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Le numérique bouscule-t-il le pouvoir étatique ?

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Le 2 novembre 2018

Luc Rouban, directeur de recherches à Sciences Po-Cevipof, spécialiste de la fonction publique, et Pierre Sadran, agrégé de droit public et de science politique et professeur émérite des universités, décryptent la sacralité de l’État et l’évolution des relations entre l’État et les collectivités territoriales à l’ère du numérique et du macronisme.

La sacralisation de l’État est-elle remise en cause dans notre société numérique ?

Luc Rouban - Il faudrait d’abord être bien sûr que l’État fasse l’objet d’une sacralisation aujourd’hui. Le regard porté sur l’État en 2018 n’est plus celui qu’on lui portait dans la période gaullienne, ou même celui que lui portait la deuxième gauche dans les années quatre-vingt-dix. On est alors passé d’une figure du commandeur à celle d’un État stratège jouant sur les dimensions institutionnelles de la vie publique, y compris la décentralisation, pour asseoir sa légitimité. En 2018, le macronisme s’énonce comme la version française du néolibéralisme, faisant du libéralisme par l’État, en jouant cette fois sur les nouvelles technologies et le numérique. La société numérique, en tant que telle, peut très bien contribuer à renforcer l’État en le protégeant puisqu’elle met à distance les demandes des citoyens et des usagers renvoyés, à des sites internet. Elle peut organiser la fracture entre le centre de la décision – à savoir l’État – et les exécutants –à savoir les collectivités locales ou les citoyens eux-mêmes.

Pierre Sadran - Certainement. Cependant cette « sacralisation » de l’État – des guillemets s’imposent tant le phénomène est saturé d’ambiguïtés –, qui renvoie principalement à la prééminence reconnue au pouvoir politique national, sur la base du principe de légitimité qui prévaut à un moment donné, a toujours été contestée et remise en cause par les acteurs sociaux. Mais la société numérique est particulièrement déstabilisante pour le pouvoir étatique parce qu’elle renforce considérablement les outils dont dispose la société civile, faisant dès lors apparaître au quotidien, combien le roi peut être nu, et l’État pris au dépourvu. Par le bas tout d’abord. Les technologies contemporaines mettent à la disposition du simple citoyen l’équipement nécessaire pour déclencher des émotions pouvant fragiliser le pouvoir. Songeons, – quoi qu’on pense du fond de l’affaire –, à l’origine de ce qui a été présenté comme une « affaire d’État », l’affaire Benalla. Aucun écho ne lui aurait été donné sans la vidéo enregistrée sur un téléphone portable et diffusée abondamment. Par le haut ensuite. Il est assez évident que la puissance des « GAFA », leur extraterritorialité, leur invulnérabilité (relative mais réelle) révèle une certaine « impuissance publique », qui porte atteinte, surtout en France, à la crédibilité de l’État, fondement indispensable de sa légitimité.

Luc Rouban

Luc Rouban
©Sciences Po.

Sociologue, spécialiste de la fonction publique, Luc Rouban est directeur de recherches à Sciences Po-Cevipof. Ses recherches portent principalement sur les transformations du secteur public en Europe et plus particulièrement sur les mutations de la fonction publique et la réforme de l’État. Il a reçu en 2013 le Best Non-US Article Award de la revue Labor History. Ses dernières publications : Le paradoxe du macronisme (2018, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Nouveaux débats), La démocratie représentative est-elle en crise ?, (2018, La Documentation française, coll. Doc’en poche)1, Quel avenir pour la fonction publique ? (2017, La Documentation française, coll. Doc’en poche).

La société numérique, en tant que telle, peut très bien contribuer à renforcer l’État en le protégeant puisqu’elle met à distance les demandes des citoyens et des usagers renvoyés à des sites internet. Elle peut organiser la fracture entre le centre de la décision, à savoir l’État, et les exécutants, à savoir les collectivités locales ou les citoyens eux-mêmes, selon Luc Rouban.

Quel regard portez-vous sur l’évolution entre l’État et les collectivités ?

Luc Rouban - On assiste aujourd’hui à une recentralisation financière. L’objectif de réduire les dépenses publiques implique de faire porter l’effort sur les collectivités locales et leurs dépenses de fonctionnement. Cette pression sur les collectivités est unilatérale (par la baisse des emplois aidés, des dotations de l’État) mais va devenir contractuelle en incitant les collectivités à réduire les effectifs de leurs fonctionnaires si elles veulent encore bénéficier d’une aide de l’État. On assiste en fait à un renversement de la décentralisation. Il ne s’agit plus de développer des libertés locales mais de mettre en place des institutions de gestion de proximité fortement dotées d’outils numériques. Ce renversement de perspective est à l’origine de la véritable révolte institutionnelle du local qui passe autant par les démissions des maires de petites communes que par l’opposition du Sénat au projet de révision constitutionnelle.

Pierre Sadran - Je crois que l’évolution des rapports entre l’État et les collectivités locales s’inscrit dans une profonde et remarquable continuité, assez particulière à notre pays. C’est celle de ce que j’appelle la « République territoriale », dialectique singulière qui réconcilie, dans une dynamique solidement installée dans notre culture politique, deux caractéristiques essentielles et opposées : l’unité de la République et la diversité de ses territoires. À ce titre, la décentralisation a toujours été cantonnée dans des limites assez étroites, faisant certes l’objet de programmes de réforme ambitieux, mais ne s’incarnant pas dans un véritable projet politique. Le pouvoir actuel ne risque guère de remettre en cause ce choix. Sous couvert de contractualisation des rapports, il conserve la maîtrise du pilotage des politiques publiques. Contraint par ailleurs de redéployer des moyens financiers limités, il œuvre à des recompositions de la gestion publique qui ne peuvent qu’être mal vécues par les territoires périphériques bousculés par la redéfinition du périmètre des services publics.

Pierre Sadran

Pierre Sadran

Pierre Sadran, agrégé de droit public et de science politique, est professeur émérite des universités. Il est directeur honoraire de Sciences Po Bordeaux (1985-1998). Ses travaux portent principalement sur l’administration publique, les politiques de décentralisation et de régionalisation, les pouvoirs périphériques et les pratiques de la démocratie. Ses dernières publications : La République territoriale. Une singularité française en question (2015, Paris, La Documentation française), « L’État et les territoires : quelle décentralisation ? », in La Ve République et ses évolutions (Cahiers Français mars-avr. 2017, no 397), La mémoire en partage. Sciences Po Bordeaux, 1948-2018 (2018, Le Bord de l’Eau).

La société numérique est particulièrement déstabilisante pour le pouvoir étatique parce qu’elle renforce considérablement les outils dont dispose la société civile, faisant dès lors apparaître au quotidien, combien le roi peut être nu, et l’État pris au dépourvu, selon Pierre Sadran.

Quelle est la critique qui vous semble la plus injuste à l’égard de l’État ?

Luc Rouban - Pour répondre, il faudrait d’abord préciser ce que l’on entend par « État ». C’est bien dans son indéfinition que se nichent les critiques les plus injustes, la première d’entre elle en faisant un prédateur fiscal, un « monstre froid » et dominateur. Mais si on désigne les composantes précises de l’État, on y trouve des services publics, des personnels mal payés mais dévoués pour sauvegarder le tissu social et des métiers, comme l’enseignement ou la recherche, qui attirent tous ceux qui ne partagent pas la culture de l’argent. Il y a traditionnellement toujours « trop d’État » mais jamais assez de policiers, de professeurs ou de personnels de santé, même s’ils ne dépendent pas juridiquement de l’État. Du reste, les maires se plaignent bien plus aujourd’hui de la prolifération des normes que de l’omniprésence de l’État. La société française est fragile et tend à se communautariser dès que ce dernier s’absente. C’est pourquoi le discours libéral ne prend pas racine.

Pierre Sadran - En régime démocratique, toute critique argumentée fondée sur des données bien établies est légitime. Cependant l’infantilisme coutumier (des médias audiovisuels en particulier, pris dans un tempo de l’éphémère) qui consiste à la fois à tout attendre de l’État et à l’accuser de se mêler de tout, est préjudiciable à l’instauration d’une indispensable relation de confiance entre les citoyens et leur État. La même contradiction a d’ailleurs longtemps été entretenue plus ou moins consciemment par les élus locaux, usant de ce rouage, qui, jusqu’ici, à fait système dans notre pays, qu’était le cumul des mandats (mais n’est-il pas un peu tôt encore pour en parler au passé ?). Il n’était pas rare de s’opposer localement à ce qu’on avait contribué à mettre en place depuis Paris. À vouloir que l’État soit à la fois tout puissant et bienveillant, respectueux des droits de chacun et préservé de toute défaillance, on s’expose forcément à la déconvenue. D’où sans doute ces phénomènes de dépression collective qui semblent devoir inéluctablement s’emparer du peuple français lorsqu’après s’être choisi un nouveau monarque républicain, il réalise que tout n’a pas été miraculeusement résolu dans l’instant.

Quel avenir pour ces relations entre État et collectivités ?

Luc Rouban - Il faut remettre à plat la décentralisation. On procède depuis trop longtemps par petits ajustements et modifications périphériques. Cette politique a généré un environnement juridique très complexe et un manque total de visibilité politique. Qui connaît et comprend parmi les citoyens le fonctionnement des intercommunalités ? On a gardé un trop grand nombre d’échelons territoriaux auxquels s’ajoutent désormais les métropoles et tous les dispositifs contractuels d’aménagement urbain ou rural, sans même parler des services déconcentrés de l’État. Il va donc falloir trancher un jour entre deux options. La première est de recentraliser en profitant des outils numériques car l’usager cherche la simplicité et la rapidité sans se demander qui est le prestataire de services. La seconde est de passer à une forme de régionalisation réelle où des politiques locales adaptées pourraient être vraiment menées par des élus responsabilisés face à leurs électeurs.

À vouloir que l’État soit à la fois tout puissant et bienveillant, respectueux des droits de chacun et préservé de toute défaillance, on s’expose forcément à la déconvenue. D’où sans doute ces phénomènes de dépression collective qui semblent devoir inéluctablement s’emparer du peuple français lorsqu’après s’être choisi un nouveau monarque républicain, il réalise que tout n’a pas été miraculeusement résolu dans l’instant, explique Pierre Sadran.

Pierre Sadran - On voit mal comment on changerait de logique fondamentale, celle d’une réelle propension à l’homéostasie, tant qu’on n’engagera pas de travail conceptuel sérieux, ayant vocation à fonder un projet politique, sur deux dimensions – au moins –de cette relation : le sens à donner à l’idée de décentralisation, et la réflexion sur les territoires pertinents pour l’action publique contemporaine. Pour le moment, la République territoriale organise le changement de façon à ne pas en faire les frais. Certes les réformes peuvent mobiliser beaucoup de personnes et de temps. Mais notre modèle ne tend pas moins à rétablir ses équilibres fondamentaux. Cependant, engager un tel travail supposerait qu’il soit inscrit au rang des priorités du vainqueur de l’élection présidentielle, qui, quel qu’il puisse être, n’aurait pas trop d’un quinquennat entier pour pouvoir le mener à bien.

Comment les hauts fonctionnaires peuvent-ils contribuer à re-sacraliser l’État ?

Luc Rouban - Il faudrait tout d’abord que les hauts fonctionnaires restent au service de l’État et ne cherchent pas à partir de plus en plus jeunes pour aller pantoufler dans le privé. Pour éviter ces départs et la transformation des écoles d’administrations en gares de triage pour élites polyvalentes, il faudrait que la condition professionnelle des hauts fonctionnaires soit améliorée. Car les départs dans le privé ne s’expliquent pas seulement par les rémunérations mais aussi, et peut-être surtout, par la possibilité de voir son travail reconnu et d’être autonome dans la poursuite d’un projet. Autant de caractéristiques qui disparaissent peu à peu dans les services de l’État dont les sommets sont contrôlés par des réseaux politiques, ou d’amitiés claniques, qui verrouillent les carrières alors que le haut fonctionnaire « ordinaire » se voit réduit au rang de technicien supérieur. Le sort de la haute fonction publique dépend avant tout de la vertu du personnel politique.

Il faut remettre à plat la décentralisation. On procède depuis trop longtemps par petits ajustements et modifications périphériques. Cette politique a généré un environnement juridique très complexe et un manque total de visibilité politique. Qui connaît et comprend parmi les citoyens le fonctionnement des intercommunalités ?, met en garde Luc Rouban.

Pierre Sadran - Mais faut-il vraiment re-sacraliser l’État ? Et d’ailleurs est-il aussi désacralisé que cela, au moins en France ? Sous réserve des réponses à apporter à ces questions préalables, qu’il est impossible de traiter dans l’espace imparti, une banalité semble s’imposer comme une évidence : en étant à la fois exemplaires et efficaces. Exemplaires, de nombreux hauts fonctionnaires le sont, plus nombreux qu’on ne le dit généralement ; les médias ne parlent que des trains qui n’arrivent pas à l’heure. On peut seulement s’inquiéter un peu du développement (qui reste très relatif en France) du phénomène des « revolving doors », des portes tournantes, ouvrant sur le pantouflage dans le secteur privé avant de favoriser le retour dans le public dans des positions de pouvoir. Mais on a trop déploré, dans un passé récent, la coupure, jugée entropique, entre sphère publique et secteur privé, pour verser sans retenue dans la dénonciation contraire. Quant à l’efficacité, le problème est le même : comment atteindre le niveau d’exigence que l’opinion, enfermée dans ses contradictions, attend de l’État ? Notre haute fonction publique n’est certes pas parfaite ; mais elle n’est pas médiocre, il suffit de se livrer à la comparaison internationale pour s’en apercevoir.

Avez-vous en tête un modèle étranger comme source d’inspiration pour la France ?

Luc Rouban - Non. Je pense que les comparaisons internationales normatives n’ont aucun sens dans le domaine institutionnel. Les institutions politico-administratives de chaque pays sont le fruit d’interactions complexes entre de multiples variables historiques, juridiques, politiques, sociales. Dire « et si on faisait comme ? » conduit à ignorer les facteurs objectifs mais aussi subjectifs (la représentation que les citoyens ou les élus ont) de la réussite ou de l’échec. Il faut trouver les solutions qui correspondent le mieux à notre histoire et à notre société. Rien ne sert d’imaginer que la France a la population de l’Estonie (le « royaume du tout numérique »), la surface du Danemark (le pays où la démocratie est la plus conviviale en Europe) ou le rapport au politique du Royaume-Uni (qui a inauguré la politique néolibérale).

Pierre Sadran - La réponse est double. En premier lieu, il n’y a pas de modèle globalement transposable dans un pays comme le nôtre. Sa vieille culture politique et ses équilibres institutionnels particuliers interdisent toute transposition pure et simple, hormis circonstances exceptionnelles qu’on ne saurait souhaiter (comparables à la reconstruction complète du système politique allemand après 1945). Mais en revanche, se priver de la comparaison internationale au motif d’une soi-disant « exception française » à préserver à toute force serait une erreur. Il existe de bonnes pratiques et des idées fructueuses à piocher ici et là dans les politiques publiques des pays comparables, à condition de savoir en évaluer la compatibilité avec les objectifs prioritaires ayant fait l’objet d’un choix politique.

1. Lire l’interview de Luc Rouban dans le numéro 4 d’Horizons publics (juill.-août 2018), sur La démocratie représentative est-elle en crise ?, p. 104.

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