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Laurent Grisoni : « Le design participatif encourage l’appropriation citoyenne »

Le 26 mars 2020

Professeur à l’université de Lille, Laurent Grisoni mène des actions de design participatif dans le cadre des recherches sur les interactions homme/machine du laboratoire Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille (CrisTAL)1.

Comment les méthodologies du design ont irrigué votre démarche ?

Nous utilisons dans nos travaux des méthodologies « classiques » d’ergonomie et de design, mais nous avons également intégré dans notre démarche une logique de co-construction avec les utilisateurs, à travers des actions de design participatif au sein du laboratoire via des entretiens, test, ateliers et discussions critiques autour de la technologie.

En partenariat avec la ville de Lomme et au sein du projet du Tri NUM (qui a pour vocation d’animer des espaces de rencontre entre universitaires-experts des nouvelles technologies et les habitants de la ville et de la métropole), l’équipe a développé des outils d’animation d’ateliers participatifs. Ces temps de rencontres avec les habitants sont importants dans la construction d’une pensée critique des utilisateurs de nouvelles technologies. Cela fait naître le débat et dépasser l’étude « simple » de l’usage pour aller vers une meilleure identification des impacts sociétaux de la technologie.

Pourquoi l’analyse critique autour de la technologie est-elle nécessaire ?

Car nous sommes face, aujourd’hui, à des questionnements inédits, qui doivent être posés collectivement. À titre d’illustration, l’intelligence artificielle soulève des questions sociétales particulièrement intéressantes. Par exemple : « Une voiture autonome a-t-elle une conscience ? » Dans son livre La voiture qui en savait trop : l’intelligence artificielle a-t-elle une morale ? 2, Jean-François Bonnefon1 nous place devant un cas d’école inconnu : « Et si une voiture autonome se trouve dans une situation dramatique, où elle a le choix entre sacrifier son passager ou écraser un piéton, que doit-elle faire ? »

Aujourd’hui, nous, chercheurs-technologues, suivons un système universitaire construit de telle façon que les communautés scientifiques se doivent de rester dans leur ligne afin d’être en mesure de traiter efficacement un certain type de problématiques. Les collaborations avec d’autres spécialités notamment sociétales, et des acteurs extérieurs à la recherche sont encore rares, même si la communauté scientifique de l’interaction a su mettre en place des collaborations originales, avec des artistes, par exemple.

Comment l’apport du design nourrit cette ouverture scientifique ?

L’animation d’ateliers avec les usagers nous offre l’opportunité de tester des technologies matures, en continuité de nos démarches de test et d’exploration, mais également de développer la sensibilisation au numérique. Car au-delà de l’approche utilisateur, ces démarches encouragent l’appropriation citoyenne des enjeux soulevés par l’innovation technologique. Par ailleurs, ce débat est utile au monde de la recherche car il crée un contexte favorable en générant des questions intéressantes pour les chercheurs et des oreilles plus attentives à nos travaux.

Et puis cela génère des effets de bord très positifs, même s’ils restent encore peu objectivés. À titre d’exemple, nous avons lancé en 2018 le projet « INTEREG VR4Rehab » consacré à la co-création d’outils de rééducation en réalité virtuelle. Le but principal du projet est de fournir des moyens d’optimiser les protocoles de rééducation, d’accélérer la convalescence des patients, de favoriser leur adhésion au traitement et de faciliter leur retour à une vie normale. Ce projet a été mené en partenariat avec l’Union de gestion des établissements de caisse d’assurance maladie (UGECAM) qui accompagne la reconversion des publics fragilisés par un accident de la vie.

Dans le cadre de ce projet, un hackathon réalité virtuelle/santé avait été organisé pendant trois jours à la Plaine images, à Tourcoing. Des patients y participaient. Les résultats de cet hackathon ont été très riches : des équipes hétérogènes ont émergé, des idées de prototypes ont été imaginées (dont huit ont d’ailleurs été développés depuis). Mais outre ces avancées, et même si cela reste aujourd’hui une hypothèse de travail, un autre effet a été constaté par les équipes de l’UGECAM qui suivent ces personnes fragiles. Après ces trois jours de co-conception, elles ont identifié chez ces publics fragiles une nette amélioration de leur estime de soi. En effet, leur vécu, qui était perçu jusqu’alors comme un problème, avait, lors de cet hackathon, pris de la valeur pour toute une communauté d’experts et de professionnels de la rééducation. L’estime de soi représentant un élément fondamental dans le processus de reconversion, cet effet de bord mérite d’être étudié. En effet, il est reconnu qu’en termes d’évaluation du bonheur, c’est la qualité des relations sociales qui intervient au premier niveau. Cet impact relationnel positif des méthodologies design devrait être mieux mesuré.

Qu’attendez-vous d’un événement tel que Lille Métropole 2020 Capitale mondiale du design ?

En tant que chercheur, il est important pour nous de travailler dans un écosystème favorable. Cependant, celui-ci ne se développe pas de façon spontanée. Aussi, il faut se saisir de ce type d’événement comme d’une opportunité pour que le territoire s’approprie plus encore son potentiel d’innovation mais également identifie des moyens d’y concourir. Il s’agit pour nous chercheurs, acteurs du territoire de participer à cette dynamique territoriale afin d’amplifier le « faire ensemble ».

  1. En partenariat avec l’Institut de recherche sur les composants logiciels et matériels pour l’information et la communication avancée (IRCICA) associant le CNRS et l’université de Lille.
  2. Bonnefon J.-F., La voiture qui en savait trop : l’intelligence artificielle a-t-elle une morale ?, 2019, Humensciences Éditions, Quoi de neuf en sciences ?
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