Revue
DossierLe SDIS 73 parie sur la force du collectif
Le 1er juillet 2022, Emmanuel Clavaud est devenu directeur du service départemental et métropolitain d’incendie et de secours du Rhône (SDMIS). Contrôleur général du service départemental d’incendie et de secours (SDIS) en Savoie (73) (2 600 personnes, 90 casernes) pendant six ans, il a lancé une transformation de l’organisation en profondeur afin de la rendre plus performante via plusieurs outils managériaux et une approche inspirée du coaching. Des changements qui ont apporté des ressources extrêmement utiles pour faire face à la crise sanitaire dans de meilleures conditions en se basant sur l’intelligence collective.
À la direction du SDIS 73, vous avez mis en place des groupes de co-développement. Pouvez-vous nous expliquer dans quel contexte ?
Ces groupes de co-développement, mis en place en 2017, étaient le premier levier d’un engagement fort du SDIS 73 : l’amélioration de la performance des équipes via le renforcement de pratiques managériales. Nous avons bénéficié d’un accompagnement externe, formé des cadres pour animer les séances de co-développement. Au total, une dizaine de groupes de dix personnes ont participé à cinq séances chacun. Ce que nous avons apprécié dans cette méthode, c’est la possibilité pour des personnes travaillant ensemble de se rencontrer sous un autre jour, de se découvrir autrement et d’utiliser lors des séquences une méthode éprouvée : le temps de formulation du problème, les questionnements, le temps de reformulation, les échanges entre consultants et la restitution. Cette méthode correspond bien aux objectifs que nous nous étions fixés : améliorer la performance des équipes en pariant sur la confiance, la capacité d’écoute et l’entraide.
Quels autres leviers avez-vous déployés pour favoriser la performance des équipes ?
Dans toutes les organisations, face à des projets complexes, chacun a sa propre méthode, il y a beaucoup de représentations, d’éléments implicites. Nous avons mené un important travail, toujours avec un consultant externe sur la gestion de projets qui a concerné une soixantaine de personnes. Il s’agissait de passer d’une organisation pyramidale, en silo, avec un mode de fonctionnement séquentiel vers un modèle plus souple et plus agile. Nous avons appris à co-produire, à l’issue de la formation, tout le monde avait les mêmes repères, une méthode homogène permettant de renforcer la capacité à travailler ensemble. Le troisième levier, c’est le coaching individuel qui concerne environ cinq personnes par an et le coaching d’équipes, un travail en cours depuis deux ans.
Qu’apporte, très concrètement, le coaching au management des équipes ?
Avec le coaching, au lieu de « réparer » une situation, on mise sur le capital humain en amont afin d’éviter que cette issue extrême ne se produise, on investit dans le talent de nos équipes. Le coaching permet d’accompagner sur des questions de confiance en soi, de transition vers un nouveau poste, de gérer des transitions personnelles ou professionnelles. L’approche managériale classique est davantage un regard de consultant qui consiste à chercher les origines des problèmes dans l’organisation, c’est une approche très analytique. Avec le coaching, on fait un pas de côté, on part du principe que chacun est porteur de ses solutions. Le coach est là pour permettre à la personne ou au groupe de voir les choses autrement, accompagner dans la mise en œuvre des solutions, apaiser les tensions. C’est toujours une rencontre entre le coaché, le coach et sa hiérarchie, qui se base sur des objectifs, un travail, des points d’étape intermédiaires, et une rencontre de synthèse.
Vous avez pu mesurer les résultats de ces différentes actions assez rapidement en faisant face à la crise sanitaire…
Effectivement, cette crise a été un test, un véritable défi pour notre organisation en termes de continuité de fonctionnement et d’adaptation. Tout le travail réalisé nous a donné des ressources pour aborder la situation plus sereinement. La crise sanitaire a été une épreuve, mais nous l’avons abordée sans fortes tensions, nous n’avons jamais rencontré de blocage ou de situation de crise. Le collectif s’est mobilisé, il a su aborder la complexité de la situation, se remettre en question, réinterroger le modèle mis en place semaine après semaine.
Nous avons dû adapter la manière dont nous organisions nos interventions, intégrer les protocoles de prise en charge des personnes atteintes du covid-19, la protection pour notre personnel, les modes de vie en caserne. La deuxième année, nous nous sommes lancés dans un appui important à la vaccination de masse, nous avons appris de nouveaux métiers, notre organisation a été fortement sollicitée.
La conduite d’un groupe dans l’effort, dans le doute, c’est ce que nous faisons tous les jours en intervention. Nous l’avons vécu pendant deux ans, notre expérience opérationnelle nous a servi, les outils managériaux que nous avions déployés nous ont beaucoup aidés. Ma satisfaction, c’est de sortir de cette crise avec un collectif fort, des équipes enthousiastes et performantes, malgré l’usure et la fatigue très palpables.
Vous avez également misé sur la qualité de vie au travail…
Nous avons accompagné toutes les équipes, car il a fallu faire face au télétravail, à l’isolement et au management à distance. Nous voulions prendre le virage du numérique, le covid-19 nous a forcés à accélérer le processus. Il ne fallait laisser personne sur le bord de la route. Nous ne nous sommes pas contentés d’apporter des réponses opérationnelles ou techniques, mais nous avons veillé à mesurer régulièrement le moral des troupes, à lister et à limiter les facteurs de tension.
Nous avons notamment recruté une psychologue du travail à temps partiel, on s’est donné les moyens d’accompagner le collectif et les individus. Tout au long de la crise sanitaire, nous avons communiqué avec nos agents, notamment en réalisant des vidéos avec la médecin-cheffe pour informer et permettre aux agents de l’interroger dans le respect de la confidentialité. Pendant ces deux années, nous avons réalisé un important travail managérial en présentiel et en distanciel.
Actuellement, nous sommes en train de mettre en place une cellule d’écoute, car nous nous sommes aperçus que certaines personnes n’étaient pas toujours très à l’aise dans leur poste de travail, sans oser le dire. Notre stratégie consiste à multiplier les outils proposés tout en maintenant une véritable cohérence, il ne s’agit pas d’essayer des gadgets à la mode, mais bien de mener une véritable transformation de l’organisation.
Vous indiquez cependant un paradoxe entre une organisation habituée à gérer l’urgence, performante au niveau opérationnel et un certain retard sur le volet managérial…
En Savoie, toutes les quinze minutes, il y a une demande de secours. C’est une organisation complexe qui vit 24/24h au profit d’une raison d’être. Notre communauté professionnelle se connaît bien, nous vivons ensemble trois cent soixante-cinq jours par an, on alterne des moments « normaux » avec des épisodes de très fortes activités, d’intenses sollicitations. Nous sommes habitués à évoluer dans un environnement exigeant, en intervention nous avons appris à prendre soin des agents opérationnels, à intégrer le volet psychologique. Paradoxalement sur le volet managérial, notre approche est plus récente. Peut-être est-ce dû à un biais cognitif : alors que la haute intensité était associée à l’intervention ; le reste de l’activité, de la vie du service était considérée comme « normale ».
Pourtant la machine technico-administrative vit au rythme des besoins opérationnels, elle subit aussi ses transformations, ses accélérations font face aux incertitudes, aux questionnements et aux tensions. Le SDIS 73 compte 2 600 personnes, 90 casernes, un état-major et des fonctions support. C’est comme un petit groupe industriel pratiquant le dialogue social, répondant à une double autorité, celle du préfet, notre directeur opérationnel et celle de la présidente de notre conseil d’administration, responsable de la gestion administrative et financière du service. Le fonctionnement de l’établissement est exigeant à tous les niveaux, il requiert une chaîne de compétences allant du recrutement à la formation, en passant par l’habillement, la construction de centres, l’acquisition d’engins, les réparations, les entraînements, la gestion financière, la maîtrise des enjeux juridiques et contentieux.
L’organisation évolue et s’adapte au fur et à mesure des défis à relever tout comme les équipes et leurs compétences. Nous avons un pilotage stratégique basé sur une feuille de route, nous connaissons donc nos marges de manœuvre.
Quels sont les grands axes de cette feuille de route ?
Notre action repose sur une feuille de route claire comprenant trois valeurs fondamentales : la compétence, l’exemplarité et la confiance. Elle se décline autour de trois objectifs stratégiques communs : mieux travailler ensemble et préserver la qualité de vie en service ; renforcer la capacité du SDIS 73 à gérer l’ensemble des situations opérationnelles et sécuriser le fonctionnement du SDIS 73.
La bienveillance, une valeur essentielle lorsque l’on travaille sous pression va de pair avec l’exigence. À cela s’ajoute la performance, les situations auxquelles nous faisons face ne souffrent pas les approximations, elles peuvent mener à des drames. Dans ce contexte, la performance devient vitale.
Cette feuille de route donne un cap et se décline dans une organisation souple, nous permettant de nous adapter au fur et à mesure. Régulièrement, nous réinterrogeons notre organisation. Lorsque des imprévus surviennent, comme le covid-19, on s’adapte et l’on a bien conscience que si l’on ajoute une mission il faudra en retirer une autre sur la feuille de route.
La feuille de route 2022 du SDIS 73
Six domaines ont été identifiés pour réaliser les trois objectifs stratégiques 2022 :
- préserver le capital humain : le contexte professionnel de plus en plus exigeant et l’évolution du rapport au travail génèrent de nouveaux enjeux centrés sur la qualité de vie au travail. Par la convergence d’actions concrètes et ciblées, dans les domaines de la santé, de la sécurité et de l’accompagnement, nous devons investir plus largement dans le capital humain afin de préserver cette ressource ;
- retrouver et renforcer le collectif : dans le climat actuel marqué par les épreuves de la crise sanitaire, nous souhaitons intensifier et encourager l’ensemble des dynamiques qui concourent à donner du sens à notre action collective et renforcer notre sentiment d’appartenance. L’objectif étant d’accompagner les démarches permettant d’améliorer notre capacité à trouver, ensemble, des solutions aux irritants du quotidien et à avancer plus en confiance les uns avec les autres ;
- renforcer la capacité à gérer l’ensemble des situations opérationnelles : afin de répondre à un contrat territorial exigeant, le SDIS 73 doit poursuivre le renforcement de sa capacité à gérer le risque courant comme à faire face à l’exceptionnel. Dans ce cadre, la mise à jour des documents structurants du service permettra d’optimiser la couverture du territoire et des risques en cohérence avec nos ressources ;
- préparer l’avenir : faire face aux enjeux futurs consiste à préparer l’avenir en analysant notre activité et en capitalisant avec la pratique du retour d’expérience. La couverture des risques émergents, comme l’amélioration de la prise en charge des victimes sur l’ensemble du territoire, bénéficieront du plan de relance européen et des partenariats déjà engagés. C’est aussi intégrer la transition énergétique en réduisant nos émissions et consommations énergétiques ;
- sécuriser les processus du service : les efforts doivent également se poursuivre dans l’amélioration et la fiabilisation des processus clés de l’ensemble des services supports, que ce soit dans le domaine des ressources humaines, de la formation, de la planification pluriannuelle de l’achat public, de la gestion des risques, du volet juridique, du suivi budgétaire ou encore de la communication du service ;
- préserver la ressource volontaire au niveau des territoires : afin de garantir notre niveau de réponse opérationnelle et de préserver notre modèle de sécurité civile, reposant principalement sur l’engagement citoyen, un large travail de concertation sera engagé avec l’ensemble des élus locaux, des services partenaires et des acteurs de chaque territoire afin de concilier les attentes du volontariat, les besoins du service et les contraintes locales.
Dans l’approche classique le manager doit apporter les solutions. Quelle posture adopte le manager-coach ?
Face à des situations de désaccord, des tensions, le management classique passera par une réunion et un rappel des objectifs. Dans ce système, le chef doit trouver la solution. Cette méthode ne fonctionne pas et se heurte aux limites de la complexité. Un manager-coach n’applique pas des recettes toutes faites, il est à l’écoute. Il a cette capacité à accompagner, à analyser les situations, il fait émerger les solutions construites par l’équipe. Son approche consiste à identifier la problématique, savoir s’il s’agit d’un sujet en lien avec l’individu et/ou le collectif. Il utilise un spectre plus large d’outils, ce qui permet d’être plus serein face à la complexité.
Je vis mon métier comme l’entraîneur d’une équipe qui gagne, comme un chef d’orchestre. C’est une performance collective, tous les jours il faut remettre ses certitudes au défi de l’analyse, les modèles changent, les réalités d’un jour ne sont pas celles du lendemain. Il faut l’accepter, se remettre en question en permanence.
Un individu se mobilise s’il trouve du sens à sa mission. Si on le frustre ou on le laisse de côté, qu’il ait 20 ou 60 ans, cela ne produira pas d’effets positifs pour le système. Rentrer dans la complexité de l’organisation par le simple truchement des caractéristiques de chaque génération n’a que peu d’intérêt et cela, même s’il y a des marqueurs propres à chaque génération. Elles ne réagissent pas toutes de la même manière. C’est tout l’intérêt du travail managérial, de composer avec des équipes multi-générationnelles, de donner envie. Avant l’on entrait dans la profession et on y faisait toute sa carrière, aujourd’hui certains jeunes officiers passent un temps chez les sapeurs-pompiers avant de choisir une autre voie. Il convient de ne pas émettre de jugement a priori, plutôt de s’adapter.
Dans une équipe avec des talents complémentaires, on va beaucoup plus loin, on est moins vulnérable que lorsque l’on est tout seul ou que l’on est persuadé d’être le meilleur. Il n’y a pas d’homme providentiel !
Quelle place accordez-vous au collectif dans la résolution de problèmes complexes ?
Dans des situations complexes, une partie des solutions provient du collectif. On met en relief les visions et attentes différentes puis l’on fait émerger un dénominateur commun. C’est ce que nous faisons intuitivement dans nos interventions. Aucune solution ne s’impose d’emblée, la ou les solutions émergent d’un processus d’intelligence collective reposant sur la confiance et la légitimité de chacun à s’exprimer. Ensuite, il faut être capable de synthétiser, de trier, prioriser et arbitrer pour faire émerger la solution.
Lorsque nous réalisons des interventions, nous partons des représentations, de ce que l’on pourrait découvrir, nous explorons, nous cherchons à comprendre, nous essayons de réduire les incertitudes. Notre approche cognitive et décisionnelle se base sur des systèmes itératifs, jamais sur des décisions dans l’absolu, on décide pour quelques minutes, quelques heures et on ré-interroge les situations, les faits et les résultats observés. Comme dans une organisation, il convient de sortir des certitudes, réinterroger les modèles, chercher à comprendre, stimuler les équipes et savoir les faire sortir de leur zone de confort à bon escient. Parfois, il faut accélérer, sortir de sa zone de confort, car cela a du sens, à d’autres, il faut accepter de ralentir. C’est ainsi que l’on est performants dans la durée.
Pour citer un autre exemple, nous avons mis en œuvre un projet lourd, sur trois ans, concernant la réforme du temps de travail. Nous l’avons conduit selon plusieurs étapes avec des réflexions croisées, des constats, des phases de négociations, en nous basant sur la confiance et la responsabilisation des équipes. Il n’est pas juste le fruit d’un audit dont le résultat aurait été communiqué via une note de service, mettant tout le monde devant le fait accompli.
Lorsque nous sommes confrontés à un problème, nous sommes tous partie prenante de la solution. L’avenir repose sur la capacité à développer l’intelligence collective. Cela ne relève pas de l’improvisation, cela se travaille : il faut former les gens, leur donner confiance, envie, encourager l’émergence des processus, commencer par adopter la stratégie des « petits pas » pour aller ensuite vers la résolution de problèmes plus complexes.
Comment se construit cette confiance, d’autant plus, lorsqu’en intervention, ce sont les équipes de terrain qui prennent les décisions ?
Chacun d’entre nous va sur le terrain en fonction de l’intensité des problèmes à traiter. La confiance se construit sur l’authenticité, elle suppose pour chacun de connaître ses forces, ses faiblesses, d’être capable de les dévoiler devant les autres. Le travail ne consiste pas uniquement à porter des projets populaires. Nous rencontrons aussi des situations plus compliquées, délicates. Nous ne prenons pas des décisions « merveilleuses », satisfaisant tout le monde, il y a des différences de points de vue, chacun est légitime pour les exprimer. L’analyse globale de l’équipe s’enrichit du regard de chacun, ce qui la rend plus puissante et limite le risque d’erreur.
Ce que j’attends de mes collaborateurs, c’est cette loyauté, cette capacité à dire une vérité utile, même désagréable à entendre. Une équipe ne peut être performante si elle est repliée sur ses certitudes. La confiance repose aussi sur la compétence. Nous avons d’ailleurs travaillé sur la performance de l’équipe de direction, car elle se doit d’être exemplaire. J’ajoute qu’en intervention, il y a toujours un chef, c’est à lui, en dernier ressort, qu’il revient de prendre la décision d’appliquer l’une ou l’autre des solutions possibles et d’en assumer la responsabilité.
Le 1er juillet 2022 avez rejoint le SDMIS. Quels défis vous y attendent ?
Mon premier défi consistera à maintenir le niveau de performance de cette organisation qui fonctionne bien. Cela s’appuie bien évidemment sur des équipes, je vais les rencontrer, apprendre à les connaître, les écouter. J’arrive certes avec mon expérience et mes repères, mais sans idées préconçues. En termes d’organisation, nous devrons relever les défis de la révolution numérique, de la transition écologique, climatique. Il faut être capable de les prendre en compte, de travailler sur ce projet collectif. Mais on ne réussira qu’à partir du moment où les équipes le portent. Il faut qu’elles soient impliquées, que le projet ait du sens, qu’elles le comprennent, qu’il y ait de la confiance, de la compétence, de l’exigence.