Covid-19 : vers une accélération numérique des grandes collectivités ?

Le numérique, déjà si présent dans notre quotidien avant la crise sanitaire, semble s’être définitivement imposé à nous en nous permettant de continuer à consommer, travailler, se distraire et à s’éduquer, etc. Mieux, le numérique, élevé au rang de sauveur de l’économie mondiale, serait même en mesure de nous préparer à la prochaine crise sanitaire² ! Cette « mise en pilotage automatique des affaires humaines », pour reprendre l’expression d’Alain Supiot³ avec pour sainte Trinité, l’ordinateur, la donnée et l’algorithme, qui a toutefois pour corollaire inégalités, dépendances, déconnexion⁴, concerne tant le secteur privé, qui a, par exemple, connu, durant la crise sanitaire, une accélération de la mutation numérique des entreprises⁵ avec néanmoins de notables différences en fonction de leurs tailles, que le secteur public.

Mais qu’en est-il pour ce dernier et plus précisément au sein des collectivités territoriales les plus grandes ? Quelles sont leurs perceptions du numérique et de ses différents outils dans leurs réflexions, leurs stratégies, leurs développements, leurs projets ? Quelles ont été les conséquences de la crise sanitaire en matière de numérique ?

Pour le savoir France urbaine, avec l’aide du cabinet EY, a interrogé ses adhérents afin de publier la deuxième édition de son baromètre de la maturité numérique des métropoles, agglomérations et grandes villes françaises. Le sous-titre de ce document Une transformation numérique accélérée par la crise, à adapter aux nouveaux enjeux laisse à penser de prime abord que les grandes collectivités sont, elles aussi, passées à la vitesse supérieure en matière d’utilisation du numérique. À y regarder de plus près, la complexité et l’hétérogénéité des situations dominent, comme très souvent dans les affaires humaines. Pour en rendre compte, le baromètre a « morcellé » le numérique en dix thèmes (stratégie et gouvernance numérique, services aux usagers, e-Éducation, etc.) dont quatre nouveaux pour cette édition qui correspondent aux enjeux actuels des collectivités à savoir, la gestion de crise, l’inclusion numérique, le numérique responsable et la coopération territoriale.

Or, la maturité des collectivités apparaît fort contrastée en fonction des thèmes, le baromètre distinguant globalement trois groupes : les leaders (15 % des répondants) qui disposent, par exemple, d’une stratégie et d’une gouvernance au plus haut niveau et évaluent leur transformation numérique interne, le peloton (60 %) et les retardataires (25 %) qui peuvent être avancés sur des thèmes tels que l’administration numérique ou encore les services aux usagers, mais ils sont clairement en retrait par rapport aux autres groupes sur les thèmes demandant une coopération territoriale (territoire Serviciel, service public local de la donnée) ainsi que sur les sujets les plus récents tel que le numérique responsable, précisent les auteurs du baromètre. À noter que la crise n’a pas été un accélérateur pour tous puisque les écarts entre ces groupes se sont même creusés par rapport à l’édition précédente du baromètre (2018).

La deuxième édition de ce baromètre de la maturité numérique des collectivités montre une nette évolution des thèmes portés par la crise sanitaire tel que l’administration numérique ou la cybersécurité.

D’un point de vue général, ce sont la cybersécurité, l’administration numérique et les services aux usagers qui sont les thèmes les plus matures, aux caractéristiques techniques et de processus, surtout gérés par des experts œuvrant dans l’univers des technosciences. Les cyberattaques d’hôpitaux et de collectivités territoriales, largement relayées dans la presse, l’injonction de la dématérialisation voulue par l’État, la demande de services numériques facilitant la vie quotidienne des citoyens, l’évolution des pratiques de travail vers davantage de mobilité et de collaboratif auxquels la crise sanitaire est venue donner un nouvel élan, symbolisent ce résultat.

Ainsi plus de six collectivités sur dix disent avoir mis en œuvre des mesures en faveur de la cybersécurité. Même si le sujet n’est toujours pas porté au plus haut niveau et ne s’inscrit pas dans une gouvernance globale, la montée en compétences des équipes de plus en plus sensibilisées aux risques du numérique marquent les points positifs de ce thème, observent les auteurs du baromètre.

Le numérique ne fait pas toujours bouger les pratiques de management

Parmi les dix thèmes du baromètre, c’est l’administration numérique qui affiche la plus forte progression par rapport à l’édition de 2018. L’adoption généralisée du travail en mobilité pour les agents et les élus (plus de huit collectivités interrogées sur dix mettent en œuvre des actions en ce sens contre cinq sur dix en 2018) et l’amélioration de la capacité à opérer au sein d’un environnement collaboratif expliquent une telle progression. Pour autant, si les trois quarts des collectivités affirment avoir pleinement tiré parti de la crise du covid-19 pour modifier durablement leurs modes de fonctionnement et pérenniser les usages du numérique, la crise n’est vue comme une « opportunité » de modifier les pratiques de management et la culture d’entreprise que pour la moitié des collectivités, soulignent les auteurs du baromètre. Il faut plus qu’une crise et des outils numériques pour bousculer un ordre social caractérisé par la hiérarchie, qui commence dès l’école et traverse tranquillement les siècles !

Quant aux services aux usagers si près de 70 % des collectivités en sont a minima au stade de la mise en œuvre contre moins de 60 % en 2018 s’agissant d’une relation multicanale, uniquement quatre collectivités sur dix placent l’expérience de l’usager au cœur de la stratégie de développement des services contre cinq sur dix en 2018, notent les auteurs de l’étude. Tant au sein des collectivités que des prestataires qui développent les projets permettant d’offrir ces services, l’expérience et la culture de la co-construction font souvent défaut. Les sciences humaines et sociales nous enseignent que co-construire est un processus long et complexe ne serait-ce que pour s’entendre sur un langage et un objectif commun entre les différentes parties au projet. Des méthodes qui font appel à la recherche-action, issue de la psycho-sociologie, aux antipodes de la seule expertise technique.

Dans ce contexte il n’est donc pas étonnant que les thèmes les moins matures soient le territoire serviciel, la stratégie et la gouvernance numérique et l’inclusion numérique. Ils ne font pas appel aux seules compétences techniques mais davantage à des envies, des cultures, des pratiques, des réflexes. À commencer par la coopération ou plutôt ici le défaut de coopération – par ailleurs, mal français que l’on retrouve largement dans le secteur privé – puisque les auteurs du baromètre constatent que près de 45 % des collectivités interrogées n’ont à ce jour pas abordé la stratégie de développement de la coopération à l’échelle des « bassins de vie » en matière de numérique. Si la mise en œuvre d’une organisation et d’une gouvernance adaptées enregistre la progression la plus significative en matière de stratégie et de gouvernance numérique, en revanche la transformation culturelle induite par le numérique n’est en cours que pour près de 40 % des répondants. Enfin, alors qu’impacts sociaux, environnementaux et économiques du numérique sont débattus partout y compris au Parlement, moins de 30 % des répondants les intègrent dans leur stratégie !

« Le numérique modifie profondément notre société mais il faut poser des règles pour de bons dosages des usages et éviter les dérives. C’est devenu un sujet de société et pas seulement un débat d’experts. Beaucoup de communes prennent conscience des enjeux politiques autour du numérique ce qui très important car nous sommes tous responsables d’une éducation à la culture numérique », estime Francky Trichet, co-président de la commission « Numérique » de France urbaine, et qui conclut : « Certes le chemin est encore long en matière de maturité numérique des collectivités territoriales notamment sur certains thèmes sur lesquels nous allons devoir nous mobiliser : je pense à la médiation numérique pour remédier à l’éloignement numérique de millions de Français, à l’empreinte carbone en faisant, par exemple, émerger des filières de réemploi des matériels dans les territoires, à l’alliance entre les territoires pour pouvoir s’impliquer dans la gouvernance du numérique et avoir notre mot à dire vis-à-vis des plates-formes, à la souveraineté sur les données, pour lesquelles un mouvement de ré-internalisation de la gestion semblable à celui que connaît aujourd’hui le secteur de l’eau, pourrait avoir lieu. »

1. L’enquête a été réalisée en ligne entre novembre 2020 et janvier 2021 auprès de 34 adhérents de France urbaine qui représentent près de 30 millions d’habitants et complétée par des témoignages de 7 collectivités
2. Niedercorn F., « Avec le numérique, prêts pour la prochaine crise sanitaire ? », Les Échos 7 juin 2021
3. « Grandeur et misère de l’État social », leçon inaugurale au Collège de France, 29 nov. 2012
4. Guérillot G., Lalancette S. et Plantard P., « Le numérique a-t-il aidé les Français à mieux vivre le confinement ? », Enjeux numériques juin 2021, n^o 14, Annales des Mines.
5. “The Future of Jobs Report 2020”, Forum économique mondial, 20 oct. 2020, http://www3.weforum.org/docs/WEF_Future_of_Jobs_2020.pdf ; Deuxième édition du Baromètre des dirigeants, étude réalisée par L’institut Viavoice pour L’exploratoire Sopra Steria Next et Les Échos, nov. 2020 ; Numérisation des entreprises françaises, direction générale du Trésor, nov. 2020, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2020/11/26/numerisation-des-entreprises-francaises