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DossierJulien Damon : « Le RSA concentre toutes les controverses depuis plus de trente ans. »
En France, il n’existe pas moins de 12 minima sociaux qui couvrent plus de 7 millions de personnes. Le plus connu est le revenu de solidarité active (RSA) qui connaît actuellement une nouvelle réforme avec le projet de création de France travail : « Depuis la création du RMI en 1988, cette allocation concentre toutes les controverses et les propositions de révision », explique Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po et spécialiste des questions sociales. Le profil des bénéficiaires apparaît très contrasté. Selon lui, la priorité doit passer par un contrat d’engagements réciproques, avec un vrai contenu et un suivi pour la plupart des allocataires. Avec France travail comme référent unique pour mettre fin à une trop grande dispersion des acteurs. Par ailleurs, pour mieux lutter contre le phénomène important du non-recours, il défend avant tout un meilleur fonctionnement des systèmes d’information.
Comment peut-on définir les minima sociaux ?
Il s’agit de prestations sociales dont l’objectif est de placer une personne à un niveau de revenu minimum. Il ne faut pas les confondre avec un salaire minimum comme celui interprofessionnel de croissance (SMIC) ou des prestations versées à un très grand nombre comme les allocations logement et familiales (ALF).
Caractéristiques des minima sociaux, ils sont différentiels pour combler la différence entre le niveau de ressource et le minimum de ressource. Le plus ancien est le minimum vieillesse, datant du milieu des années 1950 pour compléter les ressources de la personne jusqu’à un montant aujourd’hui d’environ 950 euros.
Actuellement, il existe en France pas moins de 12 minima sociaux qui couvrent 4 millions de foyers représentant plus de 7 millions de personnes, soit de 10 % de la population. Il faut avancer dans la fusion de certains d’entre eux et leur organisation, car les publics couverts sont quasiment les mêmes.
Pouvez-vous nous détailler les principaux ?
Comme je le soulignais, le minimum vieillesse (plus d’un demi-million de ménages allocataires) constitue le plus ancien minima social. Il y a ensuite l’allocation aux adultes handicapés (AAH), créée en 1975, versée aux personnes en situation de handicap pauvres (plus d’un million de foyers allocataires), qui n’est pas une allocation de compensation du handicap. Le revenu minimum d’insertion (RMI), créé en 1988 et devenu le RSA en 2008, constitue le plus important des minima sociaux avec près de deux millions de foyers. On trouve ensuite l’allocation de solidarité spécifique (ASS), créée en 1984 pour les fins de droits à l’assurance chômage, et différents petits minima sociaux dont le dernier en date est l’allocation pour les demandeurs d’asile (ADA) versée à plus de 100 000 personnes.
Des personnes peuvent immédiatement retravailler alors que d’autres en sont très loin, en ayant surtout besoin de formation et d’encadrement, avec parfois une activité de socialisation avant même la professionnalisation.
L’ensemble des minima sociaux représentent plus de 25 milliards d’euros de dépenses dont 10 milliards pour le seul RSA. Ils ne sont pas nés avec les mêmes objectifs ou les mêmes controverses. Personne n’imagine qu’il puisse y avoir des obligations d’emploi pour le minimum vieillesse ou l’AAH ! C’est le RSA qui concentre toutes les controverses et les propositions de révision depuis plus de trente ans.
Quelle est l’histoire du RMI puis du RSA ?
Dans le RMI, comme le RSA, deux éléments font le dispositif : le revenu minimum et l’accompagnement. Mais c’est une histoire de déception autour du « I » d’« insertion » et du « A » d’« activité ». L’objectif du RMI était l’insertion des personnes concernées, et non pas de leur verser une allocation d’aide sociale ad vitam aeternam. Ce terme d’« insertion » a été volontairement choisi par son flou. Des personnes peuvent immédiatement retravailler alors que d’autres en sont très loin, en ayant surtout besoin de formation et d’encadrement, avec parfois une activité de socialisation avant même la professionnalisation.
Le RMI est né d’expériences locales avec des compléments locaux de ressources (CLR). Le département d’Ille-et-Vilaine, au milieu des années 1980, a été précurseur dans la mise en œuvre d’une prestation qui allait devenir le RMI.
La méfiance vis-à-vis du dispositif a-t-elle toujours existé ?
Dans son discours de politique générale en 1988, où il évoquait la création du RMI, le Premier ministre Michel Rocard affirmait qu’« il faut se méfier des abonnés de l’assistance ». Il a toujours existé cette méfiance autour du RMI, avec souvent un débat très clivé politiquement. Dans sa configuration, il a été très vivement critiqué, car l’insertion ne fonctionnait pas. Il a donc connu une salve de réformes substantielles, dont sa décentralisation, au début des années 2000. C’est le seul minima social qui relève en partie d’une collectivité locale, en l’occurrence le conseil départemental. L’autre réforme importante est la création du RSA en 2008 qui se traduit d’abord par la fusion de deux prestations : le RMI et l’allocation de parent isolé (API). Mais il consiste surtout à la transformation des objectifs du dispositif avec une incitation toujours plus forte à reprendre une activité.
Le RSA s’est donc voulu un tournant. Pourquoi ?
Le RSA se veut la revigoration du RMI et la création de ce qui s’est appelé longtemps un « RSA majoré ». Il s’agit d’une incitation permanente à reprendre une activité, quelle que soit la situation de la personne ayant donc un intérêt financier à retravailler. La volonté était de lutter contre les effets désincitatifs à l’emploi. Le RSA majoré n’existe plus aujourd’hui, ayant été intégré à la prime d’activité. En dessous de 1,6 SMIC, la personne a droit à cette prime qui fonctionne à plein rendement pour les allocataires du RSA qui retrouvent un travail, mais aussi pour une personne au SMIC depuis très longtemps.
Au départ, l’idée du RSA vient d’un rapport commandé à Martin Hirsch en 2005. Il souhaitait créer une prestation fusionnant les principaux minima sociaux avec la prime pour l’emploi, devenue par la suite prime d’activité, mais aussi avec les prestations logement et familiales. Sur le papier, il s’agissait d’une réforme considérable. Après les discussions parlementaires et les expérimentations, le RSA n’a plus fusionné que deux prestations, le RMI et l’API, soit une réforme d’une bien faible ampleur par rapport à son projet initial. La finalité première a aussi été recherchée lors du premier quinquennat Macron avec l’idée d’un revenu universel d’activité. En réponse à l’interpellation du président de la République sur « le pognon de dingue » des minima sociaux, elle correspondait grosso modo au projet initial du RSA.
Les critiques sur le manque d’insertion ne sont pas nouvelles…
Au moment de la création du RMI, les projections misaient sur 300 000 foyers bénéficiaires grand maximum. Mais très vite, le million d’allocataires a été atteint. À l’époque, les départements étaient responsables du volet insertion et devaient dépenser, à ce titre, 20 % de l’enveloppe budgétaire affectée au RMI. Je rappelle que les départements sont financeurs du RSA, mais aussi responsables du contrôle et de l’insertion.
Dans le courant des années 1990, il y a eu une tendance à critiquer cette insertion qui ne fonctionnait pas, car les différentes institutions se trouvaient débordées par les flux d’allocataires. Cette critique se retrouve encore aujourd’hui dans le discours gouvernemental constatant qu’une part substantielle des allocataires du RSA ne voient toujours pas de travailleurs sociaux ou de cadres de Pôle emploi pour s’occuper de leurs dossiers.
Ce débat existe-t-il dans les autres pays européens ?
Il y a beaucoup de similitudes. Par exemple, nos voisins belges connaissent les mêmes débats sur l’équivalent du RSA, mais depuis plus longtemps, car ils ont créé l’allocation en 1974, devenue aujourd’hui le revenu d’intégration. En Italie, il a été créé récemment un revenu de citoyenneté sur lequel revient le Gouvernement actuel.
Les minima sociaux ne sont pas nés avec les mêmes objectifs ou les mêmes controverses. Personne n’imagine qu’il puisse y avoir des obligations d’emploi pour le minimum vieillesse ou l’AAH ! C’est le RSA qui concentre toutes les controverses et les propositions de révision depuis plus de trente ans.
Dans les différents pays européens de développement comparable, dont l’Allemagne, les prestations se ressemblent avec les mêmes débats et controverses sur les systèmes de revenu minimum, même s’ils demeurent d’une intensité particulière en France.
Quel est le profil des bénéficiaires du RSA ?
Au moment de la création du RMI, le but était de toucher une population marginalisée pour en finir avec la grande pauvreté et non pas de devenir le dernier étage, socle de l’assurance chômage. Aujourd’hui, le RSA concerne des personnes très abimées par la vie, des personnes à la rue, mais aussi d’autres au chômage qui pourraient retravailler. Le RSA cumule donc des contrastes forts entre une population extrêmement marginalisée et une autre déjà très insérée et sans emploi.
Il existe plusieurs tabous autour du RSA. Tout d’abord, le sujet des personnes ayant très peu de chances de retrouver un emploi salarié, mais pouvant être utiles à travers certaines activités comme l’illustrent les compagnons d’Emmaüs. Second tabou : l’incitation au travail au noir, car il est très fréquent de cumuler un RSA avec de petites activités de bric et de broc payées en liquide. Personne ne peut croire sérieusement que deux millions de personnes arrivent à vivre avec 600 euros par mois ! Enfin, le RSA est l’une des allocations les plus fraudées. Le minimiser ou le maximiser est aberrant !
Sur quel fondement s’appuie la création de France travail ?
L’argument est de rationaliser le système d’accompagnement des demandeurs d’emploi en général et de ceux au RSA en particulier. Face à la controverse des quinze à vingt heures d’activité, il faut rappeler que dès la création du RMI, il y avait le droit à un revenu minimum, mais aussi le devoir de la collectivité d’organiser leur insertion. Cela se traduisait dans un contrat d’insertion passé entre l’allocataire et le département, devenu le contrat des droits et des devoirs. Il s’agit d’un contrat d’engagement réciproque (CER), qui indique de façon personnalisée les activités pouvant être confiées.
Pas nouveau, le débat sur les quinze à vingt heures d’activité existe depuis la création du RMI. Ce sont plus les collectivités que les allocataires qui apparaissent en défaut depuis près de trente ans. Pour que deux millions d’allocataires du RSA soient engagés dans des contrats avec ces quinze à vingt heures d’activité, cela supposerait un déploiement de moyens très élevés. Pour mettre en place un accompagnement et une aide à chacun d’entre eux, en fonction de leurs compétences et situations sociales, cela serait extrêmement coûteux en termes de gestion du dispositif.
Cette réforme vous semble-t-elle réaliste ?
Fournir en un an à l’ensemble des allocataires du RSA une activité avec des formations adaptées est extrêmement ambitieux ! En revanche, il semble plus faisable pour France travail de mieux gérer les allocataires du RSA et de fournir à la plupart d’entre eux un CER, avec un contenu et un suivi valables. Il s’agirait alors d’une réforme substantielle qui serait intéressante. De plus, les missions locales comme les départements vont travailler de façon plus harmonisée sous la houlette de France travail. Une bonne chose compte tenu du trop grand nombre d’institutions qui interviennent aujourd’hui sur le RSA. Si France travail parvient à devenir le référent unique des allocataires, cela constituerait un vrai progrès.
Au-delà, il est important que le RSA ne soit pas juste une prestation monétaire, mais aussi une relation avec la collectivité qui se donne l’obligation d’avoir un contrat avec chaque allocataire – ce qui est loin d’être le cas à ce jour – et un accompagnement leur permettant le plus possible de sortir de ce minima social. Cela passe par la case emploi salarié pour la plupart et par des activités leur permettant de se stabiliser dans la vie pour les autres.
30 à 40 % des personnes qui rentrent dans le RSA n’ont aucun contact durant les six premiers mois. C’est considérable. Revoir cela apparaît essentiel pour l’efficacité de la dépense publique et la qualité de l’insertion délivrée.
Comment jugez-vous l’importance du non-recours ?
Sur le volume du non-recours, et le chiffre avancé de façon récurrente d’un tiers des allocataires potentiels du RSA qui ne le demandent pas, je le pondérerais, car une partie d’entre eux ne toucherait pas beaucoup en ayant déjà des revenus de 300 ou 400 euros par mois. Cela les gênerait presque compte tenu des révisions trimestrielles de ressources effectuées par les caisses d’allocations familiales (CAF). De plus, le non-recours est variable selon la durée prise en compte. À cela s’ajoute le refus de prise en charge de certaines personnes. Mais tout cela n’empêche pas une part importante de personnes qui pourraient bénéficier de cette prestation bien souvent nécessaire.
Le non-recours souligne également le problème d’une gestion pas assez efficace des minima sociaux. La formule de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) me semble être la bonne : « Il faut gérer tous les droits, rien que les droits, à bon droit. » En effet, toutes les personnes doivent être informées précisément et clairement de ce que à quoi elles peuvent prétendre. Et cela est loin d’être le cas aujourd’hui.
Que pensez-vous de la démarche de l’aller vers pour lutter contre le non-recours ?
Contre le non-recours, plus que l’aller vers, ce qui me semble important est d’informer personnellement les personnes de leurs droits et de leur éligibilité au RSA par mail ou SMS. Mais pour cela il faut qu’elles en fassent la demande. En premier lieu, il est nécessaire d’avoir une meilleure gestion des données personnelles et un bon fonctionnement des systèmes d’information. Cela n’est pas juste le problème de la CAF, mais aussi les relations entre elle et le système fiscal ou l’état civil. Les connexions entre les différents systèmes existent déjà, mais ont besoin d’être améliorées. Tout ce travail est essentiel.
Retraites : un non-recours important
Au-delà du RSA, le non-recours touche également d’autres prestations, dont les plus communes comme les retraites : « Si on ne demande pas la liquidation de sa retraite, elle ne vous sera pas versée », rappelle Julien Damon. Face à de plus en plus de poly-pensionnés, si on ne contacte pas l’ensemble des caisses de retraite concernées, il en résulte une partie des personnes ne touchant pas l’entièreté de leur retraite ». Selon la CNAV, pas moins d’un tiers des retraités ne touche pas l’intégralité des pensions auxquelles ils pourraient prétendre. Soit des montants cumulés conséquents. Concernant l’importance du non-recours au minimum vieillesse, cela s’explique en grande partie par la condition spécifique lui étant rattachée du recours sur succession. « Cela bloque beaucoup de personnes, notamment issues du monde agricole, qui préfèrent du coup ne pas percevoir cette allocation », constate Julien Damon.
Faut-il modifier le système avec un rôle différent pour les collectivités ?
Aujourd’hui, comme tout le monde fait de l’action sociale, on fait mal de l’action sociale. Le premier interlocuteur des personnes en difficulté est la mairie et donc le centre communal d’action sociale (CCAS). Il joue un rôle majeur avec l’obligation de les aider à instruire leurs dossiers de minima sociaux. Il s’agit donc d’un rôle important d’accompagnement et de soutien. C’est à l’échelle locale que se trouvent les moyens pour bien le faire.
Concernant l’avenir de la gestion des prestations monétaires, elle sera de plus en plus nationalisée et dématérialisée du fait des systèmes d’information. Pour les départements ultra-marins de Guyane et de Mayotte, comme pour la Seine-Saint-Denis, il a été décidé de renationaliser le financement du RSA. Ils restent présents, mais ne financent plus. Ce mouvement va probablement se poursuivre. Je pense que les caisses de sécurité sociale et l’État devraient gérer les prestations monétaires alors que toute l’action sociale serait entièrement à la main des collectivités locales. L’accompagnement doit donc être davantage décentralisé aux départements et/ou au bloc local. Il s’agirait là d’une transformation de long terme.