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Dorie Bruyas : « La médiation numérique a été créée pour former à la citoyenneté numérique »

Le 27 décembre 2021

Dorie Bruyas est directrice de l’association Fréquence écoles et membre fondatrice du hub Hinaura pour l’inclusion numérique et de la fondation LDigital à Lyon qui défend en Auvergne Rhône-Alpes la place des femmes dans la filière numérique et le développement des compétences numériques des femmes. Journaliste de formation, Dorie Bruyas pilote l’ingénierie et la mise en œuvre des projets d’éducation aux médias numériques de l’association Fréquence écoles depuis plus de quinze ans. Elle défend le développement des compétences stratégiques des jeunes afin de d’accroître leur pouvoir d’agir dans une société médiatique et numérique. Conférencière, conceptrice de dispositifs pédagogiques, elle se passionne pour les nouvelles technologies, la robotique, la programmation, les data et l’innovation éducative. Elle est à l’origine d’un événement d’ampleur au sujet du numérique éducatif, #Superdemain, et pilote l’événement Numérique en commun(s) pour l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et la Mednum.

En septembre 2021, le Gouvernement a annoncé une accélération de la dématérialisation « pour permettre à tous d’accéder facilement aux informations et aux démarches administratives partout et tout le temps », soit la fin du papier pour 250 démarches dites « essentielles » d’ici 2022 et ce, en dépit des difficultés éprouvées par certaines catégories de la population face au numérique avec des conséquences telles que le non-recours au droits sociaux. Que pensez-vous de cette accélération ?

L’annonce à laquelle vous faites référence doit être replacée dans le contexte de l’élection présidentielle qui aura lieu dans six mois car l’accessibilité en ligne des services publics du quotidien était une promesse de campagne du candidat Macron. En dehors de ce contexte particulier, si accélération il doit y avoir, c’est plutôt dans les interactions qu’implique la dématérialisation car dans ce domaine beaucoup de choses restent à faire. Ces interactions concernent tout à la fois celles de l’État avec les opérateurs tels que la caisse allocations familiales (CAF), Pôle emploi ou encore la sécurité sociale, avec les collectivités territoriales, les travailleurs sociaux, les médiateurs numériques, les associations, le grand public et, parce que le numérique est sujet transverse, les interactions entre l’ensemble de ces acteurs.

La médiation numérique n’a pas été créée pour résoudre des questions administratives d’accès aux droits sociaux mais pour former à la citoyenneté numérique et ainsi préparer l’avenir.

En outre, la problématique de l’accès aux droits sociaux, liée à la dématérialisation des démarches administratives et l’exclusion à laquelle le tout numérique peut aboutir pour certaines catégories de la population, par ailleurs déjà en difficulté, est à différencier de celle de l’émergence d’un citoyen numérique éclairé sur des sujets tels que la gestion des données personnelles, la sécurité informatique, la santé et les réseaux mobiles ou encore la souveraineté numérique. La première est un sujet de justice sociale et relève selon moi, s’agissant du terrain, des travailleurs sociaux, tandis que la seconde relève de l’éducation populaire et, sur le terrain, des médiateurs numériques et des éducateurs.

Vu l’ampleur des problèmes générés par la dématérialisation des démarches administratives, travailleurs sociaux et médiateurs numériques ne peuvent-ils unir leurs efforts ?

La médiation numérique n’a pas été créée pour résoudre des questions administratives d’accès aux droits sociaux mais pour former à la citoyenneté numérique et ainsi préparer l’avenir. Au début des années 2000, la dématérialisation des démarches administratives n’était même pas encore un sujet alors qu’Internet, né au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) en 1992, commençait à se développer. On a pressenti le pouvoir du numérique et les opportunités qui ne manqueraient pas d’apparaître et qu’il faudrait saisir même s’il n’y avait pas d’injonction à se former. Il est alors apparu essentiel de faciliter, d’accompagner, au sens de l’éducation populaire, l’accès d’un public le plus large possible, au numérique en général et à Internet en particulier. Les premiers « animateurs multimédia » ont ainsi vu le jour dans les territoires reflétant le côté un peu gadget du multimédia avec des embauches types contrats jeune. Au fur et à mesure de l’expansion du numérique dans la société, un métier était en train de naître pour lequel il a fallu trouver un nom, une fonction, un cadre, etc.

À la suite d’interminables débats à propos du nom de ce nouveau métier, c’est au cours des premières assises de la médiation numérique que celui de « médiateur numérique » a été retenu. Exit « éducateur au numérique » ou encore « animateur socio-multimédia » probablement trop connoté Maison des jeunes et de la culture (MJC) et années 1960. Aujourd’hui, dans le cadre du plan France relance, on parle de « conseillers numériques France services » (CNFS), ce qui donne un aspect plus qualifié que « médiateur ». Il est vrai qu’il y a bien un enjeu de valorisation d’une filière qui a beaucoup de mal à se constituer comme en témoignent cette terminologie changeante et le fait que « médiateur numérique » n’est toujours pas reconnu d’un point de vue institutionnel, par exemple, dans la grille des métiers de la fonction publique territoriale. S’agissant des travailleurs sociaux, ils étaient sur le terrain bien avant la numérisation de la société. Or, les difficultés des démarches administratives en France ne datent pas de la dématérialisation : il y a toujours eu – et il y aura toujours – une dizaine de millions d’entre nous qui ont du mal à effectuer ces démarches. Il se trouve qu’au lieu de simplifier cette question, ce qui est officiellement son but, la dématérialisation est venue rajouter une couche de complexité, celle du numérique. Toutefois le rôle du travailleur social, selon moi, demeure : accompagner la personne là où elle est, avec ses problèmes du moment.

Une étude du Ti Lab, laboratoire d’innovation publique rennais portant sur trois lieux bretons de médiation numérique, a montré que les médiateurs numériques, très sollicités sur les démarches administratives dématérialisées, ne sont pas satisfaits, tout comme les travailleurs sociaux ne le sont, de consacrer trente minutes sur ces démarches numériques sur une session de quarante minutes avec leur interlocuteur. Comment sortir de cette impasse ?

Ne perdons pas de vue que les droits sociaux dont nous parlons sont vitaux pour les personnes en difficulté et permettent de se loger, se nourrir, se chauffer. Si ce n’est pas le rôle des travailleurs sociaux de les accompagner à effectuer de telles démarches numérisées, alors à qui incombe ce rôle ?

La solution n’est pas de se renvoyer la balle indéfiniment : il s’agit de former les travailleurs sociaux au numérique selon leurs besoins, et non de leur montrer comment fonctionne tel ou tel logiciel, d’organiser un schéma d’escalade de règlements des problèmes en transversalité entre travailleurs sociaux et médiateurs numériques en distinguant bien ce qui relève du numérique de ce qui ne l’est pas, tel qu’un problème de mot de passe sur un compte, et enfin de créer un espace d’accompagnement particulier entre les travailleurs sociaux et les opérateurs type Pôle emploi, etc., via des lignes téléphoniques dédiées. D’autant plus que le traitement de certains problèmes relatifs aux droits sociaux peut s’avérer particulièrement complexe. En fait la dématérialisation a été pensée uniquement d’un point vue technique, ce qui a créé des systèmes torturés et qui « torturent » ! L’approche sociale qui permet d’imaginer l’autre, qu’il soit médiateur numérique, travailleur social, bénéficiaire de droits sociaux, et d’élaborer avec lui une dématérialisation qui soit réellement synonyme de simplification, a été oubliée.

À qui incombe la formation des travailleurs sociaux au numérique ?

Aux médiateurs numériques ! C’est ce que nous réalisons au sein de Fréquence écoles dont la mission est de développer l’éducation aux médias numériques tant pour que le grand public que les professionnels, tels que les professionnels de l’action sociale. Afin de sensibiliser ces derniers aux enjeux de l’accompagnement numérique, nous avons développé avec eux des solutions de formation etsijaccompagnais.fr sur le modèle des communs, contributif, ouvert et mis à disposition d’une communauté élargie. Les compétences visées portent spécifiquement sur les besoins de l’accompagnement tels que : adopter la bonne posture pour l’accompagnement des pratiques numériques ; être capable d’aider son public à résoudre des problèmes de connexion et d’authentification, notamment grâce à la maîtrise de l’usage de France Connect et Aidants Connect ; être capable d’accompagner son public à utiliser une messagerie en ligne, à la configurer et la paramétrer ou encore savoir orienter son public vers les professionnels de la médiation numérique du territoire. Ainsi, depuis un an, près de 5 000 professionnels de l’action sociale se sont formés pendant deux jours en ligne et/ou en présentiel. D’ici à juin 2022, ce sont 20 000 professionnels de l’action sociale qui auront pu bénéficier de cette formation pour laquelle nous sommes missionnés par l’ANCT, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) ou bien les collectivités territoriales.

En élaborant pour demain des feuilles de route environnementales mais aussi des stratégies de gestion de crise, nos acteurs publics privilégieront-ils les outils verticaux du numérique ou comprendront-ils la fertilité de ces nouvelles articulations ?

Comment sont perçues ces formations ?

Nous accueillons aussi bien de l’intérêt que de l’incompréhension et de la colère des professionnels qui se sentent parfois démunis ! Certains travailleurs sociaux se demandent ce qu’ils font dans nos formations car ils considèrent que ce n’est pas leur rôle, d’autres sont perdus. À leur décharge, les conditions de travail peuvent être très difficiles : lorsque vous avez un ordinateur pour dix personnes dans un service, on peut comprendre que le numérique passe mal... Malgré tout, les travailleurs sociaux commencent à bouger par rapport à l’évolution de leur métier et les impacts du numérique. La formation des travailleurs sociaux est d’ailleurs un des piliers du plan France relance qui y consacre l’un de ses programmes.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises le rôle de l’éducation populaire dans la formation non seulement aux outils mais à la compréhension de l’univers numérique et de ses différents aspects. Mais cette éducation populaire n’est-elle pas à la fois dans son vocable et dans sa fonction tombée en désuétude ?

Certes l’éducation populaire a connu des difficultés car elle a notamment subi la concurrence... du monde numérique qui a amené des loisirs à la maison, par exemple, les jeux vidéo et YouTube, l’usage numéro un des 11-14 ans. Les lieux d’accueil collectifs ont donc été beaucoup moins prisés puis ont changé de nature devenant progressivement des lieux de consommation culturelle et sportive où l’on prend des cours et non des espaces de réflexion et de discussions sur des sujets de société.

Ajoutons à cela que les éducateurs sont mal payés et que, là encore, la reconnaissance pose un problème, leur positionnement se situant souvent à mi-chemin entre celui du bénévolat au sein d’une association et le métier au sein d’une structure publique. Aujourd’hui la situation s’est améliorée car, d’une part les éducateurs se sont formés aux médias numériques, et d’autre part, la demande d’apprentissage du public, notamment de la part des jeunes, est réelle tant sur des aspects techniques type montage de vidéo, cadrage, production, etc., que sur des aspects socio-économiques tels que la propriété intellectuelle ou le modèle économique de YouTube.

La formation des éducateurs et la demande du public sont donc des conditions nécessaires mais non suffisantes...

Effectivement. Au niveau de l’État, il est nécessaire d’avoir un projet politique d’émancipation des acteurs sans compétence métiers par rapport au numérique et qui ont à faire face à un bouleversement sociétal et culturel. Ce qui implique une révision des questions d’éducation et la mise en place de structures d’appui pour l’éducation populaire dotées de véritables moyens dans le temps pour, par exemple, aller chercher les différents publics et ne pas attendre qu’ils viennent à nous.

Les difficultés des démarches administratives en France ne datent pas de la dématérialisation : il y a toujours eu – et il y aura toujours – une dizaine de millions d’entre nous qui ont du mal à effectuer ces démarches. Il se trouve qu’au lieu de simplifier cette question, ce qui est officiellement son but, la dématérialisation est venue rajouter une couche de complexité, celle du numérique.

L’événement #Superdemain, organisé par Fréquence écoles, permet chaque année durant un week-end immersif aux enfants, aux parents, aux enseignants, aux grands-parents d’expérimenter et de manipuler des dispositifs variés (ateliers de robotique, prise en main des jeux vidéo, paramétrage des réseaux sociaux, etc.) pour développer leurs compétences médiatiques et numériques.

Développer les compétences numériques
et médiatiques de tous les publics

Fréquence écoles1 s’engage depuis près de trente ans à développer une attitude critique des jeunes face aux médias. À partir de projets thématiques, et toujours sur le terrain, l’équipe pédagogique de Fréquence écoles explore les différentes relations entretenues entre les médias et la société. Nous avons ainsi développé de nombreuses ressources pour défendre l’éducation aux médias numériques en France et en Europe. Curieuse des pratiques médiatiques des enfants et des adolescent·es, Fréquence écoles mobilise en son sein, des chercheur·euses, spécialistes de l’information et de la communication, de la psychologie sociale et de l’éducation pour mener des enquêtes sur les usages d’Internet, de la télévision, du jeu vidéo et plus largement, des écrans.

Une éducation populaire réflexive sur ces pratiques, sur quoi cela pourrait-il concrètement déboucher en matière numérique ?

Un évènement d’éducation populaire 3.0 tel que #Superdemain que nous organisons une fois par an sur trois jours à Lyon grâce aux soutiens financiers de plusieurs partenaires et notamment de la métropole. Si la première journée est réservée aux professionnels, le week-end est gratuit et dédié aux familles. Il s’agit, avec tous les outils dont nous disposons, d’aider les familles à y voir plus clair dans l’univers numérique sans pour autant les culpabiliser. Des conférences sont proposées et surtout des ateliers où l’on vient passer un moment en famille notamment autour de jeux vidéo mais aussi pour poser des questions sur des thèmes et des sujets précis, par exemple, celui du risque : « Mon adolescent parle à des inconnus sur Instagram, dois-je m’inquiéter ? Quelle attitude adopter ? » ; mais aussi aborder des sujets plus généraux : « Était-ce vraiment mieux avant l’avènement d’Internet ? » ou encore « Le pouvoir des GAFAM ». Les parents ont besoin de développer de nouvelles compétences par rapport à l’éducation de leurs enfants pour négocier la place du numérique à la maison, ce qui suppose d’être à l’aise avec ces sujets. Dans un monde de l’abondance comme celui du numérique, il faut apprendre la régulation et cela passe par des apprentissages. L’éducation populaire a, là encore, un rôle à jouer, cette fois vis-à-vis des parents, d’autant plus s’il existe des difficultés sociales. L’éducation populaire pourrait ainsi redevenir un espace de discussions et retrouver ses lettres de noblesse à condition qu’elle ait les moyens de ses ambitions, les compétences, et qu’elle soit réflexive sur ses pratiques et sa posture.

  1. https://www.frequence-ecoles.org/
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