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Arnaud Bontemps et Prune Helfter-Noah : « Il faut libérer la parole des agents publics »

Le 30 novembre 2021

Haut-fonctionnaires et attachés à la défense du service public, Arnaud Bontemps et Prune Helfter-Noah sont à l’origine, avec une centaine d’autres fonctionnaires et agents publics, de la création au début de l’année 2021 de Nos services publics. Ni think tank, ni syndicat, c’est un collectif qui s’est fixé pour objectif de reprendre la parole pour redonner du sens et documenter la fabrique de l’action publique. Ce collectif a publié en juillet 2021 un Guide du devoir de réserve et de la liberté d’expression des agents publics dont l’objectif est d’inciter les fonctionnaires, qui sont souvent bien placés dans les administrations pour comprendre les besoins des usagers, à prendre la parole pour faire avancer le débat public et améliorer l’administration.

Arnaud Beautemps

Arnaud Beautemps

Quelles sont les missions du collectif Nos services publics ?

Arnaud Bontemps – Le collectif s’est créé sur le constat, partagé par une centaine de fonctionnaires, agents publics et contractuel·les, d’une perte de sens fréquente de nos métiers. Pourtant, cette perte de sens – qui résulte d’une baisse de moyens, d’une hiérarchie trop pesante, d’injonctions contradictoires, d’une absence de dialogue, etc. – n’est pas une fatalité. Nous avons décidé d’arrêter de subir cette perte de sens. Nous pensons que nous avons un rôle à jouer avec notre point de vue de l’intérieur du système pour redonner au service public toute la place, la signification et l’impact qui font que nous nous y sommes engagé·es.

Prune Helfter-Noah – Je tiens à préciser que notre collectif est aujourd’hui représentatif des différents métiers de la fonction publique : directeurs d’hôpitaux, administrateurs civils, attachés, magistrats, contractuels, agents dans la fonction publique territoriale ou de la sécurité sociale, etc. Notre collectif est animé par des fonctionnaires et des contractuels issus des trois fonctions publiques et même au-delà.

Arnaud Bontemps – Lors du lancement du collectif, nous avons même été surpris par l’ampleur du succès : près de 500 à 600 personnes nous ont rejoint dès les premières semaines ! Comme le disait Prune, notre collectif est ouvert à tout le monde et c’est ce qui en fait la richesse : agents, chercheurs, consultants, etc. On souhaite ouvrir nos portes, élargir nos horizons et travailler avec tous les acteurs de la sphère publique : nous ne sommes pas tout seuls à penser que ça ne tourne pas rond dans la fonction publique !

Quelle est votre feuille de route et quels sont vos premiers travaux publiés ?

Arnaud Bontemps – Notre objectif est de décloisonner les professions, les métiers, les fonctions et les statuts. Avec une particularité : nous allons là où nous avons l’énergie d’aller, envie de s’investir, notre feuille de route n’est pas fixée à l’avance. Nous avons publié une première note en avril 2021 sur l’externalisation dans les services publics1 qui a rencontré un large écho. C’est clairement un chantier à poursuivre : ses implications sont fortes notamment en termes de perte de compétences dans les services publics. La responsabilité des agents publics, les rapports entre politique et administration sont deux autres chantiers sur lesquels nous planchons en ce moment. Ce sont deux sujets de fond qui réinterrogent la place des agents dans le fonctionnement des services publics, dans le contexte de 2022 marqué par les élections présidentielles.

Prune Helfter-Noah – Nous travaillons aussi sur la question de la crise sanitaire : après une note publiée en mai 2021 sur les difficultés de la politique vaccinale pour toucher les plus fragiles2, nous sommes en train de travailler à une démarche de retour d’expérience (RETEX) sur la gestion de la crise.

« 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir ? », c’est le titre de votre note sur le poids grandissant de l’externalisation des services publics… Quelles sont vos principales conclusions ?

Prune Helfter-Noah

Prune Helfter-Noah

Prune Helfter-Noah – L’externalisation des services publics est un thème porteur, notre note a eu un écho important car elle pose les bonnes questions et remet à plat le sujet de la sous-traitance dans les services publics. Le recours croissant à des prestataires privés pour réaliser des missions de service public est devenu aujourd’hui un impensé et un automatisme au plus haut niveau de l’État. Il faut se demander si dans tel ou tel cas, il est rationnel et dans l’intérêt du public, de l’État, des collectivités, d’avoir systématiquement recours à l’externalisation. Nous souhaitons simplement remettre en question ce postulat qu’avoir recours à un prestataire privé est forcément mieux en termes de qualité et de coût que de faire appel aux ressources internes dans les administrations. Dans la majorité des cas, ce n’est pas vrai ! Ce travail de réflexion que nous menons au sein de notre collectif est un préalable nécessaire pour repositionner le débat sur l’externalisation dans une perspective historique avec une vraie démarche pour proposer un chiffrage de l’externalisation.

Arnaud Bontemps – Le recours à l’externalisation peut aujourd’hui être estimé a minima à la somme de 160 Md€, soit l’équivalent du quart du budget de l’État. Ce chiffrage montre la diversité, la réalité et l’importance de cette pratique : lorsqu’on parle d’externalisation, il faut inclure les délégations de services publics (120 Md€), mais aussi les marchés de prestations de l’État et des hôpitaux, des collectivités territoriales, ou encore des entreprises publiques (40 Md€ au total). Il faut comprendre, par exemple, que la politique vaccinale de l’État confiée à des cabinets de conseil3, abondamment traitée dans les médias, n’est en fait que la partie émergée de l’iceberg : elle ne représente en effet que… 0,01 % du total !

Vous avez publié en juillet 2021 le Guide du devoir de réserve et de la liberté d’expression des agents publics. Pourquoi est-ce que vous vous êtes intéressé·es au devoir de réserve et à la liberté d’expression ?

Prune Helfter-Noah – Le devoir de réserve occupe nos réflexions depuis un certain temps. J’ai même publié en janvier 2019 une tribune dans Libération sur cette question, intitulée « Les enseignants doivent-ils pouvoir critiquer librement le Gouvernement ? » 4. Quant à Arnaud, il a co-écrit avec Grégory Rzepski un article dans Le Monde diplomatique, « Devoir de réserve, un effet d’intimidation » 5.

Notre sentiment partagé, c’est qu’il existe une chape de plomb sur la liberté d’expression des agents à l’intérieur même des administrations en raison d’un usage qui peut parfois être détourné du fameux devoir de réserve. Un usage abusif qui peut parfois porter préjudice aux agents et à l’institution. Très concrètement, pour les agents qui ont envie de faire bouger les lignes ou dénoncer des dysfonctionnements, il y a toujours le risque de se retrouver, lorsqu’on prend la parole, confronté un jour à une sanction de sa hiérarchie. L’objectif de ce guide est de leur donner des éléments de définition et d’explication sur le devoir de réserve, les différences entre le devoir de réserve, le devoir de neutralité et la liberté d’opinion, et leur fournir des arguments et des armes pour s’exprimer.

Nous avons souhaité avec ce guide réaliser un travail de définition important car le devoir de réserve bride trop souvent les agents publics notamment dans l’expression de leur désaccord auprès de leurs collègues. Le devoir de réserve est trop souvent une notion à géométrie variable et il existe une grande variabilité – au risque de l’illisibilité – dans l’application du devoir de réserve. Le devoir de réserve est une obligation légale pour certaines catégories de fonctionnaires (forces de l’ordre, magistrats, etc.), et certains d’entre eux sont soumis à des obligations supplémentaires – c’est notamment le cas des militaires. Pour les autres fonctionnaires, le devoir de réserve est une notion exclusivement jurisprudentielle, une exception, limitée, au principe général de liberté d’opinion des fonctionnaires et contractuel·les en dehors de leurs fonctions. Cette liberté d’opinion ouvre toutes sortes de droits aux citoyennes et citoyens travaillant pour l’administration : s’engager dans une association, un syndicat ou un parti politique, militer activement, etc.

Arnaud Bontemps – L’objectif de ce guide est clairement de libérer la parole des agents qui est, selon nous, d’utilité publique ! Ce sont les premiers à constater les dysfonctionnements de l’administration, ce sont eux qui ont « les mains dans le cambouis » et ils peuvent apporter un point de vue important sur les problèmes rencontrés par les usagers. La libération de la parole des fonctionnaires nous semble donc un élément démocratique indispensable pour un meilleur fonctionnement de l’administration. Il y a encore trop souvent un décalage important entre ce qui est dit par les responsables politiques et ce qui est perçu par les citoyens, accentuant la défiance dans les institutions. Les fonctionnaires peuvent apporter des éléments d’explication, d’analyse et des solutions grâce à une prise de parole plus fine, plus pertinente, plus pragmatique. La libération de la parole peut contribuer à améliorer les services publics !

Le devoir de réserve peut-il être considéré comme un frein à l’innovation publique ?

Arnaud Bontemps – L’idée même d’« innovation publique », même si elle permet de prendre davantage en considération la parole des agents et des usagers pour construire différemment l’action publique, conduit à se concentrer trop souvent sur des marges, des endroits trop petits et trop limités pour changer les choses en profondeur. Que ce soit sur l’externalisation, le devoir de réserve ou encore la politique vaccinale, que nous avons évoquée au début de cet entretien, les problèmes rencontrés sont bien plus structurels. Je pense qu’il est indispensable de compléter cette démarche d’innovation publique par une action collective sur les dysfonctionnements plus profonds, récurrents de l’administration.

Prune Helfter-Noah – La question de l’innovation est actuellement très en vogue, je me souviens que nous avions des sessions régulières à l’ENA sur le sujet. Il y a une survalorisation de l’innovation publique, souvent décorrélée des objectifs. La véritable innovation consisterait à donner vraiment la parole aux agents et fonctionnaires, qui sont les mieux placés pour améliorer, avec les usagers et citoyens, les politiques publiques.

L’essentiel à retenir du guide

  • Le principe général pour un agent public en dehors de ses fonctions est la liberté d’opinion, qui ouvre une très large palette de droits en tant que citoyen ou citoyenne ;
  • L’expression publique des fonctionnaires et contractuel·les s’exerce dans le respect du devoir de discrétion qui s’impose aux informations dont ils ou elles ont connaissance dans le cadre de leurs fonctions, ainsi que dans le cadre général de la liberté d’expression (interdiction de l’incitation à la haine, à la violence, etc.) ;
  • Le devoir de réserve s’applique uniquement aux propos tenus en dehors de nos fonctions, jamais à ceux tenus dans l’exercice du cadre professionnel où la règle est celle de la neutralité ;
  • Il est une exception, limitée, au principe légal de liberté d’opinion, qui a une valeur supérieure au devoir de réserve. Il est synonyme de « modération » des propos publicisés des agents publics en dehors de l’exercice de leurs fonctions ;
  • Le devoir de réserve est apprécié en premier lieu par la hiérarchie, et rentre dans le cadre disciplinaire. Autrement dit, tout propos qui ne sera pas relevé par la hiérarchie ou qui ne pourra faire l’objet d’une sanction disciplinaire est par principe autorisé ;
  • C’est une construction essentiellement jurisprudentielle, c’est-à-dire que son périmètre dépend de l’interprétation qu’en donnera ex post la ou le juge administratif, qui est variable ;
  • L’obligation de réserve est plus stricte pour les fonctionnaires ou contractuel·les occupant des responsabilités importantes ou exerçant dans des domaines dits « régaliens ». Elle est également appréciée plus strictement lorsque les propos font l’objet d’une publicité particulière ;
  • Elle est plus faible pour les agents exerçant des responsabilités syndicales, dans l’exercice de ces fonctions ;
  • La première des protections pour la prise de parole reste et restera le collectif. Parlez à vos collègues, syndiqué·es ou non, et parlez ensemble ! ;
  • En cas de procédure enclenchée pour « manquement » au devoir de réserve par l’autorité hiérarchique, un très grand nombre de voies de recours sont disponibles. N’hésitez pas à vous faire assister par un ou une avocat·e et/ou un syndicat ;
  • La parole des agents publics est d’utilité publique : prenons-la !
  1. 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir, note no 1, avr. 2021.
  2. L’intendance suivra… Comment la campagne de vaccination anti-covid-19 laisse 20 % de la population de côté, note no 2, mai 2021.
  3. Krugg F., « McKinsey, un cabinet dans les pas d’Emmanuel Macron », Le Monde 5 févr. 2021.
  4. Helfter-Noah P., « Les enseignants doivent-ils pouvoir critiquer librement le gouvernement ? », Libération 29 janv. 2019.
  5. Bontemps A. et Rzepski G., « Devoir de réserve, un effet d’intimidation », Le Monde diplomatique nov. 2020.
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