Revue
DossierSoyons disruptifs pour faire évoluer les pratiques managériales !
Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT Fonctions publiques, et Johan Theuret, président de l’Association des DRH des grandes collectivités territoriales (ADRHGCT), réagissent en toute liberté aux différents thèmes du dossier. Ils se rejoignent sur deux points : la capacité d’adaptation et de modernisation de la fonction publique, et la nécessité d’adopter une démarche « disruptive » sur le dialogue social.
Quelles sont vos premières réactions au dossier ?
Mylène Jacquot : « Ce dossier a plusieurs mérites : il montre une fonction publique capable de s’adapter aux évolutions technologiques, aux évolutions des attentes des usagers, une fonction publique capable d’innovation, notamment quand elle y associe les agents quel que soit leur niveau hiérarchique. Et finalement, ce dossier contredit les propos très critiques et très idéologiques d’Yvonic Ramis sur le carcan que constituerait le statut. En fait, le statut ne fait qu’évoluer. À l’origine, le statut était perçu comme une entrave à la liberté du travailleur, puis il s’est construit et il est aujourd’hui majoritairement défendu. Il est devenu consensuel, évolutif et protecteur aussi bien pour les fonctionnaires mais aussi et surtout pour les employeurs et les usagers. Le statut garantit la mission de service public ! »
La réalité du management est très disparate. Parfois bienveillant, parfois inclusif, parfois dur, parfois absent… il repose trop sur une appétence individuelle du manager (Mylène Jacquot)
Johan Theuret : « Les différents témoignages abordés dans ce dossier illustrent la capacité de l’administration publique à se moderniser et à accompagner le changement. Une modernisation rendue obligatoire par les impératifs budgétaires et les exigences des usagers du service public. Ces différents témoignages montrent bien l’importance de l’accompagnement au changement pour donner du sens et créer une plus-value à destination des citoyens et des agents. Même si ce dossier témoigne de dynamiques positives, il ne faut pas oublier le caractère parfois anxiogène de mutations parce que fondées sur la seule rationalité financière et dépourvues d’association des agents. Enfin, je crois qu’il faut quand même rappeler que la modernisation des pratiques managériales notamment doit s’accompagner d’une modernisation du statut pour le rendre plus lisible et opérationnel. »
Pensez-vous, comme cela est abordé dans le dossier, que l’innovation publique peut être un moteur pour créer une culture commune, fédérer les équipes, revoir les procédures de travail, etc. ?
M. Jacquot : « Oui. Mais l’innovation n’est pas seulement technologique et n’est pas une idée nouvelle, même si elle est devenue une sorte de mantra. Les services et le statut évoluent sans cesse depuis plus de trente ans. Création de nouvelles collectivités, fusion de collectivités, révision de la carte des services judiciaires, révision de la carte des services des finances publiques, déconcentration de la gestion des agents au ministère de l’Éducation nationale, création des groupements hospitaliers de territoires, etc. Et aujourd’hui la digitalisation. Mais tous ces exemples doivent être étudiés au prisme de la qualité du dialogue social qui est un moteur quand elle est réelle, un frein quand la prise en compte des agents est absente. Il faut réussir à instaurer un vrai dialogue social de proximité, qui sorte de la seule consultation des instances, qui renforce le jeu des postures. Il faut associer les agents dans le temps. Ces évolutions devraient se construire à l’écoute des agents. Il faut donner la parole aux agents des trois versants, de tous les niveaux hiérarchiques. Ils ont une connaissance souvent très fine des usagers. Nous publions ce mois-ci un livre témoignage L’autre trésor public, paroles d’agents sur leur travail (1) qui donne la parole à une trentaine d’agents des trois fonctions publiques, qui montrent bien que les agents publics, très attachés à leur métier, sont la richesse du service public et sont des sources d’innovation et d’économie. »
J. Theuret : « Naturellement, l’innovation est un puissant levier pour fédérer les équipes et simplifier l’existant. Cela nécessite de susciter l’innovation et de changer les états d’esprits de nos administrations. Il faut encourager le droit à l’initiative et à l’autonomie auprès des agents pour que leur expertise et connaissance métier servent directement et utilement. Cela oblige à sortir de nos fonctionnements bureaucratiques trop rigides, enfermant et qui peuvent parfois finir par anonymiser la décision. L’innovation publique passe donc par l’innovation managériale. C’est tout le sens du travail que nous menons avec des chercheurs comme Isaac Getz (2) pour encourager de nouvelles pratiques managériales. L’innovation publique passe aussi par le renforcement des nouveaux outils digitaux en développant la dématérialisation de certaines procédures qui permettent d’enrichir le contenu des missions, qui permettent une plus grande réactivité et forcent à revoir nos procédures. Enfin, l’innovation publique passe à mon sens par des discours plus positifs à l’égard de la fonction publique, notamment à l’égard des agents. En effet, la stigmatisation, la culpabilisation de certains discours finissent par faire oublier le rôle de la fonction publique et sa création de valeur pour nos sociétés. »
Quelle est la réalité du management dans le secteur public ? Les initiatives présentées vous semblent propices à faire changer les choses ?
M. Jacquot : « La réalité du management est très disparate. Parfois bienveillant, parfois inclusif, parfois dur, parfois absent… il repose trop sur une appétence individuelle du manager. Les managers doivent être accompagnés, leurs marges de manœuvre et d’initiative doivent être clairement définies, ils doivent être formés au dialogue social et à la connaissance des partenaires sociaux, ils doivent être mieux accompagnés. Bref, la diversité de leurs profils est une richesse mais ils doivent aussi acquérir une culture commune que seule la formation continue peut leur apporter. Ce qui ressort souvent, c’est un management souvent descendant, où chacun applique les décisions du dessus. Pourtant, il faudrait davantage d’implication et de reconnaissance des agents. Et aussi, dans le télétravail, plus d’horizontalité permettrait de mieux répondre au bon niveau de la demande et au quotidien des agents. Aujourd’hui, beaucoup d’insatisfaction autour de l’organisation du travail dans le secteur. Dans l’ouvrage cité précédemment, nous avons, par exemple, le témoignage d’un chef cuisinier qui explique comment, en écoutant ses équipes, ses agents, il est arrivé à mieux organiser le fonctionnement de la cuisine, éviter le gâchis alimentaire, etc. tout en respectant les contraintes de la restauration publique et des fournisseurs. Nous avons aussi un coordonnateur des écoles maternelles et élémentaires qui est parvenu, avec succès, à faire travailler ensemble tous les intervenants, au plus près du terrain, grâce à sa capacité à entendre et à écouter les agents pour améliorer le service public. »
J. Theuret : « Il n’y a malheureusement pas de management uniforme dans la fonction publique. Le management repose avant tout sur les dynamiques individuelles qui peuvent être accrues par des plans de formation. Les rôles de la formation et de l’accompagnement des managers sont cruciaux pour sortir de nos pratiques managériales hiérarchiques. Mais cela n’a de sens que si ces attentes correspondent au volontarisme des cadres dirigeants de nos organisations publiques. Enfin, je pense qu’aujourd’hui qu’il y a de profondes différences dans le management selon les trois versants de la fonction publique. Les collectivités locales se sont par exemple davantage ouvertes aux nouvelles pratiques et à la débureaucratisation que la fonction publique d’État. Cela s’explique notamment par lien étroit avec les élus et la pression du quotidien. Je crois aussi que la digitalisation et les nouvelles générations nous obligent à évoluer dans la conception du management. Le manager expert, souvent légitimé par son grade et son déroulement de carrière, perd de son sens. Le manager quel que soit son niveau hiérarchique devient un animateur des équipes, donnant sens et cohésion. »
Quel regard portez-vous sur le télétravail, qui reste encore marginal dans le secteur public, et qui, pourtant, constitue une forme d’innovation dans l’organisation du travail ?
M. Jacquot : « Ce sujet est un bel exemple de conciliation : conciliation des intérêts des agents et de l’intérêt des services, conciliation des temps de travail et de vie personnelle, conciliation des contraintes territoriales et des enjeux environnementaux… ces conciliations sont possibles dès lors que le dialogue social est au cœur de la construction d’une nouvelle organisation du travail, à l’instar de ce qui s’est fait à la Ville de Paris (3)»
J. Theuret : « Le développement du télétravail est incontournable et permet de répondre à des aspirations individuelles personnelles. C’est pourquoi il doit être accompagné par le déploiement d’outils nomades. Toutefois, actuellement, tous les métiers ne peuvent faire l’objet de télétravail. C’est pourquoi, pour respecter des collectifs de travail,
il convient d’être vigilant quant à l’accès et à l’équité de traitement. »
La décision publique de demain se prépare aujourd’hui. La formation est un levier essentiel, c’est ce que montre ce dossier. Comment faire évoluer les compétences des agents ? Quel regard portez-vous sur l’enjeu de la formation ?
M. Jacquot : « J’ai envie de dire oui, et c’est le cas aujourd’hui comme hier… D’abord, les compétences des agents évoluent avec leur expérience et il faut en tenir compte. Comme il est nécessaire de tenir compte des acquis des parcours pré-recrutement de chacun(e). Il faut que les employeurs investissent dans la formation, que la formation s’organise pour être plus facilement accessible à tous, que les schémas directeurs de la formation deviennent des objets de dialogue social comme cela s’amorce sur le versant État. Et surtout, le compte personnel de formation (CPF) doit impérativement trouver sa place car l’initiative des agents est aussi un levier d’enrichissement et de diversification des compétences et des parcours. Les outils réglementaires sont en place, il faut maintenant l’appliquer, le faire vivre, et informer les agents sur ce dispositif pour qu’ils puissent le déclencher. »
J. Theuret : « Les enjeux autour de la formation sont nombreux. La formation doit répondre en premier à l’adaptation permanente et nécessaire des compétences, au regard des nouvelles exigences professionnelles attendues. La formation doit aussi s’inscrire dans le droit à une seconde carrière. Celle-ci peut être le fruit d’envies et souhaits individuels, mais aussi de nécessités médicales liées notamment aux usures professionnelles. Il convient donc de renforcer le droit à la formation et de veiller à son accès équitable entre filières et catégories. Le CPF peut répondre à ces impératifs.
Néanmoins, nous ne nous leurrons pas, les conditions de réussite du CPF sont avant tout financières. Nous avons connu les échecs du DIF. L’Association des DRH des grandes collectivités organise le 6 avril prochain une journée d’études dont le thème sera “Osons les compétence”. »
Les rôles de la formation et de l’accompagnement des managers sont cruciaux pour sortir de nos pratiques managériales hiérarchiques. (Johan Theuret)
La place du citoyen dans la décision publique est de plus en plus importante. Comment mieux prendre en compte le citoyen usager dans les collectivités ?
M. Jacquot : « En se donnant les moyens de l’écouter vraiment, en acceptant de répondre à ses attentes à l’aune de l’intérêt général, car la somme des attentes individuelles ne fait pas l’intérêt général. En lui donnant envie de participer à la démocratie, pas seulement en sollicitant son vote. Pour cela il faut faire vivre la démocratie sociale, la démocratie participative et clarifier les processus de décisions. Il ne faut pas se contenter de recueillir l’avis des agents, mais il faut véritablement les informer, les associer à ce processus de décision. Il faut plus de transparence pour regagner la confiance des agents dans ce type de consultation. Cet enjeu dépasse largement celui de la fonction publique, mais touche au cœur de la question démocratique. »
J. Theuret : « Aujourd’hui, il y a un impératif à prendre davantage en compte et en considération les attentes des usagers. On ne peut plus mettre en place des politiques publiques uniformes, sans tenir compte des réelles aspirations citoyennes, notamment de terrain. C’est pourquoi, on doit renforcer toutes les démarches de concertations et phaser nos projets en tenant compte des étapes de ces concertations citoyennes. Il s’agit donc de sortir de la simple information descendante quand tout est ficelé. Cela nous oblige à réfléchir aux outils pour consulter et associer. Les succès rencontrés par les démarches des budgets participatifs comme à la Ville de Rennes ou à la Ville de Paris auprès des citoyens usagers montrent que ces derniers veulent être associés et participer à la définition des projets. On ne peut plus se contenter du simple verdict des urnes tous les six ans ! »
Et pour conclure, que souhaiteriez-vous rajouter comme mot de la fin ?
M. Jacquot : « Soyons disruptifs ! Jouons la carte du dialogue social dans la fonction publique ! Écoutons les représentants des agents, donnons plus de place à la proximité. Le vrai conservateur, c’est celui qui pense que la fin du statut serait une solution magique à toutes les difficultés, oubliant que le statut est évolutif, consensuel et utile. Il faut articuler plutôt qu’opposer, considérer les agents et leurs représentants comme des forces de propositions. Si les employeurs publics refusent cela, c’est qu’ils se complaisent dans les postures et qu’ils encouragent le conservatisme. »
J. Theuret : « Je partage les propos de Mme Jacquot sur l’aspect disruptif. Les pratiques doivent évoluer, notamment managériales. Mais les pratiques doivent aussi évoluer de la part des organisations syndicales qui se complaisent trop souvent dans des postures de défense voire des jeux de postures. Je crois profondément au dialogue social si celui-ci permet l’enrichissement des projets grâce à l’écoute entre les parties. Je crois que les oppositions stériles sont d’un autre temps et surtout ne suscitent plus la compréhension des agents. »
(1) L’autre trésor public. Paroles d’agents sur leur travail, 6 févr. 2018, Éditions de l’Atelier, préface de Laurent Berger, CFDT Fonctions publique.
(2) Isaac Getz a publié en novembre 2017 L’entreprise libérée. Comment devenir un leader libérateur et se désintoxiquer des vieux modèles, Éditions Fayard.
(3) La Ville de Paris, la plus grande collectivité de France avec ses 52 000 agents, expérimente le télétravail depuis 2016 à grande échelle avec un objectif de 1 500 salariés télé-travaillant d’ici 2020.