Vers une gestion prospective des talents ?

Gestion prospective des talents
Le 9 décembre 2019

Arrivée massive de contractuels dans les collectivités avec l’adoption de la loi sur la transformation publique, accélération du numérique et de l’intelligence artificielle (IA), évolutions sociétales impactant la vie de l’entreprise, mutations rapides des compétences et des métiers, etc. Dans un monde devenu volatile, incertain, complexe et ambigu (VUCA, pour volatility, uncertainty, complexity and ambiguity), la prospective doit devenir une compétence centrale des DRH. Retour sur les principaux points de l’intervention de Jean-Marie Peretti, professeur à l’ESSEC Business School, invité comme personnalité inspirante de ce 8e colloque annuel « Prospective RH : anticiper les évolutions du secteur public », organisé par l’association des DRH des grandes collectivités territoriales le 11 octobre 2019.

« La prévision RH s’est concentrée pendant des années sur les effectifs, la masse salariale et les taches des agents. Aujourd’hui, face à l’accélération des changements, nous avons besoin de nous projeter dans l’avenir, au-delà de la temporalité de la collectivité, sur les métiers ou les compétences de demain. Le DRH doit être en veille permanente et à l’écoute de la société pour avoir la capacité de se poser les bonnes questions : de quelles ressources humaines avons-nous besoin pour l’avenir ? Quelle sera l’organisation de travail du futur ? Comment seront managées les équipes à distance ? », confie Johan Theuret, le président de l’association des DRH des grandes collectivités, en guise d’introduction de cette journée consacrée à la démarche de prospective appliquée aux ressources humaines.

Rien n’est permanent, sauf le changement.
(Héraclite)

La prospective, une posture plus qu’une méthode

« Voir loin, large, profond et penser à l’homme » : cette citation définit bien la démarche prospective telle que la concevait Gaston Berger, l’un des pères fondateurs de la prospective moderne. L’auteur De la prospective, Textes fondamentaux de la prospective française 1955-19661 considérait la prospective comme une attitude et un état d’esprit bien plus qu’une méthode pour projeter le regard sur un horizon plus lointain. C’est cette démarche qui consiste à détecter des signaux faibles dans le présent, à se mettre en position de questionnement et à repérer les facteurs de changement pour anticiper qu’a tenu à rappeler Jean-Marie Peretti, invité comme personnalité inspirante de cette journée. « Les outils de prévision sont aujourd’hui insuffisants pour agir dans le contexte volatile, incertain, complexe et ambigu », explique-t-il. Il faut donc, selon lui, développer de toute urgence la capacité prospective des managers car la société et le monde de l’entreprise évoluent de plus en plus vite. Il est nécessaire de prendre en compte les grandes tendances sociétales sur les politiques et les pratiques RH futures.

Tout grand changement commence par des petites transformations.
(Livre des mutations, Yijing)

L’impact des évolutions sociétales sur les pratiques RH

Le chercheur français identifie sept grandes tendances qui contribuent à élargir toujours plus le champ des RH : la vie en mode « co » et les nouvelles expériences de partage et de mise en réseau, l’entreprise en mode « co » et « open », de nouvelles formes de travail et d’emploi, une vie professionnelle plus longue, un capital « bien-être » à gérer dans la durée, l’ère des données massives et de l’intelligence artificielle (IA) et une attente de développement vraiment durable. Ce sont autant de signaux faibles que les responsables des ressources humaines doivent prendre en compte dès maintenant pour préparer leurs équipes et leurs organisations à un environnement en mutation permanente. « Les DRH doivent identifier et anticiper les attentes nouvelles des parties prenantes internes (la direction, les agents, les cadres et les représentants des salariés) et externes avec des clients toujours plus exigeants », prévient Jean-Marie Peretti.

En décrétant le changement, l’immobilisme s’est mis en route et je ne sais plus comment l’arrêter.
(Edgar Faure)

Manager les « jeuniors » et les « jeunes Z »

Les DRH doivent aussi anticiper les populations sensibles en analysant les pyramides des âges et leurs évolutions à moyen et long terme, préparer dès maintenant les parcours de carrière des diverses classes d’âge et développer les compétences avec de nouvelles approches. Parmi les populations sensibles, le chercheur identifie notamment deux catégories qui nécessitent des réponses nouvelles de la part des RH : les « jeuniors », des salariés de plus de 50 ans qui ont les mêmes attentes face au travail que les jeunes, avec un risque de sentiment précoce de fin de vie professionnelle (SPFVP) (recentrage sur soi, désengagement au travail, évolution des rôles et des objectifs, acceptation de l’âge) ; les jeunes « slasheurs » qui exercent plusieurs activités et sont en mode « multi » plutôt que « mono ». Face à ces nouveaux travailleurs, les RH doivent repenser leur façon de faire et se poser les bonnes questions : « Demain, comment attirer des espoirs, en faire des étoiles et les faire évoluer, consolider ces piliers et éviter les branches mortes2 ? », explique Jean-Marie Peretti.

Changer de métiers n’est rien, mais renoncer à ce que l’on sait, à sa propre maîtrise, n’est pas facile.
(Albert Camus)

Autre tendance RH : l’arrivée progressive dans les prochaines années des « jeunes Z », nés après 1995. Ultra-connectés, biberonnés aux réseaux sociaux, sensibles à l’équilibre de vie pro-perso, ils vont bousculer encore plus les codes de l’entreprise. Comment répondre aux besoins d’évolution professionnelle et de qualité de vie au travail des jeunes Z ? C’est la question à se poser aujourd’hui pour tout DRH, y compris dans le secteur public. Selon le professeur à l’ESSEC Business School, les ressources humaines doivent imaginer de nouvelles solutions : généraliser les espaces de discussions sur les pratiques professionnelles, proposer des plages de travail plus autonomes, offrir des choix, s’intéresser au « hors-travail » (le logement, les déplacements, les activités sportives et culturelles), etc.

Il vaut mieux penser le changement que changer le pansement.
(Francis Blanche)

Faire de chaque agent un « serial learner »

Préparer les agents et les salariés au contexte VUCA, c’est aussi adopter de nouvelles approches dans le développement de compétences : développer le partage de compétences, les formations expérientielles, les communautés d’apprentissage, les ateliers de co-développement, les MOOC, le tutorat, le mentorat et le coaching… « Il faut faire de chaque agent un “serial learner” en utilisant toutes les méthodes : un agent talentueux, c’est 90 % de travail et 10 % de dons ! ».

Comment l’IA va-t-elle chambouler la fonction RH ?

C’est une certitude : l’IA va profondément bouleverser la fonction RH car elle va impacter directement la façon de travailler. C’est ce qu’on appelle en prospective un facteur de changement. D’ici cinq à dix ans, le chercheur a identifié plusieurs impacts de l’IA sur la fonction RH, dont certains sont déjà à l’œuvre : la révolution de l’évaluation des personnes, de leur contribution et de leur potentiel, la meilleure exploitation des données, des actions personnalisées et plus rapides, la désintermédiation dans la plupart des domaines RH, le salarié devant un acteur direct, et la mise en place d’assistant vocal virtuel pour les questions récurrentes. « L’IA ne va pas seulement augmenter la fonction RH, elle va aussi modifier le rapport entre l’organisation et le travailleur en donnant à ce dernier des outils pour être moins dépendant et davantage acteur de son parcours », précise Jean-Marie Peretti.

Quand le vent du changement se lève, certains construisent des murs, d’autres des moulins à vent.
(Proverbe chinois)

Développer la capacité prospective des managers

Dès maintenant, il convient, selon le professeur Jean-Marie Peretti, d’avoir une démarche globale en matière de prospective : inciter tous les acteurs à s’interroger sur le futur et à expérimenter pour se préparer aux évolutions et réussir les actions de changement. À titre d’exemple, il est possible de mettre en place un questionnaire d’« indice de prospective » comme l’a fait la chaire IMEO de l’ESSEC3, avec vingt-six items sur quatre thèmes (technologie, activité, sociétal et métier) pour évaluer la capacité prospective d’une organisation. L’enjeu est de développer la capacité prospective des managers en diffusant une culture de l’apprentissage permanent et d’ouverture au monde. « Pour avoir un comportement prospectif, il faut être constamment en décalage par rapport aux pratiques anciennes », conclut le professeur.

 

  1. Berger G., De la prospective, Textes fondamentaux de la prospective française 1955-1966, 2007, L’Harmattan.
  2. Typologie de Ference.
  3. https://sites. google.com/a/essec.edu/chaire-essec-innovation-manageriale-excellence-operationnelle/
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