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Henri Bergeron : « La préparation aux prochaines crises tient précisément à la préparation aux retex »

Pour Henri Bergeron, Il faudrait profiter de la crise sanitaire, non seulement pour en tirer les leçons et montrer ce qu’il serait souhaitable de faire en termes de réponses à ce type de crise, mais aussi réfléchir d’une manière générale aux mécanismes de gestion des crises.
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Le 17 janvier 2022

Directeur de l’executive Mastère Spécialisé® Management des politiques publiques et chercheur au centre de sociologie des organisations de Sciences Po, Henri Bergeron a publié en 2020 un ouvrage collectif au titre évocateur Covid-19 : une crise organisationnelle1. Il observe une dynamique de renouvellement des instruments (comme le retour d’expérience [retex]) et de l’organisation de la gestion de crise. Mais, selon lui, il serait judicieux de prévoir dans les mécanismes de préparation aux crises, des dispositifs qui feraient en sorte que toute une série de chercheurs de différentes disciplines des sciences sociales soit en position d’observer la gestion de la crise, plutôt que d’être en situation d’enquêter ex-post.

L’hôpital est une organisation des plus complexes où la coopération entre de nombreux acteurs qui n’ont pas tous des liens hiérarchiques entre eux est d’ordinaire un problème central. Or, dans vos différents travaux d’analyse sur la crise sanitaire, vous avez qualifié le cas de l’hôpital comme « exemplaire » en termes de coordination et de coopération. Pour quelle(s) raison(s) ?

Les médias, dans leur couverture de la crise sanitaire, ont largement pointé l’éthique du soin et le dévouement des professionnels de santé pour expliquer une telle mobilisation et le fait que le système a « tenu bon ». Si les entretiens que nous avons conduits auprès de nombreux professionnels montrent également cette dévotion et la volonté de soigner au centre de leurs préoccupations, et ce, malgré la fatigue accumulée et la dureté des conditions de travail, ils font également ressortir que la part qu’il convient d’accorder à cet ethos dans la compréhension du phénomène de coopération diminue sensiblement au profit de la conjonction de facteurs d’ordre beaucoup plus prosaïques qui rythment la vie des établissements : le contrôle budgétaire et managérial, la compétition autour de la captation de patients, la programmation des interventions. J’ajouterais que la seule explication morale tient d’autant moins que, crise ou pas, les personnels de santé ont une éthique du soin et font preuve de dévouement malgré de nombreuses contraintes. La réponse à votre question relève donc plutôt de la sociologie des organisations.

Comment la combinaison de ces facteurs explique-t-elle ce phénomène de coopération très inhabituel ?

La gravité de la crise a généré un sentiment de sidération avec un objectif devenu commun à tous les acteurs de l’hôpital : faire face. Ainsi, les contraintes budgétaires ont été suspendues, au moins partiellement, comme nous l’ont rapporté les professionnels avec lesquels nous nous sommes entretenus, l’administration répondant tout d’un coup plus favorablement aux demandes en matériel et en personnel émises par les différents services. Le contrôle managérial s’est également allégé, ce qui a permis aux équipes soignantes d’innover et d’organiser une réponse hospitalière autour des seules contraintes cliniques et thérapeutiques. La compétition autour de la captation de patients, source récurrente de tensions et de difficultés, a été mise en sommeil et enfin la déprogrammation d’un grand nombre d’interventions a fait passer les enjeux professionnels et les intérêts particuliers au second plan, ce qui a libéré du temps et permis un alignement des objectifs de chacun. Des moyens et du temps ont donc été octroyés : il n’en faut pas davantage, quelle que soit l’organisation en cause, pour que cela favorise la coordination et la coopération.

A contrario nous avons pu observer que lorsque la concurrence et les rivalités ont demeuré, comme cela a été le cas pour l’organisation des essais cliniques, ceux qui pouvaient coopérer au niveau des soins ne le faisaient pas sur la recherche. Il en découle que la coopération dans une organisation doit être appréciée surtout en fonction des relations de pouvoir qui y existent.

Pensez-vous que cette coopération va s’installer dans le temps ou bien s’agissait-il plutôt d’une parenthèse ?

En m’appuyant sur le modèle que nous avons mis au point pour appréhender la coopération et la coordination au sein de l’hôpital durant la première vague de la pandémie, que je viens de commenter et qui est opérant pour les autres vagues, je pense que les conditions qui ont permis cette coopération ne sont plus aujourd’hui réunies. Déjà, lors des deuxième et troisième vagues, le management avait repris la main, les déprogrammations d’interventions ont été moins nombreuses et les contraintes budgétaires sont progressivement réapparues. En outre, le phénomène de sidération est passé, la fatigue s’est accumulée et les problèmes de recrutement de soignants sont toujours aussi aigus. Toutefois, il faut poursuivre l’étude des coopérations partout où elles ont eu lieu afin d’en tirer les leçons et mieux préparer la gestion des crises à venir.

À propos des retex, même si l’abondance de biens ne saurait nuire, il y en a tout de même beaucoup sur la table. N’est-ce pas un problème pour une lisibilité globale des leçons à tirer ?

Il existe effectivement déjà toute une série de rapports, de retex par institutions, organisations, y compris dans le secteur privé et tant au niveau national que régional ou local. Rien qu’au niveau national il y a eu les rapports de l’Assemblée nationale, du Sénat, celui de la mission du Pr Pittet, instauré par le président de la République, celui qui devrait bientôt être publié du Pr Chauvin, autre mission confiée cette fois par le ministre de la Santé, celui du conseil économique social et environnemental (CESE), sans oublier l’étude annuelle du Conseil d’État sur l’état d’urgence, etc. Des réflexions sont également menées par la direction générale de la sécurité civile. Par exemple, parmi les sujets abordés dans la réorganisation des questions de santé publique, on trouve l’épineuse question de la constitution de l’expertise afin de mieux se préparer aux crises futures. Je vois donc bien se dessiner à l’heure actuelle des mouvements de renouvellement des instruments et de l’organisation de la gestion de crise et du périmètre de certaines institutions. La diversité des points de vue, voire la controverse, ne sont pas gênantes, elles font partie du débat démocratique et de l’activité scientifique. Reste à savoir quelles seront les solutions retenues, comment elles l’auront été, par qui et jusqu’où ira cette dynamique de renouvellement.

Les critiques ont été vives sur le manque de vue d’ensemble des décideurs publics durant la crise, dû à des modes de pensées et des organisations en silos. Est-ce que cela va également évoluer ?

Il faudrait profiter de la crise sanitaire, non seulement pour en tirer les leçons et montrer ce qu’il serait souhaitable de faire en termes de réponses à ce type de crise, mais aussi réfléchir d’une manière générale aux mécanismes de gestion des crises qu’il s’agisse des migrants, pour prendre une autre actualité, ou de toutes autres crises qui par définition sont imprévisibles. Pour revenir sur le sujet de la santé, la véritable santé publique comporte des éléments transversaux qui peuvent nourrir la préparation à la gestion de crises qui seraient d’ordre écologique, par exemple. La santé publique est en effet une discipline intégratrice avec beaucoup de perspectives différentes : elle a donc vocation à embrasser plus large que la seule santé au sens physique, biologique ou épidémique du terme. Elle pourrait même être érigée en discipline mère, car elle tient compte des conséquences économiques, par exemple. En fait tout se tient et tourne en boucle : une crise économique a des traductions sanitaires qui ont très probablement des traductions écologiques, les crises écologiques ayant elles-mêmes des traductions économiques et sanitaires, etc. Si l’on ne prend le problème que par un prisme, en l’occurrence la seule santé physique durant la crise sanitaire, les décisions prises méconnaissent les autres aspects et aggravent certaines situations par exemple sociales et/ou économiques. Mais à ce stade il est encore trop tôt pour dire ce qui va émerger des réflexions en cours quant à cette dimension intégratrice.

Si le nombre de retex ne constitue pas un problème, leurs approches méthodologiques n’en sont-elles pas un ?

L’existence de nombreux travaux serait même plutôt un point positif, car cela fournit aux chercheurs une masse conséquente de données à analyser. Donc ce n’est pas tant au niveau de leur nombre que se situe le problème des travaux de retex, mais plutôt au niveau de leur organisation. Jusqu’à présent, chaque crise est étudiée uniquement dans sa singularité, ce qui donne autant de rapports que de crises alors qu’elles ont des points communs qui doivent être étudiés. Mais pour le faire de façon la plus pertinente possible, il faut avoir accès aux centres de décisions pendant les crises. De ce point de vue est-ce que la dynamique actuelle autour des retex constitue une opportunité pour réfléchir à la façon dont vont s’organiser les futurs retex des futures crises ? Pour le moment, mais cela va peut-être évoluer dans les prochains mois, je ne vois pas de signaux qui vont dans ce sens. Pourtant, je pense qu’une partie de la préparation aux prochaines crises tient précisément à la préparation aux retex. Par exemple, il serait judicieux de prévoir dans les mécanismes de préparation aux crises, des dispositifs qui feraient en sorte que toute une série de chercheurs de différentes disciplines des sciences sociales soit en position d’observer la gestion de la crise, plutôt que d’être en situation d’enquêter ex-post. Être présent sur le moment, à condition bien entendu de trouver les conditions déontologiques, éthiques et méthodologiques, ce qui est complexe, mais pas du tout insurmontable, permettraient aux chercheurs d’avoir accès à des données qui sinon disparaissent de la mémoire, de la volonté de retranscription lorsque les questions viennent.

L’enjeu est de développer une méthode d’analyse des crises qui permette des comparaisons, gages de production d’intelligence, l’accumulation de connaissances dans une dynamique de progression de la méthode et la participation de plusieurs disciplines des sciences sociales afin de disposer d’une analyse multidisciplinaire bien plus appropriée à l’étude de phénomènes complexes tel que celui que nous vivons aujourd’hui et que nous vivrons demain.

Quelles sont les difficultés pour accéder aux données des différentes autorités ?

Sous réserve de confirmation, il n’existe pas de retranscriptions des échanges qui ont eu lieu au sein du conseil scientifique. Quant au Conseil de défense, ce qui s’y passe est, par définition, secret. Dans un autre contexte et sous d’autres cieux, il a, par exemple, été tiré de nombreux enseignements de la crise des missiles de Cuba parce que les chercheurs en sciences sociales ont eu accès aux archives qui détaillaient clairement la façon dont cela s’était passé et notamment des enregistrements effectués par Kennedy lui-même ! Dans la préparation à la gestion de crise, il faudrait donc prévoir des dispositifs de collectes de l’information et des chercheurs « dans la boîte » sous certaines conditions. Ainsi, Jean-François Girard, ancien directeur de la santé (DGS), a plaidé en ce sens lors d’une interview donnée au Quotidien du médecin2 en avril 2020. Lors de la crise du virus H1N1 il s’était déjà montré favorable à la présence de chercheurs en sciences sociales à la DGS afin d’y observer les prises de décision. Je rappelle également que des médecins de l’hôpital Bichat ont autorisé des anthropologues à accéder à leur établissement dès les premiers jours de l’actuelle crise sanitaire afin qu’ils puissent être en situation d’y observer la réponse collective.

Plutôt que l’impossible retex, ne serait-ce pas plutôt l’impossibilité de mener à bien une approche en profondeur et cumulative des retex qu’il faut déplorer ?

Des retex sont en cours et il va y avoir des reconfigurations institutionnelles, l’élaboration de nouveaux mécanismes de gestion de crise, mais ce que je ne vois pas pour l’instant ce sont des initiatives qui rendraient possible une mise en situation, dès le début d’une crise, de produire de l’information, des données, du matériel empirique pour élaborer des retex très consistants nous donnant encore plus d’éléments pour la compréhension et l’analyse des évènements ainsi que la gestion des futures crises.

  1. Bergeron H., Borraz O., Castel P. et Dedieu F., Covid-19 : une crise organisationnelle, 2020, Les Presses de Sciences Po. ; Guichardaz P., « Bergeron H., “Il faut former les décideurs publics à l’analyse de la complexité” », Horizons publics juill.-août 2020, n16, p. 18-24.
  2. Delahaye C., « Pr Jean-François Girard : “Ce sont les crises qui nous ont permis de progresser” », Le Quotidien du médecin 10 avr. 2021.
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