Designer intégré en collectivité : le récit de la ville de Clermont-Ferrand

Le 28 décembre 2022

En 2021, la ville de Clermont-Ferrand crée la direction de l’innovation et de la participation (DIP) pour renforcer la transformation de l’action publique. Cette nouvelle direction intègre pour la première fois une designer de service. Jean-Damien Colombeau, directeur de la DIP, et Caroline Di Monte, designer de service, reviennent sur cette première année de la direction et plus largement, dialoguent sur leurs visions de l’innovation publique et du métier de designer dans une collectivité ? Dialogue.

Caroline Di Monte : Comment la ville en est-elle arrivée à vouloir créer la direction de l’innovation et de la participation (DIP) ?

Jean-Damien Colombeau – Depuis le mandat engagé en 2020, c’est une volonté de la direction générale des services (DGS) de réformer l’administration pour répondre aux orientations portées par la nouvelle équipe municipale. Plus globalement, il s’agit d’imaginer de nouvelles voies pour répondre aux enjeux écologiques, sociaux et démocratiques. La DIP a été créée pour apporter un appui aux services dans leur dynamique de transformation et introduire la participation (des citoyens, des partenaires, des agents, etc.) à tous les étages et dans tous les secteurs d’intervention de la collectivité.

Caroline Di Monte – Quelles ont été les priorités pour préfigurer cette nouvelle direction ?

Jean-Damien Colombeau – J’ai réalisé un benchmark sur les différents modèles d’organisation. Je me suis appuyé aussi sur plusieurs études universitaires et des travaux réalisés par des réseaux professionnels. Conclusion : il n’y a pas de modèle parfait, une organisation collective doit être au service de quelques idées simples, adaptées au contexte. En ce qui concerne la DIP, nous étions d’accord avec la DGS pour veiller à ce que cette nouvelle direction soit comprise par les agents, donc intervienne sur des objets concrets, qu’elle reste ouverte sur son territoire et combine plusieurs champs d’intervention : le design, la participation, la documentation et l’évaluation des politiques publiques (sous l’angle de l’impact social et environnemental).

Caroline Di Monte – Le rattachement de la DIP à la DGS était-il une évidence ?

Jean-Damien Colombeau – Une évidence, car l’idée était d’agir dans tous les secteurs d’intervention de la collectivité, y compris sur des sujets fonctionnels comme le budget ou les ressources humaines (RH). Ce rattachement à la direction générale offre une vision à 360° et permet une certaine forme de légitimé. Elle comporte aussi des risques : le descendant et l’éloignement du terrain. C’est pour cela que l’équipe veille à répondre prioritairement aux sollicitations des directions et qu’elle recherche toujours à mobiliser toutes les catégories d’agents, cadres ou non, dans la diversité de leur métier.

La DIP a été créée pour apporter un appui aux services dans leur dynamique de transformation et introduire la participation (des citoyens, des partenaires, des agents, etc.) à tous les étages et dans tous les secteurs d’intervention de la collectivité.

Caroline Di Monte – Comment le recrutement du designer a-t-il été préparé au sein de la DGS ?

Jean-Damien Colombeau – Nous avions un questionnement au départ : faut-il appeler ce poste « designer » ou prendre une appellation plus classique de « chargé de mission » ? Risque-t-on une incompréhension des services sur l’objet de ce poste ? Après réflexion, nous avons choisi d’affirmer clairement l’idée ; aussi pour être mieux compris par les potentiels candidats durant la phase de recrutement. Il a fallu ensuite construire la fiche de poste et articuler les missions du designer avec celles portées par les autres membres de l’équipe. L’enjeu consistait à trouver un équilibre entre une identité métier en voie d’affirmation dans les collectivités, et la bonne intégration du poste de designer dans l’équipe et l’organigramme de la collectivité. Le travail de La 27Région sur l’intégration des designers en collectivité a été d’ailleurs une référence utile. Quatre étapes pour faciliter la rencontre et la relation durable entre designer et administrations.

Jean-Damien Colombeau – D’ailleurs, quand vous avez vu l’annonce pour le poste de designer, quelle a été votre réflexion ?

Caroline Di Monte – J’ai trouvé l’offre très bien rédigée, et l’intitulé était exact ! Parfois les offres sont bancales, comportent deux métiers en un, ou ne sont pas claires sur les futurs missions et projets… Celle-ci cochait toutes les cases et répondait à l’image que je me faisais du designer intégré : le volet accompagnement des directions dans leurs projets, l’accès au terrain, et la notion de développement et de diffusion du design sur le territoire.

Jean-Damien Colombeau – D’un point de vue personnel, pourquoi avoir choisi le design de service ? Pourquoi pas design de produit ou d’espace ?

Caroline Di Monte – Durant mes études, j’ai touché presque tous les champs du design. C’est lors d’un workshop avec Anaïs Triolaire (designer à la région Sud) et d’un stage au sein de son laboratoire, que j’ai découvert le design de service appliqué aux politiques publiques.

Cette première expérience m’a fait comprendre une dimension très importante pour moi : travailler avec et pour l’humain.

L’intégration des parties prenantes au processus de conception, les différentes formes que peut prendre un service, la notion d’écosystème territorial ; tous ces éléments ont fait écho à la vision que j’avais de mon futur métier. Ma spécialisation en design social et politiques publiques à l’université de Nîmes m’a permis de faire le lien entre le design et les sciences humaines et sociales.

Caroline Di Monte – Le recrutement est toujours une étape importante dans une direction, peut-être un peu plus pour un métier que l’on connaît peu. Quels étaient les critères pour appréhender et valider ce recrutement ?

Jean-Damien Colombeau – Vu le marché de l’emploi dans le design, on avait anticipé le recrutement d’un profil de designer en sortie d’étude. C’est aussi un choix assumé à la ville de Clermont sur ce type de poste : accueillir de jeunes professionnels, qui pourront constituer ici une première expérience enrichissante et s’engager positivement dans leur carrière. C’était d’autant plus évident dans un domaine d’activité comme le design de service. Par conséquent, nous ne recherchions pas prioritairement l’expérience, mais plutôt la vision, l’envie et la personnalité. Et il faut le dire, nous avons eu de très belles candidatures, particulièrement celle de notre designer finalement recrutée !

Jean-Damien Colombeau – Et pour vous, quelle était votre vision d’une mairie ? Pourquoi avoir choisi de vous orienter vers ce type d’employeur ?

Caroline Di Monte – La mairie est un terrain hyper enrichissant : proche des usagers, à l’échelle humaine, portant des politiques publiques importantes, au plus proche de son territoire et ses acteurs. C’était pour moi un terrain idéal pour effectuer mes premiers pas de designer intégrée. Il est fascinant de croiser autant de personnes passionnées par leur métier en collectivité ; le service rendu aux usagers est central. C’était une manière de donner du sens à mon travail : je ne souhaitais pas avoir la notion de profit dans mon métier, mais garder l’humain au centre. Je souhaitais être engagée et je pense qu’en intégrant le secteur public, on développe une forte responsabilité.

Jean-Damien Colombeau – Comment se déroule le travail en équipe à la DIP ? Les collègues comprennent-ils ce qu’est spécifiquement le design ?

Caroline Di Monte – Il y a une vraie synergie dans cette équipe et un très bon état d’esprit. L’environnement de travail est propice à la créativité et à l’entraide. En tant que designer, nous avons pour habitude de toujours travailler a minima en binôme, sauf en collectivité où nous sommes bien souvent seuls. À la DIP, je travaille quotidiennement avec des profils complémentaires au mien, je peux questionner mes idées, avoir leur retour d’expérience sur certaines démarches. Ils m’apportent une vision administrative que je découvre. Les expertises différentes dans l’équipe amènent parfois à des quiproquos : chacun voit les projets par son prisme, mais en souhaitant atteindre les mêmes objectifs.

La mairie est un terrain hyper enrichissant : proche des usagers, à l’échelle humaine, portant des politiques publiques importantes, au plus proche de son territoire et ses acteurs.

Jean-Damien Colombeau – Durant cette première année, quel a été votre projet le plus réussi ?

Caroline Di Monte – Il est difficile de déterminer quelle a été ma plus grande réussite sur cette première année, car il y a eu beaucoup d’interventions ponctuelles. J’aimerais quand même souligner le projet de mise en place d’un nouveau dispositif de gestion des fréquentations au sein des écoles. Ce projet réunissait plusieurs directions, la gouvernance était bien établie et la méthodologie choisie était adaptée au besoin. Nous avons procédé à des immersions sur le terrain avec les agents, la direction des usages numériques a prototypé un logiciel qui a été testé par les agents pour pouvoir évaluer le dispositif avant l’éventuel déploiement. Ce projet a été très fluide, tant dans les échanges que dans la compréhension du processus. Il est toujours très riche d’aller à la rencontre des agents de terrain, échanger sur leurs problématiques, observer leur implication et construire avec eux une solution pouvant faciliter leur quotidien. C’était un vrai projet de design de service ! Pourquoi ce projet a-t-il été un succès ? Car la gouvernance était construite, les volontés de tester avant de déployer étaient communes et évidemment, les personnes concernées étaient largement associées.

C’est plus intéressant, il me semble, de créer un collectif de travail en partant de la pratique, tout en ayant en tête quelques lignes directrices.

Caroline Di Monte – D’après vous, quel est le bilan de cette première année ?

Jean-Damien Colombeau – Elle a été foisonnante ! C’était justement notre idée de départ, répondre le plus possible aux sollicitations des autres services… même si elles pouvaient être parfois un peu éloignées de nos objectifs. Un exemple : une direction organise un séminaire pour constituer un nouveau service, mais nous sommes uniquement sollicités pour l’organisation d’un brise-glace. C’est clair, nous sommes loin de nos objectifs de transformation systémique de l’action publique, mais en étant au rendez-vous, en répondant à la demande, nous entamons un dialogue où nous pouvons faire passer nos messages, expliquer nos méthodes, faire valoir nos expertises. Finalement, nous gagnons des complices parmi nos collègues avec lesquels nous pourrons aller plus loin lors d’un autre projet. Ce foisonnement nous a aussi permis de nous mettre en selle, de créer et affiner nos process et nos outils au fur et à mesure. C’est plus intéressant, il me semble, de créer un collectif de travail en partant de la pratique, tout en ayant en tête quelques lignes directrices (déontologique, stratégique, programmatique, etc.).

Caroline Di Monte – Et sur le territoire ?

Jean-Damien Colombeau – Cette première année a aussi été très riche dans notre ouverture au territoire et aux nombreux acteurs mobilisés dans l’innovation publique et la participation citoyenne. Ce travail de réseau est fondamental. Il permet de se rassurer en partageant nos questionnements et nos expériences avec d’autres collègues. Il est aussi une formidable source d’inspiration.

Jean-Damien Colombeau – Voyez-vous déjà les premiers effets de ce travail ? L’administration se transforme-t-elle ?

Caroline Di Monte – Chaque petit pas pour l’administration est un bond de géant. En quelques mois, les changements ne sont pas flagrants, mais tout de même visibles. Je ressens une fluidité dans les échanges et dans la compréhension des méthodes du design, mais également le besoin de travailler différemment. Les agents avec qui j’ai travaillé se sont familiarisés avec ces nouvelles méthodes et ils se sont également ouverts à de nouveaux modes de faire. De mon point de vue, la ville de Clermont-Ferrand a une forte volonté de transformation – à tous les échelons – avec deux valeurs centrales : le service rendu aux usagers et le bien-être de ses agents. Il reste encore beaucoup à parcourir, mais la volonté est bien présente.

Caroline Di Monte – Quelle est votre vision pour la deuxième année ?

Jean-Damien Colombeau – Il faut poursuivre la dynamique engagée ; nous sommes encore dans la phase de décollage ! Mais il faut être vigilant sur deux points en particulier :

  • le foisonnement peut entraîner l’épuisement, la perte de sens, etc., il faut donc mieux structurer les interventions de la direction. C’est ce que nous souhaitons faire en créant une offre de services, à l’instar d’autres collectivités qui ont des expériences très inspirantes sur le sujet ;
  • la DIP est aujourd’hui un collectif de dix professionnels, aux expertises et parcours très différents. Il faut que chacun puisse s’affirmer encore plus fortement dans ses compétences propres, tout en gardant la cohésion du collectif et la vision d’ensemble. Le cloisonnement des organisations n’attend pas le nombre d’agents…

Jean-Damien Colombeau – Que se passera-t-il en 2023 pour vous ?

Caroline Di Monte – De manière générale, j’ai plusieurs défis individuels à accomplir, pour gagner en confiance dans ma discipline et faire grandir le design à la ville de Clermont-Ferrand. Mais j’aimerais que le design soit intégré à la naissance des projets, dès les premières discussions. Ce processus nous permettrait d’apporter une vraie vision et de coconstruire chaque étape pour réellement évaluer l’impact du design sur les politiques publiques. Pour 2023, j’imagine plusieurs axes de travail :

  • construire collectivement l’offre de service de la DIP ;
  • croiser davantage le volet design et le volet participation et évaluation de la DIP ;
  • prendre part et développer le réseau territorial de design et d’innovation ;
  • continuer les réflexions et le travail avec Dessein public1 ;
  • former et accompagner de jeunes padawans à devenir de super designers intégrés !

Caroline Di Monte – Comment voyez-vous l’évolution du design à la ville de Clermont ?

Jean-Damien Colombeau – C’est très nouveau pour Clermont. Les méthodes du design appliquées aux politiques publiques sont encore peu appréhendées dans l’administration. Mais on peut faire le pari que dans quelques mois, grâce à notre travail, une majorité de nos collègues ne pourra plus revenir en arrière. Indéniablement, nous aurons alors franchi une étape importante.

Je pense aussi que sur le territoire de Clermont, il y a un frémissement intéressant. Les acteurs de l’innovation sont nombreux, mais encore trop isolés dans leurs champs respectifs. Ils expriment pourtant une disponibilité à travailler ensemble, d’autant plus que notre territoire offre une échelle pertinente pour créer des coopérations et qu’il regorge d’acteurs structurants et d’initiatives exemplaires.

Sans aucun doute, la candidature de la ville à la Capitale européenne de la culture en 2028, en fédérant un très large territoire allant de Rodez à Autun, en passant par Saint-Étienne avec la Cité du design, constitue un beau terrain de jeu pour les acteurs de l’innovation publique.

Caroline Di Monte – Une question plus personnelle pour finir : d’où vient votre enthousiasme pour l’innovation ?

Jean-Damien Colombeau – Comme Obélix… je suis tombé dans la potion de l’éducation populaire étant petit. Transformation sociale, émancipation, méthode sont plusieurs ingrédients que je trouve très pertinents pour imaginer de nouveaux modèles, créer les ruptures nécessaires pour relever le défi de notre génération face aux enjeux écologiques et sociaux. Voilà une source de motivation, certes grave et parfois alarmante, mais profondément stimulante.

  1. Blond J., Ferré M., Martin A. et Serrand S., « Designer intégré en collectivité : un métier qui se structure », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 92-97
×

A lire aussi