Hélène Bégon-Tavera : «La transformation numérique des administrations n’est pas encore achevée»

Le 24 novembre 2021

Haute-fonctionnaire de l’État et forte de vingt-cinq années d’expérience d’encadrante dans l’administration, Hélène Bégon-Tavera a pu observer « de l’intérieur » l’impact de la déferlante numérique sur la machine administrative. Elle vient de publier La transformation numérique des administrations1.

 

Ouvrage précieux, mêlant sciences administratives, sociologie des organisations et travail de veille d’information sur le numérique, il remet en perspective de manière synthétique et pédagogique la question du « fait numérique » sous différents angles : historique, comparaisons internationales, enjeux, stratégie des acteurs, fonctionnement, production et régulation des administrations à l’aune de cette transformation.

 

« La transformation numérique a plus d’impact sur l’administration que la loi organique relative aux lois de finances (LOLF)2 et pourtant elle est accompagnée de moins d’efforts de formation ; sans doute parce qu’on ne sait pas par quel bout l’attraper ! », précise-t-elle. La montée en compétences numériques des cadres et agents publics est l’un des grands chantiers à engager, avec notamment un plan de formation digne de ce nom qui se fait encore attendre. Responsable adjointe de l’Ecolab du Commissariat général au développement durable (ministère de la Transition écologique), elle attire l’attention aussi sur les enjeux environnementaux du numérique.

BIO EXPRESS

1994-1996
Promotion Victor-Schoelcher de l’ENA

1996-2006
Occupe plusieurs postes au ministère de l’équipement en administration centrale et déconnectée

2003-2006
Directrice du centre interrégional de formation professionnelle à Tours

2006-2008
Sous-directrice des politiques touristiques au ministère du Tourisme

2009-2021
Occupe plusieurs postes au commissariat général au développement durable

2021
Publication de La transformation numérique des administrations

Où en est-on aujourd’hui de la transformation numérique des administrations ?

Comme l’économie, comme la vie quotidienne, les administrations fonctionnent au sein d’un monde numérique, un monde qui s’est massivement rempli – surtout depuis les années 1990 – d’infrastructures, d’appareils et d’usages numériques. En 2001, moins de 10 % des individus étaient raccordés à Internet dans le monde ; en janvier 2021, 59,9 % de la population mondiale en est utilisatrice. 91 % des Français possèdent un smartphone, un ordinateur ou une tablette, 92 % sont des internautes et 83 % des internautes quotidiens.

Les administrations – par ce terme j’entends la grande galaxie des services publics nationaux et territoriaux, la sphère sanitaire et sociale et les établissements publics, etc. – sont désormais à la fois utilisatrices, productrices et régulatrices de « numérique ».

Leurs agents sont équipés de terminaux mobiles, détiennent des compétences en informatique ou en sciences de la donnée, traitent les dossiers par Internet, peuvent être la cible d’hameçonnage. Actuellement, c’est le recours à l’intelligence artificielle (IA) pour faciliter le travail des agents qui fait l’objet des initiatives les plus en pointe. Le service hydrographique et océanographique de la marine met au point, par exemple, une automatisation de la cartographie du littoral à partir des images de télédétection par laser (LIDAR HD).

La dématérialisation des services publics, c’est-à-dire la capacité à réaliser les procédures par Internet, est une priorité des politiques publiques depuis les années 1990 et a connu une très forte accélération dans les années 2010. Les premières démarches entièrement dématérialisées en France sont l’inscription à Pôle emploi et l’attribution de la prime d’activité par la caisse d’allocations familiales (CAF) ou la mutuelle sociale agricole (MSA) en 2016. Étrangement, ce sont des prestations qui concernent une part significative de public éloigné du numérique ! Mais avant cette époque, les collectivités locales ou l’État ont étudié le potentiel d’Internet comme accélérateur d’une démocratie participative. Les administrations créent aussi une haute valeur ajoutée numérique, sous forme de données : prévisions météorologiques, archives, imagerie satellitaire, registre des associations, données de trafic, statistiques de la population, cadastre, etc.

C’est une particularité qui revient largement à l’État, en tant que vaste administration nationale, de réguler le « fait numérique ». Certaines positions dominantes en matière de technologies ou de services – on pense, par exemple, aux grandes plateformes d’Internet –, l’apparition de nouveaux modèles économiques – notamment la « plateformisation » ou l’« uberisation » de secteurs d’activités –, la hausse massive de la cybercriminalité, les effets des réseaux sociaux sur l’opinion publique, induisent actuellement des réactions de l’État français et de l’Union européenne (UE), pour reprendre des marges de manœuvre en matière de souveraineté numérique et de protection de notre fonctionnement démocratique.

Si les administrations sont donc profondément entrées dans l’ère du numérique, il reste que leur transformation numérique n’est pas achevée : moins de 20 % des 250 principales démarches en ligne sont accessibles aux personnes porteuses d’un handicap. De très nombreuses bases de données publiques ne sont pas de qualité, interopérables, assorties d’API (canal numérique qui permet à deux systèmes de communiquer automatiquement) et une commune sur deux n’a pas de site Internet en 2021.

Dans toutes les évaluations, qu’elles soient faites par l’ONU, l’OCDE, l’UE ou des évaluateurs privés, la France est placée très haut pour sa politique publique de la donnée, mais montre des faiblesses sur l’accessibilité ou l’ergonomie des démarches en ligne, les compétences numériques de la population, l’équipement numérique des entreprises et notamment des TPE-PME…

Comment expliquer que la France n’est qu’au 19rang des pays selon le baromètre de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’administration numérique, le classement de référence ?

En 2020, le baromètre de l’ONU sur l’administration numérique (UN E-Government Survey) attribue effectivement le 19rang à la France (sur 193 pays) dans l’évaluation de son principal indicateur, l’indice de développement de l’administration numérique (E-Government Development Index [EGDI]).

Notons d’abord que la France était 9en 2018 et 4en 2014 : elle s’est fait rattraper.

L’EGDI agrège trois sous-indices qui permettent de voir où sont les faiblesses relatives de la France. Sa mise à disposition de services publics en ligne est jugée d’un très bon niveau (18rang), mais la France pèche par l’usage, c’est-à-dire l’accès au haut débit fixe et mobile ou le pourcentage de la population utilisant Internet (21rang), et surtout par la mesure du niveau éducatif de la population générale (36rang). L’ONU considère en effet que la formation générale de la population, sa « littéracie » (le contraire de l’illettrisme), est un facteur stratégique pour le fonctionnement d’une administration numérique.

On note que dans le même baromètre d’autres indices placent la France à un niveau élevé en matière d’encouragement à la participation des citoyens aux services publics en ligne ou en politique d’ouverture des données publiques, tandis que Paris est au 4rang (ex-aequo avec Stockholm et derrière Madrid, New York et Tallin) pour la qualité de ses services en ligne.

Vous écrivez que les enjeux numériques sont à la fois un révélateur des forces et des faiblesses de la France. Quels sont justement ses points forts et ses points faibles en matière de transformation numérique ?

Dans toutes les évaluations, qu’elles soient faites par l’ONU, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Union européenne (UE) ou des évaluateurs privés, la France est placée très haut pour sa politique publique de la donnée, mais montre des faiblesses sur l’accessibilité ou l’ergonomie des démarches en ligne, les compétences numériques de la population, l’équipement numérique des entreprises et notamment des très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME)… On peut faire le pari, en revanche, que son retard historique dans l’équipement du territoire en haut débit fixe et mobile est en passe d’être rattrapé grâce à plusieurs années d’efforts conjugués de l’État, des collectivités territoriales et des opérateurs d’Internet et de téléphonie mobile, sous contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP).

La France bénéfice d’atouts nombreux : le niveau de formation de ses ingénieurs et scientifiques (et à ce titre il faut porter une attention anxieuse au niveau des élèves en mathématiques, à la carrière des chercheurs, à la montée d’opinions défiantes envers la science) ; des entreprises qui comptent au niveau international (Dassault systèmes, Thalès, Orange, Atos, Capgemini, OVH, etc.) ; une diplomatie de grande qualité organisée aujourd’hui autour de l’ambassadeur pour le numérique et qui pose des jalons en matière de contrôle des contenus sur Internet, de maîtrise des usages de l’IA ou de recours aux systèmes d’armes autonomes ; l’ancienneté de sa réglementation protégeant ses citoyens quant aux usages qui peuvent être faits de ses données numériques ; la force, tout compte fait, de ses services publics.

Ces derniers mois ont, par exemple, montré le succès des start-up françaises des technologies numériques. Au décompte du jour, sept nouvelles « licornes » (entreprises non-cotées valorisées plus d’un milliard de dollars US) en 2021, soit un quasi doublement, et des levées de fonds impressionnantes : déjà 16 « méga-levées » (plus de 100 millions d’euros) en 2021 ce qui représente un peu plus du tiers de l’ensemble (43) des « méga-levées » réalisées depuis 2012.

Mais en matière numérique la France ne pèse guère par rapport aux géants que sont les États-Unis et la Chine, et son appartenance à une UE qui se veut de plus en plus offensive en matière numérique peut être un atout supplémentaire.

La France bénéficie d’atouts nombreux : le niveau de formation de ses ingénieurs et scientifiques, des entreprises qui comptent au niveau international, une diplomatie de grande qualité organisée aujourd’hui autour de l’ambassadeur pour le numérique, l’ancienneté de sa réglementation, et la force, tout compte fait, de ses services publics.

Pourriez-vous nous rappeler les grandes étapes de l’histoire du numérique en France ?

On pourrait beaucoup simplifier la réponse en rappelant qu’on ne parle réellement de « numérique » que depuis le milieu des années 2000 (la loi pour la confiance dans l’économie numérique3 est de juin 2004 et le premier ministère à compter le terme « numérique » dans son appellation date de 2008). Auparavant, on parlait d’informatique, de télématique, de bureautique, de technologies de l’information et de la communication, d’Internet, d’administration électronique, de téléservices, etc. Le « numérique » est un ensemble : des infrastructures informatiques, des terminaux Internet, des services, etc.

Les années 1960-1970 sont l’ère de l’informatique : en 1961 la direction générale des impôts loue un premier ordinateur (américain) ; l’ancêtre de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), fleuron français respecté à l’international, est créé dès 1967 pour accompagner un ambitieux plan, nommé « Calcul », destiné à assurer l’autonomie du pays dans les techniques de l’information ; en 1978 sont votées deux grandes lois, l’une (dite « loi CADA » 4), ancêtre de notre politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources, vise à organiser l’accès aux documents administratifs, y compris sur support informatique ou pouvant être obtenus par un traitement automatisé ; l’autre, dite « loi Informatique et libertés » 5, commence à réglementer les traitements informatisés des données personnelles.

Les années 1980 sont à la bureautique : les ménages comme les administrations commencent à s’équiper d’ordinateurs personnels. Le Minitel hisse la France au premier plan de la télématique et accueille quelques procédures administratives simples. En 1990, la plupart des « fonctions lourdes » des services publics ont été informatisées (assiette et recouvrement des droits et taxes, paiement des dépenses des personnels, informatique statistique et modélisations diverses) mais l’administration française ne compte qu’environ 60 000 ordinateurs individuels dans les services.

Puis, c’est l’accélération liée à la création et à la diffusion de l’Internet au début des années 1990. Elle voit les premières réflexions sur une conception numérique d’ensemble des services produits par les administrations, l’ouverture des premiers sites Internet publics (en 1994 par le ministère de la Culture), les premières démarches dématérialisées (l’ancêtre de service-public.fr est créé en 1998). Tandis que le smartphone se généralise, à partir de 2005, l’« administration électronique » devient un levier stratégique de la modernisation de l’État et apparaissent (enfin) les premières attentions (encore modestes) à l’accès au numérique pour les territoires peu denses, les personnes porteuses de handicaps, les ménages à faibles revenus ou les personnes éloignées du numérique.

L’explosion de l’économie et des usages du numérique appartient aux années 2010-2020. Les grandes plateformes Internet américaines sont en place et chamboulent jusqu’aux rapports de puissance sur une échelle géostratégique. Mais les utopies qui président à la création d’Internet font de la résistance : communs numériques, logiciels libres, ouverture des données, démocratie participative en ligne, gouvernement ouvert, service public citoyen (pensons au développement du site covidtracker.fr par un particulier pendant la pandémie) font aussi partie du paysage dans lequel s’inscrivent les administrations. Ce sont les années de la loi Lemaire6, qui porte tant de thématiques du numérique pour les sphères publiques et privées, voire intimes (elle contient des dispositions sur le devenir de nos traces numériques après notre mort…) ; de la création d’Etalab, de l’ambassadeur pour le numérique, du Conseil national du numérique (CNNum), de la French tech et des start-up d’État et de territoires ; du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui entraîne des conséquences considérables en matière juridique mais également économique. Et tant d’autres initiatives importantes qu’il n’est pas possible de les énumérer ici.

En 2021, de quoi parlons-nous ? De l’accélération des usages numériques pendant la pandémie du covid-19 : télétravail, télé-enseignement, commerce en ligne, qui se sont accompagnés d’une hausse de l’équipement numérique des ménages. Des impacts environnementaux du numérique. De phénomènes de plus en plus asociaux et anti-démocratiques observables et amplifiés sur les réseaux sociaux. De la croissance exponentielle de la cybercriminalité. Ou de la résistance de la fracture numérique, qui côtoie les propos des décideurs sur l’IA ou l’informatique quantique. Les administrations réalisent leur transformation numérique mais nous sommes aussi entrés dans une ère des questionnements quant aux effets du numérique sur nos vies.

Les administrations réalisent leur transformation numérique mais nous sommes aussi entrés dans une ère des questionnements quant aux effets du numérique sur nos vies.

Quels sont les principaux acteurs publics qui font le numérique en France ?

Il y a d’abord les entités qui ont une responsabilité d’organisation et de régulation au niveau national : la direction interministérielle du numérique (DINUM), qui mène surtout son action en direction des administrations de l’État, mais porte aussi des projets avec des partenaires extérieurs comme les collectivités territoriales ou les utilisateurs de données publiques ; l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), qui a la responsabilité croissante de la diffusion des infrastructures et des usages numériques sur le territoire et chez les particuliers, dont ceux qui sont éloignés du numérique ; la direction générale des entreprises (DGE), qui porte la promotion du numérique vers les entreprises, et renforce ses compétences pour la régulation des plateformes Internet ou de l’IA ; la délégation du numérique en santé (DNS), qui pilote le très considérable plan du numérique en santé adopté en 2019 ; ou la direction du numérique pour l’éducation (DNE).

Il y a ensuite les entités spécialisées, expertes d’un domaine du numérique public : l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), qui veille à la cybersécurité de l’État, des « opérateurs d’intérêt vital » et des « opérateurs de services essentiels » ; l’ambassadeur pour le numérique qui a déjà été évoqué ; l’INRIA ; les nombreux experts numériques des ministères des Armées et de l’Intérieur, qui ont un rôle régalien en matière de cyberdéfense, de surveillance et de lutte contre la cybercriminalité, etc.

Le domaine numérique en France a la particularité de compter cinq autorités administratives indépendantes quasiment dédiées, qui exercent une forte influence sur le droit et les pratiques : la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) pour la téléphonie mobile et l’Internet, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et fusionnés au 1er janvier 2021 au sein de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM)7, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour la lutte contre la manipulation de l’information et les contenus haineux sur Internet, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI). Plusieurs ont des homologues dans l’UE.

On doit aussi évoquer le CNNum, dont les travaux très variés (économie, politique, éthique du numérique, etc.) jouent leur part dans le débat public.

Mais il ne faut surtout pas oublier les associations qui œuvrent auprès des élus locaux (Ville Internet, OpenDataFrance, l’Association des développeurs et des utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales [ADULLACT], etc.), ou celles qui tentent de fédérer les initiatives en matière de médiation numérique (la MedNum, Emmaüs Connect, etc.).

Pourquoi une telle diversité d’acteurs et toujours pas un ministère à part entière dédié à la transformation numérique ?

La création d’un ministère de la Transition numérique est une idée qui revient régulièrement. Le CNNum l’a, par exemple, prônée dans sa note du 14 novembre 2019 : Transformation de l’État. Dépasser la norme par la pensée design, prenant le modèle du Government Digital Service britannique.

En 2020, le nouveau gouvernement est allé dans ce sens puisque deux ministres sont clairement désignés comme les deux acteurs centraux pilotes de la politique publique numérique en France : d’une part le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques (MTFP), pour la transition numérique des administrations de l’État, d’autre part le secrétariat d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, chargé de l’équipement numérique des territoires, des entreprises et des citoyens.

Pour la première fois, à la mi-2020, le ministère chargé de la Transformation et de la Fonction publiques s’est en outre vu confier la totalité des fonctions liées à la transformation de l’État, et l’autorité sur les trois directions qui œuvrent dans cet objectif : la DINUM, qui jusque-là était placée sous l’autorité du secrétariat d’État chargé du numérique ; la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) ; et la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP).

Le plan de relance bénéficie grandement aux politiques de ces deux ministères.

Pour autant il me semble que nous ne sommes plus du tout en situation de piloter, réguler, organiser le fait numérique à partir d’un ministère unique. Le numérique s’est infiltré dans toutes les politiques, quasiment dans tous les moments de la vie sociale, économique, intime. Il est devenu un atout de puissance, un défi pour la démocratie, un enjeu pour ses impacts sur l’environnement. Quel ministère pourrait gérer tout cela à la fois ? Je pense à l’inverse que chaque administration, chaque agent public, dans le cadre de son métier, avec son expertise, porte une part du sujet, et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai écrit mon livre : pour participer à faire comprendre que les transformations induites par le numérique affectent chaque agent dans son quotidien comme dans ses missions, dans ses compétences comme dans ses valeurs liées à l’intérêt général.

Il me semble que nous ne sommes plus du tout en situation de piloter, réguler, organiser le fait numérique à partir d’un ministère unique. Le numérique s’est infiltré dans toutes les politiques, quasiment dans tous les moments de la vie sociale, économique, intime. Il est devenu un atout de puissance, un défi pour la démocratie, un enjeu pour ses impacts sur l’environnement. Quel ministère pourrait gérer tout cela à la fois ?

Enfin, si la société civile a toujours participé à la mise en œuvre des politiques publiques, via les associations, par exemple, le numérique permet d’imaginer des pratiques où l’État, l’administration, ne se mettent plus en posture de tenter de tout réguler, organiser et produire dans la sphère du service public, mais au contraire accueillent les initiatives citoyennes (on évoquait covidtracker mais c’est un exemple parmi d’autres), et mettent à leur disposition le cadre technique (bases de données, API, identité numérique, etc.) et juridique (contrats types, licences types, etc.) qui permet de développer de nouveaux outils numériques à bénéfice sociétal. Autrement dit, font appel à ce que des auteurs ont appelé « la multitude ». C’est la base du concept d’État plateforme.

Certains métiers sont-ils appelés à reculer ou à disparaître avec l’accélération de la transformation numérique ?

Il y a deux types d’études qui se penchent sur le sujet : celles qui considèrent grosso modo tous les métiers d’exécution et d’intermédiation comme probablement automatisables, et qui annoncent des proportions considérables de métiers appelés à disparaître en quelques années ; et celles qui étudient plus finement chaque geste métier, regardent les évolutions sur la durée, relisent les expériences du passé, et sont nettement plus nuancées : peu nombreux sont les métiers qui disparaissent, mais tous évoluent et se transforment, et le numérique est un facteur de multiples mutations particulièrement visible.

Une autre chose serait de parler de l’emploi, en termes quantitatifs. Est-ce que globalement, au niveau de la population active, ou même de catégories de la population active, le numérique va plutôt réduire la demande d’emploi (parce que les « machines » remplaceraient « trop » d’humains) ou plutôt l’augmenter (parce que le numérique créerait des besoins nouveaux qui devraient être produits et gérés par davantage d’humains) ?

Puisque les deux phénomènes coexistent (le numérique supprime des besoins ici et en crée là), quel sera l’équilibre global ? Trop de facteurs entrent en jeu, les indicateurs macro-économiques, le fonctionnement des marchés, la répartition internationale des brevets, etc., pour que l’on puisse répondre à une telle question, même par intuition.

La France est-elle suffisamment engagée dans sa transformation numérique pour assurer sa souveraineté numérique ?

Non. Aucun pays ne l’est ! Les Américains ont les cinq GAFAM, mais considèrent que ceux-ci représentent désormais un danger pour leur démocratie pourtant ancienne. Les Chinois ont leurs équivalents, les BATX, et sont les deuxièmes investisseurs mondiaux en IA, mais se sentent obligés d’interdire toute cryptomonnaie et de couper leur population d’une partie de ce qui circule ailleurs sur Internet. Les grandes plateformes Internet sont rattrapées progressivement par les États et les organisations interétatiques : sur le droit de la concurrence, sur la protection des données personnelles, sur la régulation des contenus, sur la latitude contractuelle, sur la fiscalité, etc., mais seule une partie du chemin a été parcourue. Le droit international est encore plein de vides pour réguler efficacement les effets du numérique. Des acteurs non étatiques, de véritables mafias, représentent une menace redoutable en matière de cybersécurité. La commission européenne plaide pour que ses États-membres regagnent ensemble des marges de souveraineté numérique, puisqu’isolément ils n’y parviendront pas.

Mon appréciation est qu’après un temps de sidération, ou d’incompréhension du phénomène, la France, comme d’autres, se donne aujourd’hui davantage de moyens à la fois offensifs et défensifs pour prendre du numérique ce qu’il a de bon et se garder au mieux de ce qu’il présente de plus menaçant.

  1. Bégon-Tavera H., La transformation numérique des administrations, 2021, La Documentation française.
  2. LO n2001-692, 1er août 2001, relative aux lois de finances.
  3. L. n2004-575, 21 juin 2004, pour la confiance dans l’économie numérique.
  4. L. n78-753, 17 juill. 1978, portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal.
  5. L. n78-17, 6 janv. 1978, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
  6. L. n2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique.
  7. L. n2021-1382, 25 oct. 2021, relative à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique.
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