Revue
Au-delà des frontièresRésilience et action collective dans un quartier pauvre de Liverpool
Abandonné par les politiques publiques, floué par les initiatives privées et condamné à la destruction, un quartier de Liverpool a lutté pour sa survie pendant plusieurs décennies. Quarante ans plus tard, grâce à la résilience et à l’action collective de ses habitants, il est devenu un modèle pour l’ensemble du Royaume-Uni.
Il faut emprunter la longue Princes Road que les locaux connaissent bien, reliant le centre-ville à l’immense et populaire Sefton Park. Il faut laisser dans son dos la majestueuse cathédrale anglicane de Liverpool (l’une des plus grandes du monde), laisser sur sa gauche la synagogue et la mosquée et sur sa droite l’église orthodoxe Saint-Nicholas et l’église protestante galloise. Il ne faut pas dépasser Princes Park. Il ne faut même pas atteindre ses grilles, ouvertes pour la première fois en 1842, juste apercevoir de loin le drap blanc sur lequel un cœur multicolore remercie le national health service (NHS), le système de santé public local. Alors, une fois détourné le regard d’un rond-point que les voitures prennent à l’envers, on découvre l’entrée de ces quelques artères qui se battent pour leur survie depuis près d’un demi-siècle. Bienvenue à Granby Four Streets, dans le quartier de Toxteth, à Liverpool.
Ces quatre rues – Beaconsfield Street, Cairns Street, Jermyn Street et Ducie Street – sont peu ou prou tout ce qu’il reste du Granby Triangle, quartier autrefois florissant qui s’étend tout autour. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Toxteth est en effet une destination populaire pour les immigrants du Commonwealth qui s’installent à Liverpool, et devient ainsi l’un des premiers quartiers multiculturels du Royaume-Uni. Les maisons victoriennes en terrasses (habitations typiques de deux étages avec des portes donnant directement sur le trottoir) se multiplient, quelques grandes propriétés se construisent à la pointe du triangle, près de Princes Park, et les larges rues abritent toutes sortes de commerces issus de différentes origines ethniques (notamment des épiceries avec de nombreux produits qui n’existent pas encore dans les supermarchés), attirant les clients de toute la ville : « Granby Four Streets était un havre de jovialité, de musique, de vivacité, de gens sympathiques, se souvient un habitant qui a grandi dans le quartier dans les années 1950-1960. C’était un quartier cosmopolite et merveilleux. Il y avait là une communauté qui était soudée. C’était un lieu de rencontre, le noyau central de Liverpool. »
Déclin économique et premières difficultés
Mais avec le déclin économique du Royaume-Uni, dans les années 1970, la classe ouvrière est frappée par un fort taux de chômage, et l’activité commerciale commence à chuter. Décrit à l’époque comme un « quartier crépusculaire », que quittent ceux qui le peuvent, Granby Triangle connaît ses premières difficultés. Les boutiques sont à la peine, les habitations sont mal entretenues, et déjà des actions pour tenter de maintenir le quartier en vie voient le jour : l’acteur Ken Dodd, originaire de la ville, agit à titre privé ; une organisation caritative (Shelter Neighbourhood Action Project), qui lutte contre le mal-logement, se lance dans un projet de grande envergure avec l’aide des habitants du quartier, et obtient des dirigeants locaux une subvention de 100 000 livres sterling (équivalente à près de 2 millions d’euros en 2022) pour racheter et rénover 600 habitations qui tombent en désuétude.
À la fin des années 1980, Granby Triangle loge environ 40 000 résidents noirs, décrits par le vicomte Mersey de Toxteth, lors d’un débat sur les centres-villes à la Chambre des Lords, comme vivant dans « les pires conditions jamais rencontrées dans ce pays ».
En 1972, la moitié de ces maisons ont déjà été rénovées et sont de nouveaux habitées, soulignant le premier succès du travail collectif entrepris par les habitants du quartier. Seulement voilà, dans le même temps, des investisseurs peu scrupuleux rachètent à bas prix les maisons qui se vendent dans la précipitation et cherchent à faire des profits locatifs à court terme, précipitant la détérioration immobilière. À la fin des années 1970, la partie nord du quartier tombe en ruine et doit être détruite.
Des tensions raciales
À ces problèmes économiques viennent s’ajouter des tensions raciales. La loi dite « sus » (pour « suspected »), permettant à un policier de contrôler, de fouiller et éventuellement d’arrêter une personne suspectée de s’apprêter à commettre une infraction, s’applique avec véhémence en Angleterre et au pays de Galles. Les minorités ethniques sont particulièrement ciblées, et l’hostilité entre les communautés de Toxteth et la police croît. En 1981, alors que le chômage atteint son plus haut niveau depuis un demi-siècle, des émeutes explosent dans le quartier (comme à Bristol un peu plus tôt, puis à Londres, Birmingham et Leeds un peu plus tard). En guise d’étincelle, l’arrestation brutale de Leroy Alphonse Cooper un soir de juillet, devant une foule de témoins. S’ensuivent neuf jours de batailles rangées, des centaines de blessés, 70 bâtiments si endommagés qu’ils devront être détruits, et finalement des renforts policiers de toute l’Angleterre et l’utilisation de grenades réservées jusqu’alors aux événements en Irlande du Nord. La police adoptera également une tactique antiémeute consistant à conduire des fourgonnettes à grande vitesse dans la foule pour la disperser. Un homme de 23 ans, David Moore, décèdera après avoir été heurté par un véhicule de police. Quelques semaines plus tard, la loi « sus » sera abrogée.
Des événements qui ont encore davantage abîmé la réputation du quartier, et même terni l’image de la région et de Liverpool en tant que ville, aggravant l’animosité envers le gouvernement britannique tout au long des années 1980. Après les émeutes de 1981, la vie dans le Granby Triangle devient de plus en plus morose. Les associations caritatives se retirent du quartier, les maisons se vident, les magasins ferment. Plus personne ne souhaite venir habiter dans le quartier. Le cercle vicieux est enclenché, entraînant encore plus de délabrement. À la fin des années 1980, le quartier loge environ 40 000 résidents noirs, décrits par le vicomte Mersey de Toxteth, lors d’un débat sur les centres-villes à la Chambre des lords, comme vivant dans « les pires conditions jamais rencontrées dans ce pays ». Les maisons abandonnées tombent en ruine, les décharges sauvages se multiplient : « Les gens évitaient ces rues, ils ne les empruntaient pas », se souvient un habitant. La politique de régénération du conseil municipal de Liverpool consiste alors à démolir des rues entières de maisons abandonnées.
En 1993, l’association des résidents du Granby Triangle (la GRA) voit le jour pour tenter de stopper les démolitions, de sauver des maisons dans les rues restantes et de créer un forum communautaire pour protéger ses résidents. Alors que les destructions se poursuivent, et que le journal The Independant classe le quartier de Toxteth comme « l’une des zones les plus défavorisées de Grande-Bretagne », l’association se bat tout au long des années 1990 et parvient à sauver quatre rues : Beaconsfield Street, Cairns Street, Jermyn Street et Ducie Street. Les Four Streets, symbole de la résilience des habitants du quartier, sont nées.
Face aux intérêts privés, la lutte collective des habitants
Mais la bataille pour la sauvegarde du quartier n’est pas terminée. En 2002, les Four Streets deviennent la cible d’un projet de renouvellement urbain que des entreprises privées présentent à des élus désemparés comme la seule solution. Au menu : expulsion des habitants, démolition et reconstruction de logements neufs pour attirer les classes moyennes dans ce qui est identifié par les promoteurs comme « une zone à très faible demande du marché ». La GRA repart au combat contre une « tentative d’épuration sociale visant à pousser les résidents à quitter le quartier ». L’association est épaulée par d’autres organisations, mais cette longue et coûteuse compagne a finalement raison de leur détermination : en 2010, les alliés se retirent, la GRA est dissoute, laissant les Four Streets plus vulnérables que jamais.
C’est là que le destin intervient : un changement de gouvernement national met fin au projet de destruction et de reconstruction du quartier. Revers de la médaille : les mesures d’austérité instaurées dans tout le Royaume-Uni mettent fin aux financements de revitalisation urbaine, et les Four Streets sont de nouveau laissées dans les limbes de la démolition. C’est alors que les habitants relancent une initiative collective avec l’objectif de redonner vie à leurs rues. Les espaces partagés sont nettoyés et revigorés par des activités. On crée des jardins, on fleurit tout ce qui peut l’être, on cache les propriétés en ruine par de larges planches que l’on recouvre de street art… Parallèlement, un marché communautaire est mis en place, provoquant échanges et solidarité entre les résidents. Abandonnés par le gouvernement et le conseil municipal, les résidents poursuivent le développement de leurs actions collectives et se lancent dans la rénovation des maisons. Le quartier sort peu à peu la tête de l’eau. Ses façades colorées et son sens de la communauté suscitent la curiosité et l’attention. Les élus locaux cherchent alors à lancer un nouvel appel d’offres. Galvanisés par leurs récents succès, les résidents se structurent et forment le Granby Four Streets community land trust (CLT).
Après un nouvel échec auprès d’un entrepreneur privé, qui tarde à remplir sa part du marché, le conseil municipal abandonne les appels d’offres et se tourne vers le CLT. Un nouveau plan se dessine : l’organisation des résidents récupère treize propriétés pour 1 livre sterling chacune, et s’engage à financer les rénovations. Utilisant des matériaux à bas prix et des déchets de démolition, s’appuyant sur l’aide de plusieurs associations, les résidents du quartier rendent toutes ces maisons habitables, et étendent même leur action à quatre magasins abandonnés à l’angle des rues. Ils reçoivent plusieurs prix nationaux d’architecture pour ce travail, les juges louant leur « approche de terrain de la régénération, de la planification urbaine et du développement en opposition à la gentrification des entreprises », ou encore leur « conception innovante pour préserver le caractère des maisons qui étaient dans un état très fragile », ce qui assure une notoriété croissante au quartier et à l’action de ses résidents. Le succès est tel que Liverpool décide d’ouvrir le projet aux particuliers : les maisons abandonnées sont cédées pour 1 livre sterling symbolique, en échange de laquelle le nouveau propriétaire s’engage à financer la rénovation complète dans l’année qui suit, puis à utiliser le bien comme résidence principale pendant au moins cinq ans.
Après la lutte, la renaissance
Avec plus de 2 500 candidatures, l’opération est un succès, même si certains néo-propriétaires peinent à financer les travaux dans les années qui suivent. Pour autant, à l’aube des années 2020, une centaine de propriétés est de nouveau habitée et une autre centaine est en cours de rénovation. Les Four Streets revivent, le quartier est de nouveau attractif, et la communauté poursuit ses actions autogérées.
Le fameux marché lancé à l’origine dans un élan de solidarité entre résidents est devenu un temps fort à Liverpool chaque premier samedi du mois, avec des vêtements et des meubles d’occasion, mais aussi de l’art et de l’artisanat local. Les habitants du quartier ont également transformé deux propriétés négligées en un jardin intérieur et un espace communautaire, qui a ouvert sous le nom de Granby Winter Garden. On peut y profiter du jardin commun, utiliser les espaces pour des réunions et des événements, ou venir participer aux ateliers d’éducation populaire. En coulisse, les résidents historiques et le CLT restent actifs dans le quartier, avec d’autres projets de rénovation des Four Streets, qui abritent encore aujourd’hui la communauté la plus diversifiée sur le plan ethnique à Liverpool, mais sont aussi devenus un lieu fort de la vie associative et créative de la ville.
Le conseiller Frank Holt, qui était membre du comité du logement, est admiratif du résultat : « On a littéralement vu le quartier renaître. Le mérite en revient à la communauté locale qui a su trouver le projet juste après des années de faux départs. » À l’échelle nationale, Jeremy Corbyn, lorsqu’il était leader de l’opposition, a salué l’action collective des habitants, souligné le succès des résidents militants qui n’ont jamais abdiqué, et présenté cette réussite comme « un modèle pour le reste du Royaume-Uni ». L’inspiration pourrait peut-être, même, en franchir les frontières.