Revue
Anticipations publiquesLa prospective au service du mieux-vivre ensemble
Crises sanitaire et démocratique, société fragmentée, conflits de valeurs, vieillissement de la population. Comment faire société demain, comment éviter le conflit de génération ? Le Club prospective de l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) s’est retrouvé à La Rochelle, le 26 août 2021, pour réfléchir, sous différents angles, sur ces tendances sociétales qui questionnent les territoires.
« Le principe de l’intolérance vis-à-vis de l’âge est préoccupant dans nos modèles sociétaux, contrairement à d’autres à travers le monde. Ceci n’est pas suffisamment pris en compte par les pouvoirs publics », a confié Laure Adler à la quarantaine de participants présents à La Rochelle, en tant que « grand témoin » de cette journée, invitée à répondre en direct – par téléphone – aux questions des membres du Club prospective. Pour la journaliste – qui a publié en 2020 La voyageuse de nuit1, un récit intime et « un carnet de voyage au pays que nous irons tous habiter un jour : la vieillesse » –, le vieillissement de la population est encore aujourd’hui un impensé et un angle mort des politiques publiques, à la fois question intime et sociétale. Comment faire face au défi de la longévité dans nos sociétés contemporaines ? Comment prendre en compte la préoccupation du bien-vieillir ensemble ?
Le vieillissement de la population est encore aujourd’hui un impensé et un angle mort des politiques publiques, à la fois question intime et sociétale, a confié la journaliste Laure Adler à la quarantaine de participants présents à La Rochelle, en tant que « grand témoin » de cette journée.
Alors que la génération des baby-boomers entre de plein pied dans le grand âge, la journaliste alerte sur la solitude et l’isolement des personnes âgées et pointe les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) devenus des lieux d’isolement : « Nous sommes à un point de basculement, mais je reste optimiste : il y a un nouveau mouvement de société en plein essor où des personnes âgées décident de continuer à vivre ensemble », explique-t-elle, en mettant en lumière de nouvelles pistes alternatives comme les béguinages2 ou en citant le modèle suisse des personnes âgées qui se regroupent pour être au cœur de la société.
Le témoignage de la journaliste Laure Adler a permis de lancer les échanges entre les membres du Club prospective. En Haute-Corrèze, un territoire vieillissant, par exemple, la solidarité et la question de la perte d’autonomie sont traitées au-delà des frontières administratives, « c’est un maillage d’acteurs à travailler à l’échelle de l’intercommunalité ». La métropole du grand Nancy, après avoir abordé ce sujet de société à travers un grand débat, lance une « mission longévité à l’échelle de la métropole », dont l’objectif sera de mettre en place une offre de service, comme l’habitat partagé, à anticiper à partir de l’âge de 50 ans.
Quand les sciences humaines et sociales éclairent une société en crise
Démographie, sociologie, urbanisme ou encore design, ces disciplines des sciences humaines et sociales (SHS) sont plus qu’utiles aujourd’hui pour décrypter les tendances de fond et remettre en perspective une société en crise. Philippe Louchart, démographe à l’Institut Paris Région3, a interrogé la notion de vieillissement en proposant un focus sur les dynamiques démographiques à l’œuvre et à venir en Île-de-France. Une région avec une structure de population encore jeune aujourd’hui en raison des échanges migratoires intenses (150 000 jeunes s’installent chaque année sur le territoire, 40 % de la population de nationalité étrangère vit en Île-de-France). Malgré ces flux, sur le temps long, la population francilienne vieillit, elle a gagné 1 million d’habitants de plus qu’en 2015 dont 82 % de 60 ans ou plus. Mais avoir 60 ans aujourd’hui ne recoupe pas les mêmes réalités que cet âge en 1900.
Le démographe souligne aussi la diversité croissante des origines, des cultures et des langues au sein de la population francilienne souvent mal appréhendées par les approches statistiques très globalisantes (immigrés, étrangers, etc.).
En complément des conflits de valeurs entre générations, ces diversités sont à l’origine d’une diversité de valeurs qui doivent et devront cohabiter sur le long terme.
Le mode de vie en solo, est-ce une nouvelle manière d’habiter la ville ? Camille Duthy, doctorante en sociologie à l’université Grenoble Alpes, s’est intéressée à cette autre tendance de fond dans notre société : la vie en solo dans les espaces urbains. Son enquête sociologique montre que les individus ne sont pas dotés de la même manière en termes de ressources financières, sociales et psychologiques pour affronter ces situations de solitude.
La vie en solo favorise aussi l’habitat partagé et invite à repenser l’espace urbain.
Finalement, loin de constater un « individualisme » croissant, son enquête montre que « le lien social reste une condition ontologique de production et de reproduction de l’individu mais que, par ailleurs, ces derniers sont mus par le besoin d’être reconnus dans leur individualité. Elle montre par ailleurs que la vie en solo n’est plus un entre-deux des parcours de vie mais qu’elle en constitue des étapes spécifiques » 4.
La crise sanitaire a-t-elle rebattu les cartes pour les villes moyennes ? Une nouvelle géographie se dessine-t-elle aujourd’hui confirmant l’attrait du périurbain et des villes moyennes ? Chloé Voisin-Birmuth, directrice des études et de la recherche à la Fabrique de la cité, un think tank dédié à la prospective et aux innovations urbaines, invite à relativiser ce constat largement répandu dans les médias. L’emploi reste le critère déterminant du choix d’un logement, et la géographie de l’attractivité en France reste une géographie en « U » (région parisienne, littoral ouest, puis remontée par le couloir rhodanien) et celle-ci va perdurer, avec l’importance constante des grandes métropoles. « Pour que les villes moyennes tirent leur épingle du jeu, elles devront, selon la chercheuse, s’adapter au vieillissement de la population, prendre en compte l’essor du télétravail et améliorer les infrastructures reliant celles-ci aux métropoles voisines. » La Fabrique de la cité préconise aussi de développer des armatures complémentaires entre métropoles et villes moyennes et de trouver un nouvel équilibre de gouvernance entre État et collectivités. Il faut réussir à trouver des capacités d’investissement et un nouveau modèle d’affaires, qui ne doit pas être celui d’une métropole miniaturisée. Pour cela, il semble important d’adopter une approche différenciée des territoires.
Quelques outils et méthodes pour anticiper ces évolutions sociétales et territoriales
Comment mieux prendre en compte les usagers pour repenser les services publics ? Comment « le design de services publics » peut-il contribuer à réinventer, avec les usagers, les services publics ? Stéphane Vincent, délégué général de La 27e Région5, préconise d’appliquer les préceptes de John Dewey (1859-1952), le père du pragmatisme, qui pensait que tout devrait être expérimenté et défendait la théorie de l’enquête. Son association, La 27e Région, mène depuis 2008 un travail de fond avec les collectivités locales, en mode recherche-action, pour imaginer les services, les administrations et les modes d’action publics de demain : « Pour construire des futurs souhaitables, il faut recourir à différentes méthodes et techniques, dans un esprit pluridisciplinaire et expérimental, comme l’ethnologie, le design, l’innovation sociale, l’urbanisme participatif, l’éducation populaire, le théâtre-forum, le journalisme participatif ou encore s’inspirer de la culture hackers », confie-t-il à l’assemblée. Il est revenu sur quatre problématiques rencontrées par des collectivités locales : les nouveaux usages des médiathèques (2012), l’achat public stratégique (2019), les villages du futur (2015) ou encore la lutte contre les jets de mégots (2018). Par exemple, sur ce dernier cas mis en place à Mulhouse, la méthode d’intervention était issue du design de service, basée sur l’intelligence collective et construite comme une formation-action. Les travaux actuels de l’association portent sur la gouvernance et le partage des pouvoirs, les partenariats public-communs, le Community wealth building, le développement économique territorial, la théorie du doughnut ou encore la comptabilité écologique et sociale (compta CARE), expérimenté dans cinq collectivités.
« La bonne nouvelle, c’est que la prospective peut être faite aussi par les designers. Les designers peuvent apporter cette part de sensible à la prospective », a conclu Stéphane Vincent, délégué général de La 27e Région.
Comment mener à l’échelle d’une métropole un exercice de « prospective participative » ? Avec quels outils et quelles méthodes procéder ? Comment appréhender l’enjeu du numérique sur le territoire ? Des responsables de Nantes Métropole, du Grand Paris Sud Est Avenir (GPSEA) et de la communauté d’agglomération du Sicoval (36 communes du sud-est toulousain) ont pu croiser leurs regards, partager leurs retours d’expérience et leurs méthodologies pour tenter de relever les défis sociétaux et numériques tout en associant les citoyens et usagers. Avec la conviction que la prospective, sous ses différentes formes, a un rôle à jouer pour anticiper et préparer les territoires à un monde plus incertain que jamais. La prochaine session aura lieu le 25 août 2022 à La Rochelle.
- Adler L., La voyageuse de nuit, 2020, Éditions Grasset.
- « Historiquement, les béguinages sont des lieux où vivaient des communautés religieuses. Aujourd’hui, certains béguinages ont été rénovés pour offrir un cadre de vie adapté aux personnes âgées. […] Les béguinages gardent une vocation sociale et accueillent des personnes âgées aux revenus modestes. », Wikipédia, « Béguinage ».
- Les publications sur la démographie de l’Institut Paris Région (https://www.institutparisregion.fr/societe-et-habitat.html#. filtre-demographie).
- Camille Duthy a soutenu une thèse sur Les solos : entre émancipation et solidarité : sociologie des épreuves de la solitude résidentielle en milieu urbain, déc. 2020.
- Stéphane Vincent est également membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics depuis janvier 2018.