Cynthia Fleury : «Il y a un très grand désir de démocratie continue»

Cynthia Fleury
Cynthia Fleury
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Le 2 août 2022

Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury est professeur titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et professeur associée à l’École des Mines. Sa recherche porte sur les outils de la régulation démocratique. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont Dialoguer avec l’Orient1, Les pathologies de la démocratie2, La fin du courage3, Les irremplaçables4 et Ci-gît l’amer5. Elle a longtemps enseigné à l’École polytechnique et à Sciences Po Paris. Elle a été présidente puis vice-présidente de l’ONG Europanova, organisatrice des États généraux de l’Europe. À son entrée en 2013 au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), elle est sa plus jeune membre. Elle est également membre fondatrice du réseau européen des femmes philosophes de l’UNESCO. Après avoir fondé la chaire de philosophie à l’hôpital Hôtel-Dieu à Paris, elle est désormais titulaire de la chaire de philosophie au GHU de Paris psychiatrie et neurosciences.

Cynthia Fleury était l’une des invité·es des entretiens territoriaux de Strasbourg (ENS) de l’Institut national des études territoriales (INET), le rendez-vous des managers territoriaux. Dans une intervention6, elle propose une analyse des tensions actuellement visibles en France et dans le monde. Son idée pour s’en sortir ? Miser sur une action publique différente, qui tend vers une démocratie continue à l’aide des initiatives locales.

BIO EXPRESS

2000
Soutenance de sa thèse « La métaphysique de l’imagination » sous la direction de Pierre Magnard, à l’université Paris-Sorbonne-Paris IV

2005
Publie Les pathologies de la démocratie

2013
Entrée au CCNE

2019
Publie Le soin est un humanisme9

2020
Publie Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment

2022
Dirige l’ouvrage collectif Soutenir. Ville, architecture et soin10

Pour partir sur les mêmes bases, que mettez-vous derrière le mot « ressentiment » ?

Derrière le mot « ressentiment », vous avez philosophiquement plusieurs auteurs qui ont posé des définitions, ce n’est pas simplement moi. Friedrich Nietzsche a posé le ressentiment comme une rumination, une sorte d’enfoncement dans ce que l’on pourrait appeler des « pulsions », des émotions négatives. Ce qui fait d’ailleurs la différence entre le ressentiment et n’importe quelle émotion négative : c’est la durée. Le fait de ne pas pouvoir s’échapper. On traverse tous de la colère et on a besoin de cette colère. On traverse tous la tristesse, la jalousie, l’envie, etc., mais on traverse.

On est pris au piège dans le ressentiment ?

Le ressentiment, c’est quelque chose qui fait que vous êtes captif. Ce sentiment va, à un moment donné, venir irradier tout le reste. Vous allez être dans une incapacité de vous nourrir de l’extérieur. Justement, l’extérieur, par votre ressentiment, vous allez le dénigrer, le dévaloriser de façon permanente donc cet extérieur ne peut plus, lui-même, venir vous ressourcer. Vous partez dans une boucle atroce. Plus tard, Max Scheler, un auteur du début du xxe siècle, va même parler d’auto-empoisonnement8. C’est une rumination qui va créer une dévalorisation, un dénigrement. Petit à petit, on perd la capacité de discernement. Il n’y a plus la possibilité de voir la complexité des choses donc on binarise. Bien évidemment le ressentiment, c’est aussi une force d’auto-persuasion très forte.

Et c’est donc dur d’en sortir…

Oui donc très souvent le résultat se corrèle à un déni. Petit à petit, vous devenez aveugle. Il y a une forme de cécité par rapport à votre propre ressentiment. Vous vous mettez dans une posture terriblement victimaire et sans cesse jouissant de cette incapacité, c’est-à-dire que vous commencez à produire systématiquement de la non-solution, de la non-issue.

Ça ne pousse pas vers l’envie d’agir ?

Ça ne pousse pas du tout vers l’envie d’agir. Vous commencez même à développer une ultra compétence en empêchement d’agir. C’est compliqué à titre personnel par rapport à sa propre famille, par exemple, mais c’est compliqué aussi pour la démocratie. Le ressentiment est peut-être la pulsion la plus compliquée à destituer.

On peut voit un parallèle avec la situation en France actuellement…

Alors ce n’est pas que franco-français. Il faut analyser sur du temps long : cela fait une vingtaine d’années que chacun lit, en France ou ailleurs, des diagnostics venant parler des déclassés, des surnuméraires, des inutiles, des invisibles, des remplaçables, etc. Ce n’est pas spécifiquement français et à un moment donné, ce qu’il faut comprendre c’est que quand le sujet développe en lui ce sentiment de remplaçabilité, d’interchangeabilité, d’inutilité, d’invisibilité de manière permanente, c’est ce que l’on appelle la « réification ». Je ne suis plus sujet. Je suis nié. Il y a deux chemins à ce moment-là qui se mettent en place. Soit il tombe malade et donc il va déprimer voire aller vers la dépression et le syndrome d’épuisement collectif. L’autre chemin est beaucoup plus violent. Il se traduit politiquement par le sentiment du passage à l’acte, non pas contre soi-même, mais contre autrui. Généralement, c’est le droit chemin du populisme et de l’autoritarisme.

Nous sommes dans un très grand moment de défiance envers les institutions, le politique et bien sûr le gouvernement. Peut-être un peu moins envers les collectivités territoriales. C’est là, je pense, que nous pouvons avoir un levier capacitaire.

C’est ce que l’on voit dans certaines revendications actuelles ?

Ça n’aura échappé à personne. Nous sommes dans un très grand moment de défiance envers les institutions, le politique et bien sûr le gouvernement. Peut-être un peu moins envers les collectivités territoriales. C’est là, je pense, que nous pouvons avoir un levier capacitaire. Ces institutions de proximité territoriale, à échelle humaine, peuvent restaurer la confiance. Sur des niveaux plus lointains, c’est trop compliqué.

Encore faut-il réussir à dialoguer ? Ce n’était pas toujours simple pendant la crise des Gilets jaunes notamment…

On a vu avec la crise des Gilets jaunes que c’est très compliqué de dialoguer. Et avec la crise du covid-19, nous voyons que c’est aussi compliqué de convaincre parfois. Le ressentiment fonctionne un peu comme les thèses paranoïaques ou complotistes. Il y a l’utilisation de biais de confirmation. À chaque fois qu’un argument est opposé, il va venir immédiatement renforcer la thèse inaugurale au lieu de la mettre à mal. Celui qui est dans le ressentiment aura tendance à ne pas faire la différence entre la souffrance objective, les conditions objectives de dysfonctionnement d’une société. Le ressentiment ne va pas permettre d’agir politiquement de façon réformatrice et constructive, etc.

Comment trouver une solution collective à un problème qui a une part personnelle très forte ?

Vous avez raison, il y a un ressort personnel, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y a souvent des conditions objectives qui sont présentes. Le ressentiment répond à plusieurs systèmes d’insécurisation : socio-économique, politique, culturelle ou psychique. De manière personnelle, nous pouvons travailler sur l’insécurisation psychique, c’est un travail qui peut se faire. Sur les autres, il est possible d’agir collectivement grâce aux structures qui sont les nôtres. Il faut remettre de la capacité d’agir. Si on reprend l’exemple des Gilets jaunes, quand vous alliez sur les ronds-points, il y avait aussi beaucoup d’individus qui retrouvaient un sentiment de pouvoir agir par cette mobilisation. Une frange était tombée dans le ressentiment, mais il y avait quantité d’individus qui se remettaient à croire à un rapport possible. Il faut donc cibler tous les moyens de redonner de la capacité d’agir. Après pour certains profils ayant basculé dans le ressentiment, cela va être très compliqué d’aller les chercher. Et c’est vrai que, politiquement, ils vont aller vers des profils autoritaristes, une revendication victimaire et une demande de bouc émissaire. Ce sont des choses que l’histoire connaît bien, en France et dans le monde.

La démocratie est victime de son succès et de son hyper-réflexivité. C’est un régime qui réfléchit tout le temps sur lui-même.

Est-ce qu’on va réussir à s’adapter ?

C’est tout l’enjeu. Si on prend l’exemple du covid-19, sur les premiers mois de la pandémie avec le premier confinement, les services d’urgence qui étaient dans une immense crise… Qu’est-ce qui a, malgré tout, tenu ? Le capital social. L’ethos du soignant et je dirais même plus : l’ethos social. Ce qui tient ce pays fondamentalement, c’est encore cette culture forte que nous avons, nos ethos sociaux, civiques, qui sont là. Nos cultures de proximité démocratique. Le problème c’est qu’il faut que ça tienne. Il faut non seulement les reconnaître, mais cela ne peut pas suffire : c’est très bien d’applaudir les soignants et les agents qui font leur travail de proximité, c’est encore mieux de produire des conditions viables : rémunération, parcours, etc. C’est ça l’enjeu aujourd’hui : reconsolider notre confiance dans notre système d’État social de droit parce que c’est le seul capable de rendre vivable cette gestion de la pandémie, qui si elle n’est pas démocratique, devient invivable et insupportable.

C’est là que les pouvoirs publics peuvent intervenir et cela amène une question : que voulons-nous faire ensemble ?

Malgré tout ce que nous venons d’évoquer, aujourd’hui, il ressort les dissensions, la tension, la radicalité et le binarisme. Il y a une caisse de résonance qui existe avec cela, ce sont les réseaux sociaux. Ils fonctionnent plutôt comme une agora ressentimiste. Il y a pourtant quantité d’autres choses sur ces réseaux, mais on les voit moins. Malgré cela, il est intéressant de noter que l’on voit aujourd’hui beaucoup de nouveaux dispositifs, des expérimentations, des fab lab ou des tiers-lieux. Ce monde travaille à une transition sociale et écologique de nos systèmes. Il existe la possibilité de cartographier toutes les personnes qui font. Je le dis, car c’est à la fois très visible quand on effectue des recherches, et en même temps sous les radars. C’est moins visible, car nous sommes, hélas, dans un monde de spectacle d’informations qui privilégie le dysfonctionnement. C’est ce qui fait de l’audience. Mais c’est aussi sous les radars, car cela utilise des voies qui ne sont pas exclusivement institutionnels. Nous ne sommes pas habitués et n’avons pas l’œil pour les repérer. Nous avons l’impression d’avoir un pays en épuisement total, alors que localement, il est possible de trouver des vraies poches d’innovations solidaires ou sociales. Il faut impérativement que l’on apprenne à les cartographier, à leur permettre d’être en réseau et à leur donner plus de pouvoir et d’aide. Si nous les accompagnons, ils pourront nous aider à vivre cette démocratie continue. Cela nous aidera à restaurer la confiance.

Il faut remettre de la capacité d’agir.

A-t-on besoin de plus de participatif pour échapper au ressentiment ?

Oui. Nous avons besoin du participatif. Je n’ai pas une vision irénique du participatif. Il y a les mêmes biais que dans la représentation. On fait de la participation pour faire de l’inclusion et on se rend compte que ne participent que ceux qui sont déjà inclus. Il n’empêche que, malgré tout, rien ne nous empêche demain d’améliorer la représentativité de la représentation puis d’améliorer la représentativité de la participation. C’est notre défi, « sophistiquer nos outils de démocratie continue ». C’est une expression de Dominique Rousseau que j’apprécie particulièrement. Il ne faut pas seulement des grands moments ritualistes de vote. Ils sont, hélas, un peu confisqués par la démocratie d’opinion et d’émotion. La candidature est, elle-même, dysfonctionnante et éloignée de l’exercice du pouvoir. Elle est passionnante, mais c’est plus du domaine du divertissement. Résultat, on se retrouve souvent en porte-à-faux. Nous devons demain réinvestir des outils de démocratie continue. Mais pour cela, il faut responsabiliser les citoyens et les élus. Il faut aller vers des outils de gouvernance partagée. Ce n’est pas du tout la Ve République. Elle n’est pas faite pour ce type d’horizontalité. Pour les collectivités territoriales, les universitaires, les entreprises, il faut que nous pensions à nous mettre en réseau pour faire avancer ces grands outils de transformation. Cela peut passer par la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), des associations, des chaires universitaires, des thèses sous convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) incubées un peu partout. Ce n’est pas que la politique publique qui descend.

Qu’avez-vous pensé de la convention citoyenne pour le climat ?

J’ai trouvé que c’était un exercice très intéressant, même passionnant. Mais aujourd’hui, il est plutôt ressenti comme déficitaire. Il y a eu un gros travail d’expérimentation, d’expertise et d’audit. Il y a eu beaucoup d’investissement de la part des membres de cette convention. Les propositions étaient épatantes et allaient assez loin. Il n’était évidemment pas question de donner la puissance du Parlement à la convention. Mais il avait été dit qu’il y aurait un lien direct. Que ce qui était posé par la convention serait proposé tel quel. Là il y a eu plusieurs filtres. C’est dommage, car cela vient affaiblir ces nouveaux outils.

Cela a pu augmenter le ressentiment ?

C’est effectivement le risque. Sans aller jusqu’au ressentiment, le pas d’avant, c’est la déception. On sait que cette dernière est familière pour la démocratie. La démocratie est victime de son succès et de son hyper-réflexivité. C’est un régime qui réfléchit tout le temps sur lui-même. Tout cela c’est merveilleux, mais ce n’est pas simple, car cela produit de la déception. Néanmoins, avec cette déception, normalement nous savons faire. Or, quand la déception est plus structurelle, c’est plus compliqué. Il faut que l’on réussisse à institutionnaliser davantage et à accepter que cette démocratie participative existe. J’avais appelé cela « la citoyenneté capacitaire ». Il va falloir repenser une manière de participer, mais pour cela il faut avoir une modélisation économique de cette citoyenneté capacitaire.

Cela revient à parler du coût de notre démocratie ?

C’est dire qui paye pendant qu’un citoyen réalise une action liée à la citoyenneté capacitaire. Est-ce du temps ? Où doit-il être pris ? Cela veut dire que demain, les entreprises, les organisations, les administrations délivreront du « temps citoyen ». La démocratie a un coût. Elle demande de la formation, une technicité et une expertise. Pendant qu’un citoyen réalise une action de citoyen, il ne peut pas être en situation de survie. Il faut le financer, et qui finance cela ? Pour répondre à cette question, les sciences sociales ont fait une grande quantité de suggestions. Nous ne sommes pas défaillants sur le manque de propositions. Elles sont tangibles et robustes. Elles peuvent même être financées, mais nécessitent des choix. Des vrais choix politiques. Cela renvoie donc à des préférences collectives qu’il faut acter.

On peut se permettre d’imaginer un monde où chacun pourrait donner, quand il le désire, 20 à 30 % de son temps à une action qui renvoie à cette démocratie continue.

Pensez-vous que la démocratie continue peut s’imposer ?

Il y a très grand désir de démocratie continue, mais il y a de grands obstacles. La modélisation économique de la démocratie continue n’existe pas. L’État de droit ne marche que parce que cela s’appelle un « État social de droit ». Sinon ce n’est que du déclaratif. C’est une étape importante, car cela permet que la démocratie existe alors que rien n’est en place. Si on ne va pas sur ce qu’est la matérialité de cette citoyenneté continue, elle ne peut pas arriver. Les questions de revenu universel ou citoyen sont intéressantes par rapport à cela. Les outils numériques peuvent également aider. On peut se permettre d’imaginer un monde où chacun pourrait donner, quand il le désire, 20 à 30 % de son temps à une action qui renvoie à cette démocratie continue. Cela serait un grand changement de focale. Mais malgré tout c’est une aventure extraordinaire pour le monde d’aujourd’hui. Et surtout ce n’est pas une aventure d’effondrement.

  1. Fleury C., Dialoguer avec l’Orient, 2016, CNRS, Biblis.
  2. Fleury C., Les pathologies de la démocratie, 2005, Fayard.
  3. Fleury C., La fin du courage, 2010, Fayard.
  4. Fleury C., Les irremplaçables, 2015, Gallimard, Blanche.
  5. Fleury C., Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, 2020, Gallimard, Blanche.
  6. Cynthia Fleury est intervenue sur le thème « Inégalités et ressentiments des citoyens : quelle place pour l’action publique ? », 1er déc. 2021.
  7. Propos recueillis en décembre 2021.
  8. Scheler M., L’homme du ressentiment, 1958, Gallimard.
  9. Fleury C., Le soin est un humanisme, 2019, Gallimard, Tracts.
  10. Fleury C. (dir.), Soutenir. Ville, architecture et soin, 2012, Édition du Pavillon de l’Arsenal.
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