérique. Ils risquent alors d’y trouver des agents frustrés – car ne pouvant pas mener à bien leur travail quotidien ou des projets innovants qui font sens, telles que des salles de formation à distance dans des maisons situées au sein de territoires enclavés, démotivés, en manque de formation et de considération. Une impression de déjà vu avec les médiateurs du numérique et les travailleurs sociaux9 : les MFS sont-elles le prochain chantier inachevé ?

  1. Téléphone, « Hygiaphone », 1977.
  2. Péguy C., « Parti de la bureaucratie », Cahiers de la quinzaine, de la situation faite au parti intellectuel 6 oct. 1907.
  3. Camus A., Conférences et discours. 1936-1958, 2017, Gallimard, Folio.
  4. Pasquier S., « Pierre Bourdieu : “Notre État de misère” », L’Express 18 mars 1993.
  5. Dubois V., La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, 1999 (3éd.), Economica, Études politiques, p. 265-286.
  6. Supiot A., « Grandeur et misère de l’État social », leçon inaugurale au Collège de France, 29 nov. 2012 (https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/inaugural-lecture-2012-11-29-18h00.htm).
  7. Barthes R., Mythologies, 1957, Seuil.
  8. Supiot A., « Grandeur et misère de l’État social », op. cit.
  9. Horizons publics nov.-déc. 2021, n24, « Un plan Marshall pour la médiation numérique : un chantier inachevé ? ».
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