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Tribunes

Les « casseurs jaunes »

Le 30 septembre 2019

Nul ne peut dire le contraire, avec le mouvement dit des « gilets jaunes » est apparu en France[1] un phénomène de société sans réel précédent, de grande ampleur sur tout le territoire national, jailli soudainement et qui, dix mois après semble se poursuivre sous d’autres formes ; mais en fait, nous le verrons, beaucoup de tout cela n’est qu’apparence. D’une part ce mouvement est l’objet de tentatives peu fructueuses de récupérations politiques par les spécialistes en la matière des deux bords extrêmes de l’échiquier, mais qui n’y arrivent pas, c’est une singularité. D’autre part on a vu l’apparition de plus en plus nette de « casseurs jaunes » s’inspirant des black blocks qui avaient imprudemment été accueillis par les premiers manifestants.

 

Dans les médias nationaux et dans les revues spécialisées sont publiées des analyses sociologiques, politiques, économiques, historiques de ce phénomène. Pour sûr, des livres vont suivre. Il devient de bon ton, il est même presque indispensable dans le moindre article ou ouvrage touchant à notre organisation sociale ou politique, de faire allusion aux « gilets jaunes », comme on le fait encore parfois, cinquante après pour le mouvement de Mai 1968 qui fut d’une toute autre nature, réellement politique, mais là n’est pas la question.

 

Mon propos ici est de montrer que les « gilets jaunes » nous placent en réalité face à un extraordinaire phénomène de communication qui fera école, dont les cabinets spécialisés en management vont tirer tous les fruits possibles mais qui inévitablement évoluera vers des formes de plus en plus extrêmes de radicalité, comme cela se passe déjà. C’est un grand classique du genre.

Une grande première

Effectivement, ce mouvement fut une grande première. Annoncé depuis des semaines sur les réseaux sociaux, il a commencé par son apogée, le 17 novembre 2018. La surprise fut générale : l’appel a marché et, plus surprenant encore, le mouvement se poursuit, au moins en apparence, car tout dépend à quoi l’on se réfère : communication, communication, communication ! D’ailleurs les derniers slogans encore formulés, en petit nombre, n’ont plus rien à voir avec ceux des « braves gens » un peu naïfs du premier jour, sensibles à l’aspect ludique, convivial et festif. Le mouvement incluait alors de nombreux retraités qui se sont vite fait de plus en plus discrets. Il en fut de même des commerciaux, des artisans et des commerçants, qui furent pendant quelques jours parmi les plus virulents avant de réaliser que leurs boutiques étaient des cibles faciles pour des casseurs immoraux, pour ne pas dire des sauvages. Ils s’étaient tirés une balle dans les pieds et le réalisèrent trop tard.

Dès le départ, les revendications étaient non seulement disparates, difficiles à agréger, mais souvent contradictoires entre elles. En satisfaire une revenait à déplaire à certains groupes très virulents. N’émergeaient de la masse brouillonne qu’un petit nombre d’éléments symboliques, peu concrets, inhabituels pour un mouvement social, touchant à la légitimité du président de la République, du gouvernement et de certaines lois, dont des lois anticasseurs ; tient donc, c’est curieux ! Ce bric et broc rendait très difficiles les vaines tentatives de récupérations politiques. Qu’y avait-il de commun entre la colère due à la diminution des pensions les plus basses et celle, curieusement très vive, irrationnelle, provoquée par l’abaissement de la vitesse sur les routes à 80km/h ? Fallait-il diminuer radicalement le prix des carburants comme le demandaient certains ou faire le contraire comme le défendaient une grande partie des écologistes ? Fallait-il changer de République ? Pratiquer des referendums sur tous les sujets et en permanence ? Supprimer la démocratie représentative ? Au profit de qui et de quoi ? En quel sens modifier les barèmes des impôts et desquels ? Comment concilier les demandes en faveur du développement durable avec l’idée de taxes visant à encourager des comportements plus écologiques ? Les nombreuses contradictions qui traversent notre société s’étaient, pour une fois, données rendez-vous sur la chaussée. Ainsi, voyait-on défiler ensemble des groupes sociaux qui jusque-là s’étaient ignorés, méprisés parfois, mais qui entre les manifestations hebdomadaires se gardaient bien d’échanger sur leurs points de désaccord. Il ne fallait ni rechercher d’impensables éléments consensuels car il n’y en avait pas, ni courir le risque de voir émerger des leaders qui vite aurait été récupérés par une intelligentzia honnie et ne représenteraient qu’eux. Entre deux samedis, les convaincus par un thème se retrouvaient entre eux, dans leur illusion collective, sur leur lieu favori, c’est-à-dire autour de quelques ronds-points et les désaccords entre les différents clans restaient à l’identique comme cela est apparu plus tard, avec clarté, pendant la période des grands débats organisés par les pouvoirs publics, montrant seulement un consensus sur le dissensus.

Un véritable coup de génie ?

Comme nous allons l’étayer, tout repose sur un véritable coup de génie en matière de communication. Soyons en sûrs, il sera l’objet de nombreux séminaires universitaires, inspirera quelques thèses et sera présent dans des formations à Sciences Po, à l’ENA et dans les écoles de management ou de commerce. En fait, c’est lui la grande première sans précédent. Sans appui des syndicats (très sceptiques), ni des élus (plutôt craintifs), ce mouvement fut entièrement lancé à travers les réseaux sociaux et corporatistes. Il permit instantanément de rendre visible ce qui ne l’était pas ou peu jusque-là. Mais le plus génial n’est pas seulement là, il est dans l’idée (qui pouvait sembler farfelue au départ) de faire porter des gilets jaunes, très visibles et aisés à acquérir. Ils permirent immédiatement de produire de l’image comme les médias contemporains en raffolent. Pendant des mois, ils ne se sont pas privés d’utiliser cette opportunité et de faire à répétition, quotidiennement, des sortes de « radiotrottoir » comme l’on dit parfois ; c’est plus facile que du journalisme d’investigations ! Chaque jour, leur diffusion sans recul de fake news, semblait une pratique aux antipodes de leur métier. Les télévisions, en filmant les manifestations d’un peu haut, donnaient l’impression de montrer la présence sur la voie publique de véritables « rubans jaunes » qui donnaient une impression de grande masse. Créer l’illusion, un prestigitateur sait faire cela. Inutile donc de compter le nombre réel de participants et encore moins de comparer ce mouvement social avec d’autres dans le passé ; pourquoi se donner des points de repère ? Nous verrons plus loin ce qu’il en était réellement et ce que l’on aurait pu voir à condition de le mettre en évidence. Et les 10% de ronds-points occupés sur l’ensemble du territoire national, toujours les mêmes, permettaient aux journalistes de venir à bon compte, au bon endroit, toujours le même, pour faire des interviews, toujours des mêmes personnes, pendant des semaines, en faisant pratiquement des « couper-coller », semblant dire qu’il en était ainsi sur presque tous les ronds-points de l’Hexagone. De même, on revoyait tous les samedis en fin de journée des images sur les bris de vitrines de centres-villes, un peu toujours les mêmes, et les interviews des deux camps qui disaient, chaque semaine, la même chose que huit jours avant. On progressait peu dans les analyses journalistiques ! Le désespoir et la peur hebdomadaire des habitants des centres villes n’intéressaient guère les journalistes qui se plaçaient ainsi aux antipodes du fondement de leur métier. Pas glorieux !

On sait par expérience que ce genre de mouvement social s’il perdure va décliner, plus ou moins vite, et que ne resteront que les participants les plus radicaux, les plus violents, ceux pour qui ces moments ne sont que des heureuses occasions festives de pouvoir casser, voler, bruler, rien de plus. Ainsi fini ce genre de mouvement et c’est ainsi que sont très vite apparus les « casseurs jaunes », cette nouvelle espèce encore présente cet été, dont je reparlerai plus loin.

Points de repères

Puisqu’il s’agit d’un mouvement national de masse, au moins dans sa première phase, pour comprendre ce qu’il en est vraiment, comparons-la à de semblables manifestations habituellement organisées par les grandes organisations syndicales (et encadrées par leurs robustes services d’ordre), avec l’appui d’élus nationaux, de partis politiques et de quelques grandes figures médiatiques (toujours les mêmes). Pour avoir une idée précise, il est utile de regarder quelques données numériques très simples. Je reprends ici des chiffres officiels ; pour avoir ceux des organisateurs, il suffit, classiquement, de tout multiplier par deux, mais cela ne change pas le raisonnement qui suit.

Le lancement du mouvement dit des « gilets jaunes » a atteint son apogée, 300 000 personnes (à 10% près) dès son lancement, avant d’entamer une lente descente. Curieusement, c’est rare, il a donc commencé par ce pic, soudain, fulgurant, mais relativement modeste à vrai dire pour un mouvement social national. Personne ne le fit remarquer ! Par comparaison[2], les grandes manifestations syndicales, longuement préparées avec méthode en faisant monter la pression par étapes pendant des semaines, mobilisent de 400 000 à 800 000 personnes. Une fois par décennie, cela peut monter à plus de 1 million[3], dans ces cas avec un fort appui de partis politiques. Les conséquences sont alors importantes, mais jamais de l’ampleur des revendications politiques exprimées par certains « gilets jaunes ». Pourquoi cette fois ce mouvement, somme toute quantitativement modeste, eut-il un tel impact médiatique inattendu et insaisissable ? Laissons à d’autres le soin d’en faire une analyse politique ou sociologique et regardons d’autres facettes. Le mouvement initial exprimait un besoin de solidarité, cela ne fait aucun doute, malgré de très vives divergences en son sein. Se voyait également le plaisir des participants de montrer leur indépendance par rapport aux organisations syndicales et au élus nationaux, à tout ce qui était institué. C’était clair. Étaient également visés les lois et projets anticasseurs. Cela aurait dû retenir l’attention.

Allons plus loin. Il y a en France 550 000 élus locaux ; s’ils avaient été présents dès le premier jour, chaque gilet jaune aurait été encadré de deux élus ! Cela donne une idée de l’ampleur relative du mouvement. Curieusement, les élus locaux étaient aux abonnés absents, muets, et ils ont mis des mois, à remonter à la surface. La cible du mouvement semblait le gouvernement, le Président de la République et certaines lois. En fait, si on regarde bien, ce fut un colossal désaveu de tous les élus locaux, qui quelques mois après le début du mouvement sont encore en peine pour réapparaître et préparer les prochaines élections municipales. Seuls quelques maires commencent à s’exprimer, mais très timidement.

Lorsque les chiffres du mouvement au niveau national sont tombés vers 30 000 pour tout le pays et toujours cités comme étant considérables, je me suis souvenu, qu’à Clermont-Ferrand quand j’étais recteur, une manifestation regroupa 40 000 personnes ! Après avoir fait le trajet classique, être passée devant le rectorat pour ensuite aller devant la préfecture et Place de Jaude, elle revint devant le rectorat pour camper dans la rue et rester pendant 3 jours et 3 nuits autour de feux de bois et de guitares, dans un climat qui la nuit pouvait sembler débonnaire voire sympathique[4], mais moins courtois le jour évidemment. Il n’y eut pourtant pas de quoi mobiliser les médias nationaux, seulement quelques images fugaces apparurent et tout s’était terminé selon l’usage par une saine et directe concertation.

Un formidable coup de communication

Admettons-le : l’opération « gilets jaunes » fut et reste un formidable coup de communication ! L’image massive, bien repérable, donnée par ces gilets forcément très visibles était de plus rythmée par des rendez-vous nationaux hebdomadaires soigneusement numérotés qui contribuaient à maintenir la grande illusion, médiatiquement renforcée par « l’effet ronds-points », autre trouvaille, puisque les journalistes n’allaient pas sur les 90% de ceux où rien ne se passait. Les « gilets jaunes » leur disaient où aller et ils le faisaient. Sur un seul rond-point, avec un petit nombre de participants cela leur suffisait pour recueillir assez d’images (en fait toujours les mêmes), faire des interviews et donner l’impression d’une France bloquée jusque dans ses profondeurs. Personne n’osait dire le contraire. Malgré la décrue de semaine en semaine, sur les télévisions, notamment celles spécialisées dans l’information en boucle qu’il faut bien alimenter, mais aussi dans les journaux en principe plus distanciés, surtout les hebdomadaires et mensuels. Toujours victimes des fake news, il y avait toujours autant d’images, toujours les mêmes, comme si le mouvement restait au niveau de sa mobilisation initiale. Pourtant, c’était factice ! Paris et quelques métropoles mis à part, sur le terrain, il était facile de voir que la soi-disant mobilisation devenait très localisée. Là où je réside, sur les voitures en stationnement dans les rues, les quelques gilets jaunes déposés en tout début sur quelques 10% des parebrises ont très vite disparus et autour de la métropole de Clermont-Ferrand ne restait qu’un seul rond-point avec deux cabanes, quelques personnes et des slogans peints sur des murs à proximité qui se prêtaient à cela. Et même à Paris, seulement quelques quartiers du centre, toujours les mêmes, étaient concernés, là où venaient les journalistes.

Dans le futur, lorsque seront annoncés sur les réseaux sociaux d’autres mouvements de ce type, je gage que les pouvoirs publics, les syndicats, les élus et les journalistes se prépareront autrement pour tenter d’éviter les effets de surprise et les manipulations.

Du classique à la nouveauté : les « casseurs jaunes »

Les mouvements sociaux ont leurs classiques, leurs rituels, soutenus par le romantisme de ceux qui rêvent tous les dix ans de voir enfin apparaitre le Grand soir tant espéré, ayant oublié leurs précédentes déceptions. En particulier, une fois le pic atteint, il y a une sorte de plateau, assez bref, puis une diminution progressive de la mobilisation, plus ou moins rapide, pendant laquelle les discussions des pouvoirs politiques et économiques sont conduites avec les syndicats qui savent comment faire : ce sont des professionnels de la chose, c’est leur job ! Rien de tel avec les « gilets jaunes ». Dans le cas présent, en apparence, la décrue fut assez lente, difficile à apprécier pour les raisons d’habile communication que nous avons données plus haut, et personne ne se dégageait pour entamer des négociations avec le gouvernement et de vraies discussions avec les syndicats.

Dès le départ, surtout à Paris et dans quelques métropoles, on a pu observer l’accueil gentillet des black blocks par les gilets jaunes qui, béats, les découvraient un peu amusés, intrigués, car ce n’était pas leur monde. Ils pensaient qu’il n’y aurait pas de confusion avec leur mouvement et que, au contraire, cela contribuerait le maintenir sous les projecteurs. Ils les laissèrent donc se joindre à eux, avec bienveillance et une poignante naïveté. Oui, cela a été une réussite ! Bien au-delà de toute espérance lorsqu’ils ont attaqué l’Arc de triomphe et mis le feu à plusieurs immeubles et magasins ! Le choc fut rude pour la majorité de « gilets jaunes » devant la monstruosité de casseurs barbares ne respectant rien, voulant seulement détruire, voler, s’amuser en mettant le feu, faisant fuir peu à peu les manifestants civilisés. Ne restèrent dans les défilés que les éléments les plus durs, les radicaux, faisant école sur certains « gilets jaunes » qui se mirent à les imiter en devenant ainsi des « casseurs jaunes ». S’ajoutèrent quelques tentatives plus ou moins réussies, pour d’une semaine à l’autre proposer aux ultras de se réunir dans une ville moyenne de province, évidemment pas prête à un tel honneur !

Une nouvelle espèce de casseurs venait de voir le jour ! Pratiquement, dans les manifestations vite éparses et moins nombreuses, il ne resta plus qu’eux, hyper violents. Sur les images, on peut les voir ôter leurs gilets jaunes puis les remettre, au gré des circonstances pour tromper la police. Ouvertement sur les médias complaisants, ils tiennent des discours anarchistes mainte fois entendus et tristement édifiants.

Finalement, on peut se demander si les « gilets jaunes » ont apporté beaucoup plus qu’une nouvelle et magistrale méthode de communication et les « casseurs jaunes ». Je me demande si pour faire de l’image à bon compte, justifie qu’un très grand nombre de journalistes professionnels se soient laissé manipuler, oubliant les bases du journalisme d’investigation.

[1] Pendant quelques semaines il a été exporté chez nos voisins Belges qui ont apprécié !

[2] Pour avoir des éléments de comparaison autres que les mouvements de masses, en 1891, alors qu’il n’y avait pas d’Internet, le cercueil de l’empereur Pierre II du Brésil, mort à Paris, fut accompagné par 300 000 parisiens et pour Johnny Hallyday on évoque le triple !

[3] Le record semble avoir été atteint en 2010, avec 1,3 million de personnes défilant contre le projet de loi Woerth, si on exclut les « marches républicaines » (3,8 millions) à la suite des attentats et qui sont donc d’une toute autre nature. Douze fois les gilets jaunes !

[4] Au point que mon épouse avait presque envie d’aller chanter avec eux

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