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Thierry Paquot : « L’éco-design territorial doit se substituer à l’urbanisme »

Le 26 mars 2020

Thierry Paquot est philosophe de l’urbain. Il a enseigné dans différentes institutions, notamment à l’École d’architecture de Paris-La Défense et à l’Institut d’urbanisme de Paris. Il a été éditeur de la revue Urbanisme (1994-2012), le producteur de l’émission Permis de construire sur France culture (1996-2000). Il est l’auteur de plus de soixante ouvrages, dont Un philosophe en ville1 et Désastres urbains. Les villes meurent aussi2. Thierry Paquot livre dans cet entretien accordé à Horizons publics une vision engagée et sans concession des relations entre design, récit et territoire et propose notamment de substituer le concept d’éco-design territorial à celui d’urbanisme.

Qu’est-ce que vous évoque la notion de design appliqué au territoire et comment voyez-vous l’évolution de ce concept dans l’histoire de l’urbanisme ?

La notion de « design politique » date de plus d’un quart de siècle. Elle vient des États-Unis et n’a pas vraiment pénétré les formations destinées aux urbanistes et autres aménageurs. Par contre, elle s’avère plus fréquente dans les discours de certain·e·s élu·e·s et figure en bonne place dans les intentions des bureaux d’études qui proposent une méthode de concertation avec les habitants ou un modèle de coordination entre « acteurs ». Elle demeure étrangère à mon vocabulaire, certainement parce qu’elle est liée, plus généralement, au management !

Or, je préfère le ménagement au management ! Ce dernier terme dérive du verbe anglais to manage, « conduire, dresser un cheval », qu’on retrouve dans le français « manège » des centres équestres. Permettez-moi de m’attarder sur deux termes de votre question : « design » et « urbanisme ». Je commencerai par ce dernier. J’ai dirigé la revue Urbanisme durant presque vingt ans (1994-2012), enseigné à l’Institut d’Urbanisme de Paris et publié plusieurs ouvrages qui affichent ce mot3, pourtant il ne m’a jamais plu. J’ai toujours considéré que les « faiseurs de villes » n’étaient pas nécessairement issus d’une formation à l’urbanisme. Je suis dorénavant persuadé que l’urbanisme est « le moment occidental et masculin de la fabrication de la ville productiviste » 4, qu’il n’existe pas avant la fin du xixe siècle en Occident, qu’il est inconnu ailleurs et qu’il commence à disparaître, condamné par la montée en puissance des préoccupations environnementales qui s’invitent non seulement dans la manière de faire des unités urbaines mais de les penser.

Je ne crois pas que l’urbanisme nous serve à présent, il convient de lui substituer un éco-design territorial, c’est-à-dire un art de faire du commun inscrit dans un territoire par les habitants eux-mêmes.

Le « ménagement territorial », consiste avant tout à « prendre soin » des gens, des lieux et des choses. Il s’adosse aux pratiques et attentes habitantes, vise le sur-mesure, le cas par cas, reste perplexe devant le « y a qu’à » des experts, qui généralisent une solution pour la rentabiliser, sans imaginer un seul instant qu’à vouloir satisfaire tout le monde, elle ne répond à personne !

Maintenant le design : regrettant la simplicité des matériaux et des formes des objets vernaculaires, refusant la fabrication en série qui uniformise les intérieurs des logements et qui s’obstine à privilégier le prix le plus accessible (ce qui ne veut pas dire le meilleur marché, car le profit s’avère la seule exigence, propre au capitalisme) à la beauté, des artistes-artisans se mobilisent pour joindre l’utile à l’agréable, la beauté à l’ordinaire et s’évertuent à populariser un « art pour tous », un « art social ». Nous sommes au tournant des xixe et xxe siècles, en une curieuse période de paix (la guerre de 1870 appartient au passé et celle de 1914 est alors inconcevable), où fleurit l’Art nouveau, qui s’inspire justement de la nature, des exubérances végétales, comme celles qui parent les stations du métropolitain parisien conçues par Hector Guimard et qui ornent les rampes d’escaliers en fer forgé de Victor Horta, les garde-corps de Paul Hankar de maisons bruxelloises ou grimpe le long des façades des immeubles de Gaudí à Barcelone. De l’autre côté de la Manche, William Morris s’évertue à redessiner tous les ustensiles que chacun manipule quotidiennement, ainsi que le mobilier des maisons et le papier peint des murs. Il rêve d’un design si pratique qu’il en devient subitement beau, un beau discret et d’autant plus appréciable. Il récuse la laideur des produits qui sortent des usines qu’il associe au mépris des consommateurs et à la seule recherche d’une marge substantielle. Il regrette que chaque objet ne résulte pas de la plus grande attention.

Tout objet ne devient familier que parce que son utilisateur lui parle, en apprécie la patine, en évalue l’apport. Celui-ci n’est pas que pratique (« c’est étudié pour ») mais aussi esthétique. Dans une célèbre conférence de 1894, « L’âge de l’ersatz » (en anglais makeshift, un « pis-aller », un « expédient » ou un « substitut », d’où ersatz terme allemand postérieur, qui correspond pourtant bien à cette idée d’un faux se présentant comme vrai…), il recense les ersatz qui envahissent la vie quotidienne, depuis le pain à la farine sans goût jusqu’à la maison standardisée aux matériaux pauvres et aux formes sans rapport avec le site, en passant par les vêtements sans qualité ni fantaisie. Il rêve d’une société dans laquelle chacun·e sera le·a créateur·rice de son environnement, en partie ou en entier…

Je peux alors esquisser une réponse à votre question : je ne crois pas que l’urbanisme nous serve à présent, il convient de lui substituer un éco-design territorial, c’est-à-dire un art de faire du commun inscrit dans un territoire par les habitants eux-mêmes. Chacun de ces mots, « art de faire », « commun » et « territoire », mériterait un commentaire…

Vous contribuez à un ouvrage collectif, sous la direction de Ludovic Duhem et Richard Pereira de Moura (Design des territoires, l’enseignement de la bio-région5), qui mentionne que le design « peut remettre en question tout en expérimentant des voies divergentes pour changer nos manières de penser et d’agir, et rendre ainsi les territoires de nouveau habitables ». Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

Pour vous répondre, je dois effectuer un petit retour en arrière. Victor Papanek (1927-1998) enseigne le design aux États-Unis, et aussi en Suède où il publie en 1971 son premier livre, qui sortira un an plus tard en anglais, Design for the Real World : Human Ecology and Social Change6. Un quart de siècle plus tard, il fait paraître The Green Imperative. Ecology and Ethics in Design and Architecture7, qui conforte, précise et ouvre ses premières impressions et recommandations. Dans le premier, il envisage le design comme l’art de confectionner son environnement, aussi y introduit-il aussi bien l’emballage que les matériaux qui entrent dans la fabrication, tout comme la recherche ergonomique ou l’économie générale de l’objet imaginé, conçu et réalisé à partir d’une écologie responsable.

Dans le second, il étend le domaine du design à tout ce qui relève de l’environnement non pas seulement des humains mais du monde vivant, aussi toute action humaine doit être désignée. Par exemple, bâtir une maison ne peut ignorer le coût de son démontage, de son recyclage et de son réemploi, selon le principe d’une économie des ressources, sans pour autant brader ses usages. De même édifier un barrage perturbe de nombreux écosystèmes avec des conséquences contraires aux intentions de ses promoteurs. Il faut donc anticiper le coût environnemental et existentiel de toute infrastructure. Ajouter une voie à une autoroute, comme on le fait en ce moment entre Orléans et Tours, est une absurdité…

Le designer doit envisager la réorientation d’un projet, son éventuel arrêt, sa reconversion, etc. Pour cela les collectifs de designers ont pignon sur rue, dans des coopératives locales, des ateliers populaires, des studios partagés, animés par leur mission de ménager le cadre de vie de leurs concitoyens avec eux et non pas se cacher dans des laboratoires de firmes transnationales à côté d’économistes qui calculent les bénéfices du « toujours plus ceci ou cela », alors même qu’il n’accroît pas le plaisir des usagers…

Le capitalisme globalisé précarise le territoire, il en fait un plateau technique sur lequel il branche une gare de TGV, un aéroport, un centre commercial, des gated communities, des universités et leurs laboratoires, des usines et leurs entrepôts, des hôtels et des équipements sportifs et de loisirs, etc.

Dans l’ouvrage que vous mentionnez, les contributeurs s’efforcent de démontrer que l’entrée territoriale ne fige pas un processus, au contraire ! Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas donné administrativement mais qu’il résulte des actions et des rêves des humains. « Un territoire, confie Alberto Magnaghi, qui collabore à ce livre, naît d’un acte d’amour entre une population et un site. » En cela aucun territoire n’en vaut un autre ! Le capitalisme globalisé précarise le territoire, il en fait un plateau technique sur lequel il branche une gare de TGV, un aéroport, un centre commercial, des gated communities, des universités et leurs laboratoires, des usines et leurs entrepôts, des hôtels et des équipements sportifs et de loisirs, etc.

Pour x raisons, il en vient à débrancher et à délocaliser, c’est-à-dire à s’installer dans une autre région, un autre pays, sans état d’âme, car le territoire ne compte pas, ne représente rien à ses yeux, rien d’autre qu’une opportunité, une ressource à un moment donné… Une biorégion combine humains et non-humains, exalte les atouts d’un lieu et de sa population composite, elle contribue au mieux-être de chacun, elle privilégie non pas le « petit » mais la juste plénitude, comme nous le murmure Lewis Mumford, immense penseur qui, dans les années vingt, aux États-Unis, militait pour un nouveau découpage régional8.

Le design des politiques publiques s’inscrit dans une logique de transformation publique à travers des méthodes d’analyses des usages, de co-conception et de prototypage de solutions. Suivez-vous l’évolution de ces pratiques ? Comment les situez-vous par rapport à ceux qui façonnent traditionnellement le territoire ?

Deux « mondes » s’affrontent, parfois sans le savoir : le premier avec une structure verticale, centralisée, thématisée, hiérarchisée, avec ses modes de décision, ses préconisations, qui est obligée de prendre en considération la donnée écologique et un second avec sa non-structure horizontale, décentralisée, autogérée, rhizomée, sa culture des expérimentations et de la démocratie directe. Ils sont inconciliables.

Ce que je constate parfois c’est qu’au sein d’une même réunion je repère des représentants de ces deux mondes et qu’ils usent d’un vocabulaire que l’on pourrait croire voisin, or ce n’est qu’une apparence. Là où les premiers disent « développement durable », « croissance verte », « écogeste », « résilience », « smart city », etc. Les seconds comprennent « urgence écologique », « décroissance », « frugalité », « vernaculaire » !

Derrière les mots se dissimule bien sûr tout une conception du monde. Le design des politiques publiques possède son prototype et tente d’y faire entrer la réalité lors de séances collectives où des « sachants » distribuent aux citoyens des post-it, de quoi fabriquer des maquettes, des jeux de rôles, etc. L’éco-design social part de la réalité, diverse, changeante, pour élaborer, non pas un prototype, mais un trajet. Il y a un écart entre les deux méthodes ! L’éco-design social considère l’écologie comme la méthode (hodos en grec signifie la voie, le chemin, etc.), un cheminement qui est à la fois processuel, transversal et inter-relationnel. Cette nouvelle façon de penser rompt radicalement avec le design des politiques publiques qui domine encore, malheureusement… tout comme dans les organigrammes gouvernemental et municipal.

La conception et l’aménagement des villes et des territoires est impactée cycliquement par des grands récits et des imaginaires issus de la science-fiction, de l’anticipation des risques, des conceptions institutionnelles du territoire. Les territoires ont-ils besoin d’un récit global pour se définir et se projeter selon vous ?

« L’idéologie dominante est celle de la classe dominante », n’est-ce point Marx qui disait cela ? On ne le formulerait plus ainsi car les classes sociales en ce xxie siècle ne sont plus celles du milieu du xixe siècle. Ainsi, par exemple, la classe ouvrière en France est dorénavant introuvable, les ouvriers sont majoritairement des femmes et des travailleurs immigrés sans véritable « conscience de classe » qui ne contribuent aucunement à une « culture ouvrière ».

Quant à l’idéologie dominante, elle si diffuse, si élastique, si modulable, que chacun semble y trouver son compte. Elle circule partout en s’affichant comme neutre, évidente, allant de soi. Les romans, la presse, les séries-TV, les manuels scolaires, la publicité, le tourisme massifié, les réseaux sociaux, majoritairement y souscrivent, aussi l’image de l’urbanisation planétaire met en avant la mégalopolisation (le grand ceci et cela !) avec ses gratte-ciels, ses centres commerciaux, ses enclaves résidentielles sécurisées, ses autoroutes et ses aéroports, le tout saupoudré de confettis verts (plantations d’arbres, toits et façades végétalisés, pistes cyclables, etc.).

La question de la représentation de la ville au cinéma et dans la littérature est passionnante, je m’y suis frotté9 et ma conclusion est la suivante : les représentations fictionnelles des territoires correspondent à ce que le réalisateur et l’auteur ressentent à partir de leur autobiographie environnementale, de leur rapport aux lieux, de leur subjectivité. Chaque récit s’avère unique et je ne vois pas un quelconque « récit global » que nous pourrions partager et qui assurerait une cohésion sociale et une cohérence dans la projection du futur. Néanmoins, il existe des stéréotypes qui se reproduisent sans aucun esprit critique, je pense à la ville de la science-fiction et à Metropolis, réalisé en 1927 par Fritz Lang qui devient une sorte de référence obligée qui inspire les cinéastes suivants. Cependant, je suis persuadé que toute proposition architecturale, paysagère, désignée doit faire l’objet d’un récit, que celui-ci donne à voir et à sentir les projets qui l’animent aux habitants.

Victor Papanek publie en 1995 The Green Imperative. Ecology and Ethics in Design and Architecture, qui étend le domaine du design à tout ce qui relève de l’environnement non pas seulement des humains mais aussi du monde vivant. Par exemple, bâtir une maison ne peut ignorer le coût de son démontage et de son recyclage et réemploi, selon le principe d’une économie des ressources, sans pour autant brader ses usages.

Du reste, pensez-vous que le design des politiques publiques peut contribuer à renouveler les imaginaires qui relient individus, territoires et devenir de nos modèles de société ?

L’image, l’imaginaire et l’imagination méritent un long développement, ne serait-ce que pour faire état des philosophies qui les analysent (Sartre, Bachelard), des sciences cognitives et de l’apport des neurosciences qui expliquent le fonctionnement de notre cerveau, de l’anthropologie qui permet de repérer les incroyables différences qui existent dans l’interprétation d’une même image d’une culture à une autre. Et même au sein de la même culture, songeons un instant à l’image que la municipalité veut donner d’une ville et celle d’une partie des citoyens rebelles au branding et au marketing territorial. Toute image d’une ville en cache d’autres !

Au-delà du rapport entre récit et territoire, pensez-vous que nous devons faire un véritable travail sur le langage pour rétablir un lien entre territoire, société et enjeux contemporains ?

Oui, le travail sur la langue est indispensable10. Nous n’habitons la Terre qu’à partir de notre capacité à dire nos sentiments, nos craintes, nos espérances, nos paysages, nos relations à autrui, etc. Sans la langue nous ne pouvons ajouter notre monde aux mondes des autres et faire monde avec et parmi… Aussi le design des politiques publiques doit être à l’écoute des habitants et ne pas imposer son vocabulaire technique et ses modèle-types mais accepter d’expérimenter des configurations inédites. Il doit être rêvé avant d’être formulé… La « babelité » est son horizon !

  1. Paquot T., Un philosophe en ville, 2011, Infolio, Archigraphy poche.
  2. Paquot T., Désastres urbains. Les villes meurent aussi, 2015, La Découverte, Cahiers libres.
  3. Paquot T., L’urbanisme c’est notre affaire !, 2010, L ’Atalante et Paquot T. (dir.), Repenser l’urbanisme, 2013 et 2017, Gollion, Infolio.
  4. Paquot T., « Urbanisme, urbanologie, études urbaines : l’improbable classification », in Jean-Besnier M. et Perriault J. (dir.), « Interdisciplinarité : entre disciplines et indiscipline », Hermès 2013, n67, p. 95-100.
  5. Duhem L. et Pereira de Moura R. (dir.), Design des territoires, l’enseignement de la bio-région, 2020, Étéropia éditions, Parcours.
  6. Papanek V., Design for the Real World : Human Ecology and Social Change, 1971, Pantheon books.
  7. Papanek V., The Green Imperative. Ecology and Ethics in Design and Architecture, 1995, Thames and Hudson.
  8. Paquot T., Lewis Mumford, de la juste mesure et de la plénitude, 2015, Les précurseurs de la décroissance, Le passager clandestin.
  9. Paquot T. et Jousse T. (dir.), La ville au cinéma, encyclopédie, 2005, Les Cahiers du cinéma ; « Représenter le territoire », in Paquot T. (dir.), L’écologie des territoires, à paraître (nov. 2020), Éditions Terre urbaine.
  10. Paquot T., Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains 2017, Éditions du CNRS ; Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, 2020, Éditions Terre urbaine.
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